Fantômes du cinéma japonais, de Stéphane du Mesnildot
MESNILDOT (Stéphane du), Fantômes du cinéma japonais : les métamorphoses de Sadako, Pertuis, Rouge profond, coll. Raccords, 2011, 222 p.
« Depuis combien d’années n’avais-je pas eu peur comme cela au cinéma ?
« Avant d’éteindre la lumière et de m’endormir, j’ai regardé avec un peu d’inquiétude l’écran de la télévision qui ressemblait à un œil sombre et malveillant. J’ai pensé à ces fenêtres, noires et bombées, qu’on appelle « œil de sorcière ». Quel monde inversé, négatif, se cachait de l’autre côté de la surface du verre ? Là, d’autres images se tramaient, qui n’appartenaient pas au monde des vivants ; y avoir accès, ne serait-ce qu’un bref instant, signerait notre arrêt de mort.
« J’ai essayé de ne pas penser à la fille aux longs cheveux tombant sur le visage, à sa robe salie et à son œil retourné. Mais dans l’obscurité, avant de fermer les yeux, j’y ai pensé quand même.
« Cette nuit-là, j’ai fait un cauchemar. »
…
Ben tout pareil, mon bon monsieur.
Je m’en souviens comme si c’était hier (mais, quand je repense maintenant à la date de l’événement, je me rends compte que, et ça me file un coup de vieux…). Avec le citoyen Captain Spalding, nous avons consacré une après-midi – lumineuse, pourtant, mais peu importe au final – à découvrir dans la foulée Ring et Ring 2 de Hideo Nakata. Et cette expérience m’a proprement traumatisé. Quand la séance fut finie, je savais d’ores et déjà que je venais de voir d’excellents films d’horreur. J’avais été fasciné par certaines séquences – évidemment, en tout premier lieu, celle de la cassette vidéo maudite dans le premier opus, énorme moment de grand cinéma – et par la somptueuse bande son et, même si je n’avais pas forcément frissonné tant que ça sur le moment (encore que : la scène du miroir à l’hôtel dans Ring 2, notamment…), mais je suis généralement assez endurant en la matière, je savais que Sadako, cet archétype de la petite-fille-aux-cheveux-sales-qui-lui-tombent-sur-la-gueule, qui a fait des ravages depuis mais que je n’avais encore jamais rencontré jusqu’alors, allait me hanter, et pour un bon moment.
Ça n’a pas manqué. La nuit même, hop : cauchemar. Et jamais un film d’horreur ne m’avait fait cauchemarder (et il n’y en a pas eu d’autres depuis, d’ailleurs)… Maintenant que j’y repense, mes seuls cauchemars antérieurs aussi troublants en terme de terreur pure provenaient d’une émission pourrie, genre Mystères, vue quand j’étais tout gamin, avec un « reportage » (aha) sur les morts apparaissant dans la « neige » d’écrans de télévision… Étrange coïncidence…
Et Sadako est revenue, bien des fois.
Flash-back. À l’époque, ma copine se levait souvent plus tôt que moi ; elle allumait brièvement la lumière, forcément, le temps d’aller prendre une douche et de se préparer. Moi, comme la grosse larve que je suis, je restais généralement au pieu un peu plus longtemps, profitant de ma liberté estudiantine. Mais voilà : il y avait une télévision dans la chambre. Et la lumière, aussi brève fut-elle, imprimait l’écran plongé autrement dans le noir le plus total. Dans un demi-sommeil, je ne pouvais m’empêcher de me focaliser sur cette tache grisâtre dans l’obscurité ambiante. Et, le temps que je me réveille véritablement, Sadako sortait immanquablement du poste pour m’apporter sa malédiction.
J’en ai fait des cauchemars pendant des semaines.
Jamais, ô grand jamais, un film d’horreur ne m’avait fait cet effet.
Je venais de découvrir, sans en être encore tout à fait conscient, un nouveau pan du cinéma fantastique : la J-horror à son heure de gloire. Celle-ci fut brève, mais marqua durablement le genre. Et Ring fut à n’en pas douter son apothéose ; d’où le sous-titre de l’ouvrage de Stéphane du Mesnildot, ouvrage recommandé par le Visage Vert lors de sa session « libraire d’un soir » à Charybde, et plébiscité depuis par une autre connaissance, en plein dans l’horreur nippone sous toutes ses formes. Je ne pouvais évidemment pas passer à côté de ce livre assez court, mais très riche, d’une érudition qui ne fait vite aucun doute, et doté qui plus est d’une iconographie abondante.
J’ai eu l’idée un peu perverse de le lire – l’espace d’une nuit, en gros – en écoutant en boucle l’extraordinaire bande originale composée par Kenji Kawai pour le chef-d’œuvre incontesté de Nakata, Dark Water. Mais, au bout d’un moment, j’ai coupé le son : cette simple lecture, dans ces conditions, me faisait un effet atroce, j’étais tassé de cinq centimètres, j’avais la chair de poule, et je guettais les recoins ombrés de mon petit appartement, zyeutant régulièrement avec une inquiétude indicible les reflets du miroir de la salle d’eaux de crainte que quelque chose en surgisse, et n’étant guère plus rassuré par l’écran de mon ordinateur, sans parler des gouttes d’eau tombant régulièrement du cumulus… Mais le pire, dans tout ça, c’est que, même sans la bande son, j’ai continué à frissonner, la faute au texte, mais plus encore aux photographies qui l’émaillent, pourtant toujours très sobres, et par-là même très représentatives de cette horreur si particulière : derrière les lycéennes souriantes et fort kawaï, une main qui ne devrait pas être là ; une silhouette floutée aux longs cheveux noirs ; une femme avançant inéluctablement vers le spectateur fasciné, etc.
