"Des anges mineurs", d'Antoine Volodine
VOLODINE (Antoine), Des anges mineurs, Paris, Seuil, coll. Points, [1999] 2001, 217 p.
Le 1er octobre qui vient, l’indispensable librairie Charybde reçoit Antoine Volodine, et c’est quand même la classe. Du coup, j’ai eu envie de me lancer dans un petit cycle post-exotique, dans la mesure où je ne connais finalement que très peu cet auteur hors-normes ; je n’en avais après tout jusqu’à présent lu (sous le nom d’Antoine Volodine en tout cas…) que les quatre premiers romans, en leur temps publiés en science-fictionnie dans la défunte collection « Présence du Futur » (l’auteur faisait partie du groupe Limite), puis repris dans un omnibus en « Des heures durant », et aujourd’hui semble-t-il introuvables. Ce premier contact ne m’avait pas laissé de marbre, c’est rien de le dire ; mais il m’avait confronté à un terrible problème : si j’avais adoré (oh que oui), je ne savais absolument pas comment en parler, ni même dire au juste de quoi ça parlait…
Problème que j’avais déjà rencontré auparavant avec le très volodinien et parfaitement indispensable Yama Loka terminus de Léo Henry & Jacques Mucchielli, premier tome de leur cycle consacré à Yirminadingrad. Les deux auteurs, zélés propagandistes, n’avaient pas manqué de me recommander la lecture de Volodine, à bien des égards une figure tutélaire de ce premier recueil, avec un J.G. Ballard et quelques autres tout aussi admirables. Si je me souviens bien – mais du temps a passé, je dis peut-être des bêtises –, ils m’avaient notamment vanté Des anges mineurs, que j’avais acquis immédiatement mais qui était resté à prendre la poussière dans ma pile à lire, ainsi que Dondog et Bardo or not Bardo (tous trois disponibles en « Points »). Si j’ai découvert l’auteur par d’autres romans (donc), ces titres me sont restés derrière l’oreille, et il est bien temps aujourd’hui de leur faire un sort.
Bref. J’ai (enfin) lu Des anges mineurs (en son temps récompensé par plusieurs prix, c’est aussi mérité qu’étonnant). Et, après avoir un peu patiné sur les premières pages, j’ai adoré. En fait d’introduction à l’auteur, disons-le tout net, ce livre n’est pas vraiment d’un abord aisé. On se prend tout un univers dans la gueule, sans véritable préambule, et, si ça produit indéniablement son effet, si l’on est bien vite séduit par la plume de l’auteur et les « enfers fabuleux » qu’il nous dépeint, on peut néanmoins s’y noyer, pour le meilleur et pour le pire, et l’on peut même être tenté de dire (ce fut mon cas, j’en connais d’autres) qu’on n’y comprend pas grand-chose, et sans doute que c’est quand même un peu frustrant. Mais, passée la moitié environ du « roman », les pièces du puzzle s’assemblent en une étrange et belle épiphanie, ou apocalypse, comme vous voudrez ; non, on ne comprend certainement pas tout, et l’on passe sans doute à côté de bien des choses essentielles (le jeu des contraintes, notamment, qui se devine sans se montrer écrasant), mais on a le sentiment – et quand je dis « on », je veux essentiellement dire moi, Nébal – de mettre le doigt sur quelque chose de fondamental, et l’effort accompli jusqu’à présent (si tant est que l’on doive parler d’effort) se trouve amplement récompensé.
Ces quarante-neuf « narrats étranges », semble-t-il dus à Will Scheidmann, l’homme providentiel créé par des vieilles immortelles pour parfaire la révolution égalitariste, mais qui a finalement rétabli le capitalisme, et dont le procès puis l’exécution s’étirent sur des années, constituant le véritable (ou le plus visible…) fil rouge du livre, nous décrivent un avenir cataclysmique, quelque part entre une Union soviétique grisâtre, ressuscitée pour mieux déchoir, et une Mongolie martienne, un futur d’après l’histoire déserté de l’humanité, réduite à quelques dizaines d’individus qui ne meurent pas. Chaque narrat se voit attribuer un numéro et un nom, formant ainsi une litanie de victimes et bourreaux tout droit sortis des camps, voyageurs, écrivains, chamans, etc., errant dans le presque-néant, et témoignant, à leur façon, d’un monde absurde en train de périr. Le temps s’étire sur des siècles, on ne sait trop s’il s’agit d’une action lente ou d’une inaction éternelle. Et les récits s’organisent, qui voient passer d’un bout à l’autre du monde tous ces noms issus de listes, parfois à peine entraperçus, parfois centraux ; des hommes, des femmes plus encore ; des animaux, aussi. Quarante-neuf icônes d’une réalité qui se délite, traversée de fulgurances et d’improbabilités, de rencontres hasardeuses et d’occasions manquées, dans une atmosphère, aurais-je envie de dire (pardon), de « surréalisme socialiste ». L’histoire d’une révolution qui a échoué – le grand mouvement égalitariste, beau et violent, condamné d’avance, malgré un succès temporaire – et d’un simulacre, d’une farce à la façon dont Marx qualifiait, dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, les événements de 1848 : l’insurrection des vieilles de la pension du Blé-Moucheté, ces immortelles qui ont suscité le petit-fils idéal, et qui, juges et bourreaux, l’ont collé à un poteau au cœur de la steppe, afin qu’il entonne lui-même le réquisitoire autocritique le condamnant à mort… mais qui a tant de choses à dire.
