"Eloge de l'oisiveté", de Bertrand Russell
RUSSELL (Bertrand), Éloge de l’oisiveté, [In Praise Of Idleness], traduit de l’anglais par Michel Parmentier, Paris, Allia, [1932, 2002] 7e éd. 2010, 38 p.
Eh oui, après tout récemment Pourquoi je ne suis pas chrétien, voici un autre (tout petit) essai de Bertrand Russell, sur une question qui m’est chère. Le titre me bottait bien, en effet. À placer de toute évidence à côté du Droit à la paresse de Lafargue (que j’ai lu et relu il y a de cela un bail, puis prêté à un fourbe dont le nom m’échappe, qui ne me l’a jamais rendu ; on ne devrait jamais prêter les livres…), et, à en croire le rabat, d’un certain nombre d’autres petits volumes également alléchants, qu’il faudra que j’essaye de me procurer : Le Paresseux de Samuel Johnson, La Paresse comme vérité effective de l’homme de Kazimir Malevitch, L’Apologie de la paresse de Clément Pansaers, et Une apologie des oisifs de Robert Louis Stevenson.
Le fait est que, si je ne suis oisif que par défaut, je suis bel et bien paresseux. Je plaide coupable, puisque c’est là un grand mal à en croire nos bonnes âmes. À droite comme à gauche, on a en effet placé le travail parmi les plus importantes des vertus. D’Adam qui doit gagner son pain à la sueur de son front pour avoir croqué dans une pomme à la compétitivité et au carriérisme mêlé de patriotisme d’entreprise chers aux néo-classiques (sans même parler de l’ignoble « Travailler plus pour gagner plus » de Sarko), en passant par le « Vivre libre en travaillant ou mourir en combattant » des Canuts, l’apologie du travail contre le Kapital des marxistes, le droit au travail des législations sociales, le stakhanovisme des Stals et le « Travail, famille, patrie » du Maréchal (trois cibles toutes désignées pour ma colère), tous ou presque ont fait du travail un horizon indépassable (je parle bien évidemment de notre monde occidental et judéo-chrétien avant tout, c’est parfois plus complexe ailleurs ; mais il semblerait bien que cet éloge du travail aille de pair avec la « civilisation », ce qui m’a toujours paru particulièrement absurde). Il ne s’en est trouvé que quelques-uns pour aller à contre-courant, et oser dire, les fous, les hétérodoxes, que l’homme avait autre chose à foutre de sa vie que de travailler. Ce qui me paraît pourtant une vérité élémentaire, une évidence frappée au coin du « bon sens » (je déteste cette expression, mais je n’en vois pas de meilleure ici), et en tant que telle, à vrai dire, quelque peu rétive à la démonstration.
Bertrand Russell était donc de ceux-là, et a livré dans ce petit texte débordant d’humour son opinion sur la question, tapant à droite comme à gauche (il n’épargne certes pas l’Union soviétique, c’est rien de le dire). Quand on lui dit que « l’oisiveté est la mère de tous les vices », il répond en gros : « And my ass, is it some chicken ? » On connaît en effet l’adage, mais on en cherchera en vain la preuve. Et Russell, comme Lafargue avant lui, de prôner une réduction drastique de la durée du travail, à quatre heures par jour (on est bien loin des 35 heures qui font déjà frémir les bien-pensants…).
S’il commence par favoriser le travail contre l’épargne, dans une logique assez keynésienne dans un sens – puisque l’idée est que l’on néglige trop la consommation par rapport à la production, seul horizon des économistes classiques et néo-classiques –, ce n’est pas pour aboutir à une défense du travail comme absolu. Reprenant avec le sourire aux lèvres l’exemple classique de la fabrique d’épingles popularisé par Adam Smith, il montre ce qu’a d’absurde l’accroissement incessant de la production : oui, certes, la division du travail permet de produire plus d’épingles, mais a-t-on besoin de plus d’épingles pour autant ?
Le fait est que « l’idée que les pauvres puissent avoir des loisirs a toujours choqué les riches ». D’où cet enchaînement de contraintes, et l’asservissement du pauvre au Dieu Travail. Le salariat, à cet égard, ne vaut guère mieux que l’esclavage. Il y a pourtant des oisifs, dans notre société, mais ils sont de deux sortes : les riches qui n’ont pas besoin de travailler – et colportent, eux les premiers, les préjugés sur la question –, et les pauvres qui n’en ont pas envie. Les premiers, parce qu’ils sont riches, méritent semble-t-il tous les éloges ; les seconds sont à l’évidence destinés à l’ivrognerie, etc. Bêtise ! Pourquoi le loisir serait-il en tant que tel un mal ?
Surtout, à vrai dire – notre philosophe est tout de même un moraliste –, si ce loisir (l’otium plus que « l’oisiveté », ce dernier terme, adopté dans la traduction, est connoté, ce qui est révélateur en soi) est bien employé (si j’ose dire), notamment dans le sens de l’éducation, de la culture et de la science. Russell ne se fait pas l’apologue des branleurs (alors que moi, si, volontiers, merci), mais bien davantage, dans une perspective utilitariste détournée de la seule économie, du loisir « constructif ». Ce en quoi je trouve qu’il s’arrête quelque peu au milieu de sa démonstration (et se montre du coup moins enthousiasmant qu’un Lafargue, dans mon souvenir en tout cas), peut-être de crainte, malgré tout, d’aboutir bien malgré lui à cette « oisiveté mère de tous les vices » qu’il fustigeait en introduction. Chassez le naturel…
Reste néanmoins l’idée que le bonheur, individuel comme collectif, doit primer sur les supposés impératifs de la production. Non, nous dit Russell, on n’est pas heureux en travaillant (ou alors prouvez-le, globalement s’entend). Celui-ci est une contrainte ; une nécessité, sans doute, mais fâcheuse, et qu’il s’agit de considérer comme telle, en l’abaissant au minimum inévitable, ce que nous permet la modernité. C’est déjà bien.
Quant à moi, si j’approuve sans réserve le message du philosophe – et apprécie à sa juste mesure son humour –, j’aurais bien envie d’aller plus loin, de chanter « Sois fainéant » avec Coluche : « Gagner ta vie ne vaut pas l’coup, attendu que tu l’as déjà. » Oui, on a autre chose à foutre que de travailler : s’instruire, comme le souhaite Russell, oui ; participer à la vie de la Cité aussi, sans doute (il rappelle l’exemple grec, certes fondé sur l’esclavage) ; mais aussi se réjouir du plaisir où qu’on le trouve (j’admets être un abject hédoniste), dans le loisir « pur », ou même la glande assumée.
Laissez-moi donc rêver d’une utopie à la Lafargue, d’une véritable « civilisation des loisirs », où le travail serait enfin (ou de nouveau) ramené à sa juste place.
Sur ce, je retourne me coucher.
…
Ou « travailler ». Ou chercher du boulot.
Monde de merde…
Commenter cet article