"Ilya Mouromets et autres héros de la Russie ancienne"
Ilya Mouromets et autres héros de la Russie ancienne, textes traduits du russe par Viktoriya et Patrice Lajoye, présentation par Patrice Lajoye, Toulouse, Anacharsis, coll. Famagouste, 2009, 170 p.
Voilà exactement le genre d’ouvrages à côté duquel je serais passé en temps normal. Petit éditeur toulousain mais néanmoins obscur, thème non moins obscur… Par contre, regardez, là, en tout petit : « textes traduits du russe par Viktoriya et Patrice Lajoye »… Eh, mais on les connaît, ces deux-là ! Ensemble, ils ont commis Dimension Russie (c’est bon, mangez-en) ; la dame a révisé les traductions des romans des frères Strougatski parus chez Denoël dans la collection Lunes d’encre (Il est difficile d’être un Dieu, Stalker et L’Île habitée) ; et le monsieur avait commis Dimension URSS, et fréquente assidûment les forums consacrés à « l’excellente mauvaise littérature » dont parlait George Orwell. C’est de suite plus engageant.
Or il se trouvait que le camarade Lajoye devait venir à Toulouse présenter ce petit ouvrage dans une librairie que je ne nommerai pas pour ne pas faire de publicité aux frères Floury, et le lendemain à la Cinémathèque de Toulouse à l’occasion de la projection du film Le Géant des steppes, inspiré des mêmes légendes. Je me suis bien évidemment rendu à la librairie, désireux de me faire dédicacer tant qu’à faire mon exemplaire de Dimension Russie (c’est bon, mangez-en), et me suis procuré au passage cet Ilya Mouromets et autres héros de la Russie ancienne, tant la présentation du camarade Lajoye m’avait convaincu (davantage, dois-je dire, que la lecture d’extraits par un comédien, mais bon, ça, ça n’engage que moi…).
Ilya Mouromets et autres héros de la russie ancienne. De quoi s’agit-il donc ? Eh bien, d’un recueil de bylines. Ah. Mais encore ? Eh bien, les bylines sont des chants épiques russes faisant référence à un passé lointain et magique, et qui ont longtemps été proscrits par le pouvoir central et l’Église orthodoxe, ce qui les a relégués aux confins de la Russie ; on les a rapprochées des chants épiques des Slaves du Sud ou des chansons de geste françaises. Ce n’est qu’à partir du XIXe siècle qu’on a commencé à s’y intéresser vraiment et à les collecter, et on en a alors relevé plus de 3000, conservées par la mémoire orale (avec les variantes que cela suppose). Il en existe de plusieurs sortes : il y a des bylines « historiques », mettant en scène des personnages réels (jusqu’à Napoléon… ou Lénine !), ou d’autres « mythologiques », mettant en scène des puissances surnaturelles ; et il y a enfin celles qui occupent le plus gros de ce recueil, les bylines du « cycle kiévien », « axées autour du prince Vladimir – dont le nom évoque les souverains qui régnèrent sur Kiev au Moyen Âge, entre le Xe et le XIIe siècle –, souvent surnommé « Beau Soleil » ou « Rouge Soleil » (pp. 8-9), et qui composent un équivalent russe du cycle arthurien, ou de la figure de Charlemagne.
Le recueil est divisé en deux parties, la première consacrée à Ilya Mouromets, le plus fameux héros de bylines (elle en contient sept), la seconde évoquant quelques autres héros, généralement du « cycle kiévien » (onze bylines). Je ne vais pas rentrer dans le détail des bylines, ce qui serait inutilement fastidieux. Contentons-nous donc de dégager quelques grandes lignes.