Les « narrats étranges » oscillent ainsi entre politique et poésie – sans doute parce qu’au fond c’est, ou cela devrait être, la même chose. Mais cela dépasse probablement en bonne part la compréhension ; l’œuvre, dont on pourrait craindre une certaine froideur, intellectuelle, mécanique, industrielle (ou post tout ça, en plus de l’exotisme), touche finalement au cœur, chargée d’émotions inqualifiables, et d’autant plus belles et fortes. On a (trop ?) souvent opposé, en science-fiction, littérature d’idées et littérature d’images ; nous avons ici les deux, avec ces quarante-neuf anges mineurs, beaux comme des friches industrielles.
Et nous avons – je ne peux pas m’empêcher de conclure là-dessus, même si d’aucuns, sans doute, pourraient y voir un vulgaire troll – de l’excellente science-fiction. Le meilleur, à vrai dire, de la science-fiction française, à des années-lumière de la médiocrité du tout-venant qu’on nous refile au quotidien (médiocrité qui a ses exceptions, certes, mais rares, comme de juste). Il y a une continuité nette entre l’œuvre de Volodine estampillée Limite et les œuvres qui y ont succédé en « blanche ». Et il est à vrai dire d’autant plus éloquent et regrettable que cette excellence se retrouve exilée en dehors des collections de genre. C’est sans doute mieux pour l’auteur, qui touche ainsi un plus large public, c’est probable. Mais, quand bien même la question de l’étiquette me passionne de moins en moins (voire m’horripile carrément), je ne peux m’empêcher de me dire que cette situation bien particulière est symptomatique d’un triste problème inhérent, peut-être au genre, peut-être à sa perception en France, de l’intérieur comme de l’extérieur. Attention : je ne dis pas que la science-fiction française devrait être ainsi (elle ne doit rien du tout, et il y a de la place pour bien des approches du genre), mais je prétends qu’elle pourrait se le permettre plus souvent, et que cela serait mieux pour tout le monde. Mais voilà : lors d’un récent sondage à la con sur « les auteurs de SF français préférés », Antoine Volodine ne figurait même pas dans la liste… ce qui, à mon sens, est bien plus absurde que les narrats les plus improbables de Des anges mineurs. Parce que l’auteur, en l’occurrence, pour le peu que j’en ai lu, écrase de toute sa puissance brute la masse informe que je n’oserais même pas qualifier de concurrence, quand bien même ce ne serait que pour blaguer.
Citons, en instrumentalisant peut-être (je ferai mon autocritique sur le poteau) :
« La Troisième Chanson golde n'avait été interprétée nulle part depuis qu'elle avait été écrite, deux cent quatre-vingt-un ans auparavant. Naïsso Baldakchan errait encore dans les songes de quelques individus isolés, souvent des femmes, des femmes très âgées, mais personne ne se donnait le travail de déchiffrer ses partitions, décrétées une fois pour toutes trop subtilement ou trop brutalement éloignées de ce qu'attend l'oreille humaine, à supposer que l'oreille humaine attende quelque chose. Pendant près de deux siècles, aucun cahier signé Naïsso Baldakchan n'avait été placé sur quelque pupitre que ce fût. Ensuite, les violonistes, altistes et violoncellistes avaient totalement disparu de la surface du globe. Pour entendre les Sept Chansons goldes, il fallait maintenant patienter jusqu'à ce qu'advînt un sommeil favorable. On pouvait alors constater que l'ostracisme dans lequel on avait tenu Baldakchan n'avait pas la moindre racine objective. Les harmonies de Baldakchan ne contenaient aucune brutalité, ses mélodies n'avaient rien de vilainement intellectuel. Elles étaient terriblement émouvantes. Il est vrai que désormais les auditeurs qui jugeaient Baldakchan correspondaient mieux au public parfait tel qu'il l'avait toujours imaginé quand il composait : des loups vivants, des immortelles pluricentenaires, des loups morts. »
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