"J.R.R. Tolkien, une biographie", d'Humphrey Carpenter
CARPENTER (Humphrey), J.R.R. Tolkien, une biographie, [J.R.R. Tolkien, A Biography], traduit de l’anglais par Pierre Alien, édition revue par Vincent Ferré, Paris, Christian Bourgois – Pocket, [1977, 1980, 2002, 2004] 2009, 318 p. [+ 8 p. de pl.]
Ma lecture aujourd’hui de cette biographie de J.R.R. Tolkien par Humphrey Carpenter ne doit certes rien au hasard. Mais, contrairement à ce que l’on pourrait croire, ce n’est pas la sortie prochaine de l’adaptation de Bilbo le Hobbit par Peter Jackson (dont la trilogie du « Seigneur des Anneaux » m’avait laissé une impression mitigée…) qui l’explique, même si j’ai du coup pas mal envie de relire ledit livre dans sa nouvelle traduction. Non, la vraie raison est ailleurs : c’est que je compte me faire très bientôt L’Étoile du matin de Wu Ming 4, dont Tolkien est un des personnages principaux, et que j’avais envie auparavant, même si cela n’a sans doute rien d’obligatoire, d’en savoir un peu plus sur le bonhomme.
Certes, je n’étais pas à cet égard totalement dans le flou, pour avoir été un tolkiénien fanatique dans ma prime adolescence : ainsi que j’ai eu l’occasion de le confier (ici), Le Seigneur des Anneaux est un livre qui a énormément compté pour moi, en ce qu’il a constitué ma porte d’entrée vers les littératures de l’imaginaire (et probablement la littérature tout court) ; je sais ne pas être très original, là… Mais voilà : pré-ado puis ado, j’ai lu et relu le monument de Tolkien, et me suis également régalé de ses autres œuvres, au premier chef Bilbo le Hobbit (donc, que j’ai lu après) et Le Silmarillion, que j’ai de même lus et relus. Je me suis alors farci tout ce qui portait le nom de Tolkien (ou presque), et j’en suis même passé (ou du moins j’ai essayé) par les fonds de tiroir publiés par son fils et exécuteur littéraire Christopher… jusqu’à ce que je craque sur l’illisible Livre des contes perdus, réservé aux exégètes plus fanatiques encore que je ne l’étais. Et du coup, depuis, rien, à part, à sa sortie, Les Enfants de Húrin, que j’avais beaucoup apprécié, y retrouvant dans un soupir nostalgique (arf) l’émerveillement que j’avais pu ressentir quinze à vingt ans plus tôt (putain, le coup de vieux…).
J’avais donc pu me forger une image, assez vague mais sans doute suffisante, de J.R.R. Tolkien, faite de quelques éléments épars : je savais qu’il était né en Afrique du Sud, mais qu’il avait vécu presque toute sa vie en Angleterre (et qu’il était définitivement anglais) ; je le savais distingué professeur de philologie à Oxford, estimé de ses pairs ; je savais qu’il avait fait la Première Guerre mondiale, et que l’expérience avait été passablement traumatisante (même si j’ai appris ici qu’il n’a en fait que très peu été sur le Front, étant presque systématiquement malade à l’époque) ; je le savais catholique (mais ne l’imaginais pas aussi intransigeant), conservateur (très), et il me semblait bien avoir lu ici ou là qu’il était gallophobe (mais je n’imaginais pas que c’était à ce point) ; je connaissais à peu près son goût de l’amitié masculine, et savais que figurait parmi ses proches un autre professeur à Oxford et écrivain d’imaginaire, C.S. Lewis (que je n’ai jamais lu, cela dit) ; j’avais une idée plus ou moins nette de sa biographie littéraire, et de l’histoire de son succès, comme de son refus de se prêter à l’allégorie (sauf très rares exceptions). Mais c’était à peu près tout. Et je voulais en savoir plus.