Qu’on se le dise : ce livre fait peur. Brrr…
Si l’essai de Stéphane du Mesnildot est centré sur la J-horror des années 1990 et 2000, il ne manque bien évidemment pas de se pencher sur ses origines comme sur sa postérité. Nous commençons donc par nous intéresser aux fantômes japonais dans la littérature et les arts picturaux, dans le théâtre nô et kabuki, dans le kaidan eiga « traditionnel » d’avant la crise des studios (j’avais oublié, au passage, que les Contes de la lune vague après la pluie de Kenji Mizoguchi pouvaient s’y rattacher), dans les mangas pour jeunes filles, dans les légendes urbaines…
Mais la révolution survint bien dans les années 1990, avec une série de films d’abord destinés directement au marché vidéo puis, seulement après, au grand écran. Et la J-horror fut alors théorisée – on parle de « théorie Konaka » (l’expression est de Kiyoshi Kurosawa, dont j’ai adoré Cure, bien aimé Charisma, mais été plutôt déçu par Kaïro ; je regarde en principe prochainement Séance, je vous en dirai probablement des nouvelles), en référence au scénariste Chiaki J. Konaka, qui a à bien des égards fondé le genre. Je résume :
« La terreur se construit par étapes… Pas besoin de partager les sentiments du héros… La fatalité ne fait pas peur… L’unité des informations fait peur… Les personnages ne doivent pas mourir au cours de l’histoire [N.B. : dans les films basés sur une « histoire vraie »]… L’utilisation des icônes… Les médiums et exorcistes ne doivent pas être traités en héros… Les scènes de surprise sont des alibis… Ne pas introduire le point de vue du fantôme… Comment un fantôme peut-il avoir l’air terrifiant ?… Ne pas montrer un fantôme et une personne réelle sur le même plan… Les fantômes ne parlent pas… L’image d’un personnage terrorisé crée la terreur… Ce qui fait vraiment peur, ce sont les fantômes… »
Bien entendu, tout ceci ne doit pas être pris au pied de la lettre, comme un « dogme » immuable : les plus belles réussites de la J-horror ont multiplié les entorses à cette « charte ». Néanmoins, il s’agit là de principes fondateurs d’un genre, que l’on retrouve régulièrement.
Les plus célèbres films de la J-horror sont ensuite longuement disséqués (Ring au premier chef, comme de juste : les romans plutôt axés SF de Kôji Suzuki, les films de Nakata, mais il y eut aussi d’autres adaptations), mais les œuvres moins connues – et, j’imagine, pour beaucoup d’entre elles indisponibles de par chez nous… – ne sont pas négligées pour autant. L’ensemble constitue un essai fascinant, à l’occasion subtil dans l’analyse, et plus que séduisant ; j’ai envie de voir (ou revoir) plein de films, moi, du coup…
L’ouvrage se poursuit – assez logiquement, en fait, même si j’ai redouté tout d’abord le hors-sujet – sur la postérité extra-nippone de la J-horror : tout d’abord, la K-horror coréenne, que j’avoue ne pas vraiment connaître (je n’ai vu et apprécié que Into The Mirror de Kinm Sung-ho – je ne range pas Old Boy de Park Chan-wook dans cette catégorie –, mais il va falloir que je creuse ça ; je crois me souvenir qu’on m’avait dit du bien de Deux Sœurs…), mais qui semble notamment intéressante pour son contenu social et politique ; ensuite, les « adaptations » américaines, dont le principe même me fait grincer des dents, mais qu’il fallait sans doute étudier ici, effectivement (je n’ai vu que The Grudge, énième variation de Takashi Shimizu lui-même sur Ju-on, qui ne m’avait pas vraiment convaincu, mais, suite à la lecture de cet ouvrage, je me tenterais bien la « série » dans son ensemble ; peut-être un jour me risquerai-je également au Cercle 2 de Nakata himself, mais j’avoue que j’en ai un peu peur – pas pour les bonnes raisons…).
Restent enfin de passionnants entretiens avec les grandes figures de la J-horror : Chiaki J. Konaka, Norio Tsuruta, Hideo Nakata, Hiroshi Takahashi, Takashi Shimizu, Kiyoshi Kurosawa, auxquels il faut rajouter le Coréen Ahn Byeong-ki.
La J-horror, aujourd’hui, a sans doute été victime de son succès, et la petite-fille-aux-cheveux-sales-qui-lui-tombent-sur-la-gueule ne nous fait plus autant peur, tant elle a été utilisée de toutes parts, et souvent par des gens bien moins talentueux que Nakata. Mais elle a constitué une sorte « d’âge d’or » du cinéma fantastique japonais, et a redéfini les codes de l’épouvante cinématographique dans son ensemble. Et son étude est à tous les égards des plus intéressante.
Bref : un ouvrage passionnant (et effrayant…), qui dresse un panorama enthousiasmant des films de fantômes japonais, et donne sacrément envie d’en découvrir davantage. Mission accomplie, donc. Merci aux gens qui me l’ont recommandé pour les doux frissons qu’il m’a procurés…
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