Et tout d’abord concernant le « vieux cosaque » Ilya Mouromets, désigné ainsi car natif de « la ville glorieuse de Mourom » (p. 19). C’est le héros par excellence, le plus puissant des bogatyrs. D’origine paysanne, il est longtemps apathique, et ne devient un héros que sur le tard. Mais quel héros ! Il est d’une force herculéenne, et triomphe de tout ; il est le défenseur de la Sainte Russie contre tous les « Tatars », entendre par-là les païens, quels qu’ils soient ; mais il est aussi celui qui n’hésite pas à contredire, voire à critiquer vertement, son maître le prince Vladimir (qui le mérite bien, mais on y reviendra) ; et, en définitive, il deviendra un saint : Ilya Mouromets fut canonisé au XVIIe siècle ! C’était pourtant un rude gaillard, qui avait bien du sang sur les mains – y compris celui de sa propre fille –, quand bien même il aurait fini sa vie comme moine… Mais au fil des bylines qui lui sont consacrées, nous le voyons sous différentes facettes, du début de sa carrière de bogatyr à sa retraite avec les autres héros dans les poches du géant Svyatogor (dont ils sont supposés sortir, à la suite de saint Michel et de saint Georges, pour libérer la Russie de l’Antéchrist, c’est-à-dire du communisme, p. 83…). Nous le voyons capturer Soloveï, le « rossignol » ; combattre Idolichtche (le nom est assez éloquent) à Iérosolim (Jérusalem), ou encore hésiter entre trois destins : la mort, le mariage ou la richesse…
Mais, si Ilya Mouromets fait figure de premier des héros, les autres ne sont pas forcément en reste, et les bylines qui leur sont consacrées sont également fort intéressantes. La plupart appartiennent au « cycle kiévien », et plusieurs d’entre elles obéissent à un même schéma. Souvent, le prince Vladimir donne un banquet, et tout le monde de se vanter, sauf le bogatyr auquel est consacré la byline ; alors Vladimir, plus ou moins sottement, lui donne l’occasion de se vanter en accomplissant un acte parfois fort simple (aller chasser), parfois héroïque, parfois méprisable. Car il n’y a pas que du beau monde dans ces bylines, en témoigne notamment celle intitulée « Danilo Lovtchanine et sa femme », très belle – et relativement « courtoise » –, et qui est à vrai dire la seule où l’on trouve un personnage féminin véritablement digne.
(Message personnel : Cachou, toi qui parlais de misogynie, ben, là, tu vois, oui…)
Dans cette byline, le personnage de Michatotchka Poutianine est une belle ordure. Mais c’est aussi le cas, dans la dernière byline, de l’odieux Dobryniouchka Nikititch – la conclusion est passablement atroce, dans le genre, même si elle devait sembler morale aux auditeurs d’antan !
(Re-message personnel : Tiens, là, par exemple…)
Heureusement, tous ne sont pas ainsi : Danilo Lovtchanine, donc, est un personnage tout ce qu’il y a de respectable, et il n’est pas le seul.
Mais, parallèlement, on avouera qu’on a affaire dans l’ensemble à une belle brochette de psychopathes (en témoigne dès la première byline de cette seconde partie Volkh Vseslavievitch…).
Quoi qu’il en soit, tout cela se révèle passionnant à lire… pour qui n’est pas rebuté par les archaïsmes et les très nombreuses répétitions que la forme très particulière de ces chants épiques suppose. Pour ma part, cela ne m’a en rien gêné (mais, rappelez-vous, je suis un admirateur fanatique du Roman de Renart, aussi, alors bon…). Il y a cependant une chose qui m’a franchement perturbé, et dont je ne sais pas si c’était un choix éditorial judicieux : il s’agit de la concordance des temps ; dans une même phrase, on passe très souvent du passé au présent puis de nouveau au passé, ce qui jure franchement. Peut-être la traduction littérale l’exigeait-elle, mais la beauté de la langue y a perdu…
Quoi qu’il en soit, je suis ressorti comblé de la lecture de cet Ilya Mouromets et autres héros de la Russie ancienne. Je n’ai qu’un seul regret dans tout ça : ne pas avoir pu voir Le Géant des steppes, tout ça pour préparer des #%$! de dossiers qui n’ont finalement servi à rien…
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