"Ferdière, psychiatre d'Antonin Artaud", d'Emmanuel Venet
VENET (Emmanuel), Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, Lagrasse, Verdier, 2006, 42 p.
Où l’on continue dans les tout petits bouquins. Et cette fois avec une étonnante rencontre de pur hasard. En effet, a priori, rien ne me destinait à lire du Emmanuel Venet ; à vrai dire, la présentation de ses livres – en l’occurrence Précis de médecine imaginaire, celui-ci et Rien, tous trois chez Verdier – me faisait même un peu peur, sans parler de celle de l’auteur : bon sang, Emmanuel Venet n’est pas seulement écrivain, c’est aussi – et avant tout ? – un psychiatre ! Horreur glauque. J’imaginais déjà le pire, du genre le bonhomme qui s’étend à longueur de (courts) récits sur ses deux professions, leur intrication, leurs contradictions, etc. Un écrivain pour psychiatres, ou un psychiatre pour écrivain, ou… bref. Quant à la présentation de Rien, avec son vieux couple qui vient de baiser et s’interroge, ben…
Mais voilà : Emmanuel Venet avait été invité à la librairie Charybde (dont on ne dira jamais assez de bien), où il se trouve que je traînais mes guêtres ce jour-là (étonnant, non ?). Désœuvré, pas vraiment désireux de rentrer chez moi, je suis resté pour la rencontre, à tout hasard. J’ai bien fait. Ce fut une très bonne soirée, passionnante de bout en bout, qui a balayé – c’est rien de le dire – mes préjugés, à tel point que j’en suis reparti avec ce Ferdière, psychiatre d’Antonin Artaud, récit vraiment très court, et Rien, dont je vous parlerai prochainement.
Mais commençons par ce Ferdière, donc. Le sujet ne m’intéressait guère a priori. Déjà, ainsi que vous le savez peut-être, je suis le plus souvent hermétique à la poésie ; un aimable citoyen avait voulu combattre mes préjugés justement en m’offrant justement un volume d’Antonin Artaud, et l’expérience ne s’était guère avérée concluante (hop). En outre, je voyais déjà derrière la figure de ce Ferdière, psychiatre-écrivain confronté à son écrivain de patient, une projection de l’auteur, ce qui m’ennuie le plus souvent. Mais la présentation de ce tout petit ouvrage par la librairie Charybde et l’auteur lui-même a été tellement passionnante que je ne pouvais repartir sans ; je l’ai donc lu, et je peux confirmer maintenant tout le bien que j’en avais supposé.
Ferdière est donc rentré dans l’histoire par la petite porte, en tant que psychiatre d’Antonin Artaud de 1943 à 1946, à Rodez. Un psychiatre très décrié, que l’on a peu ou prou accusé de tous les maux en cette affaire, notamment parce qu’il était grand partisan des électrochocs (après avoir pratiqué la première lobotomie en France et avoir fait l’éloge maladroit de cette méthode, ce qui a ruiné sa carrière). On imagine déjà le vilain tortionnaire, poète frustré qui se venge inconsciemment sur le génie authentique qu’il ne sait pas ou ne veut pas reconnaître en le « démagnétisant »… Ce qui est bien sûr une vision étriquée, bien éloignée de la réalité. Emmanuel Venet ne se livre peut-être pas pour autant à une « réhabilitation » en bonne et due forme, mais livre sans doute un portrait plus juste du bonhomme. Poète frustré, oui, et socialement maladroit, sans doute, mais probablement bien meilleur thérapeute qu’on ne l’a dit, qui avait sans doute saisi au mieux les troubles d’Artaud et avait même obtenu des résultats tout à fait significatifs en le traitant. Un médiocre, peut-être, mais honnête, et capable à son tour de petits héroïsmes, notamment en cette période troublée. Quelqu’un finalement d’assez sympathique, avec ses défauts de quidam et son statut de beau loser. Quelqu’un d’humain assurément.
Le nom a été lâché par la libraire lors de la présentation de cet ouvrage, et à bon droit trouvé-je, aussi puis-je le reprendre ici à mon compte : l’approche d’Emmanuel Venet fait ici (et dans Rien également semble-t-il) beaucoup penser à celle d’un autre illustre auteur Verdier, à savoir Pierre Michon, que j’admire énormément ; il y a chez ces deux auteurs le goût de l’illustre inconnu, du petit qui gravite autour du grand et permet de l’envisager sous un autre angle.
Et il y a – ce qui a achevé de balayer mes bêtes préjugés – cette plume tout à fait remarquable (instinctivement, j’aurais même envie de dire « extraordinaire »…), qui n’est pas sans évoquer effectivement le meilleur de l’auteur des Vies minuscules, entre autres merveilles. Une plume très précieuse, contournée parfois, mais d’une beauté telle qu’elle ne peut qu’emporter l’adhésion du lecteur. Le style à lui seul pourrait faire l’intérêt de cette brève lecture, et il y a dans la manière d’écrire d’Emmanuel Venet – bien éloignée de la froideur clinique qu’on aurait pu attendre avec un tel sujet et de la part d’un tel écrivain – quelque chose d’une leçon. L’adresse de l’auteur n’est pas pour autant balancée en pleine gueule, mais réside dans une harmonie des formes tout à fait singulière, qui fait de chaque phrase un délice, coulant langoureusement en bouche – on a envie de lire à voix haute tant c’est beau. De la vraie et de la meilleure poésie, en somme.
Au-delà, la projection de l’auteur, l’identification presque inévitable avec Ferdière, réserve de belles réflexions (un brin désabusées, certes) sur la nature du génie, sur le dépassement qu’il implique. Et, bien sûr, il y a ce parallèle entre les deux fonctions de Ferdière comme d’Emmanuel Venet, cet antagonisme difficile à gérer entre l’écriture et la psychiatrie…
Ce récit court, mais aussi passionnant que beau, est ainsi une vraie réussite, parfaitement enthousiasmante. Merci à qui de droit.
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