La biographie de Humphrey Carpenter – qui fut longtemps considérée, et peut-être encore aujourd’hui, comme la biographie « officielle » de Tolkien – me paraissait donc constituer une lecture potentiellement utile. Celle-ci, savamment composée, mais de manière presque strictement chronologique, se veut le récit d’une vie, et non un ouvrage de critique littéraire (notamment parce que Tolkien estimait qu’une œuvre ne devrait pas être interprétée à l’aune d’un parcours biographique : refus de l’allégorie, là encore). Écrite dans une langue agréable, elle se lit à peu de choses près comme un roman, impression renforcée par l’absence de notes, qui ne doit cependant pas nous tromper : Humphrey Carpenter a de toute évidence accompli un travail colossal, et s’est énormément documenté, notamment auprès de sources inédites et destinées à le rester ; mais il ne voulait pas « polluer » son récit avec des références trop précises et probablement guère utiles pour le lecteur profane, et préférait lui conserver une certaine simplicité et fluidité (par exemple pour ce qui est des citations). Et c’est bien l’occasion d’en apprendre beaucoup sur Tolkien. La très mauvaise quatrième de couverture me faisait un peu craindre l’hagiographie, mais Humphrey Carpenter ne tombe en définitive guère dans ce travers (Tolkien n’est pas toujours présenté ici comme quelqu’un de forcément très sympathique, en dépit des affirmations de l’auteur…), et sait dresser un portrait que j’estime à vue de nez fidèle.
Nous suivons donc Tolkien de sa naissance en Afrique du Sud en 1892 à sa mort en 1973. Le jeune Ronald (c’est ainsi qu’il est presque systématiquement désigné) est très tôt orphelin ; plus ou moins élevé par un prêtre, il s’attache fortement à la religion catholique, à laquelle s’était convertie sa mère, et cela restera toute sa vie d’une importance cruciale. Issu de la petite bourgeoisie, il connaît cependant une existence plutôt modeste, et doit se battre pour obtenir les indispensables bourses lui permettant d’entamer puis de poursuivre ses études. Il développe très tôt son goût pour les langues anciennes, devenant rapidement un linguiste des plus talentueux… et imaginant bientôt ses propres langages, ce qui, là encore, sera d’une importance capitale pour la suite. Il trouve alors dans la littérature nordique et anglo-saxonne (Beowulf, les sagas islandaises…) de quoi stimuler son goût pour les mots et l’imaginaire, et celle-ci constituera l’arrière-plan de son œuvre ultérieure (on notera au passage que, contrairement à une idée reçue, Tolkien a toujours professé le plus grand mépris pour Wagner et son Ring). Il rencontre l’amour en la personne d’Edith, qui deviendra son épouse dévouée après une longue séparation imposée par son tuteur, et lui donnera quatre enfants. Passé la guerre, où nombre de ses amis tombent sur le champs d’horreur, le professeur mène dans l’ensemble une vie sans histoire, qu’on pourrait à vue de nez juger d’une banalité écrasante, et mortellement ennuyeuse… Mais son récit n’a rien d’ennuyeux, loin de là.
C’est qu’on se passionne pour l’itinéraire intellectuel et littéraire de Tolkien, qui élabore très tôt les premiers éléments de son œuvre, pour ne pas dire de sa mythologie : les premiers textes de ce qui deviendra Le Silmarillion datent de 1917, et Tolkien y reviendra sans cesse. Qu’on ne s’y trompe pas, cependant : il ne faut pas y voir véritablement les germes de Bilbo le Hobbit et du Seigneur des Anneaux, Tolkien n’avait certainement pas de plan d’ensemble, et ne savait pas vraiment où il allait. Il commença donc ses œuvres de fiction – qui ne devaient être, celles-là, publiées qu’après sa mort – en recréant à destination d’un public très restreint, famille et amis proches, la mythologie anglaise, qui deviendra progressivement sa propre mythologie. Son perfectionnisme, virant à la maniaquerie, l’empêche d’envisager de publier ces récits de ce qui deviendra ultérieurement le Premier Âge (du moins jusqu’au succès du Hobbit). Alternant prose et poésie allitérative, il construit tout un univers, riche de références mais pourtant original, et parfois très personnel (il est à bien des égards Beren, et sa femme Lúthien, à titre d’exemple – leur tombe le mentionne, d’ailleurs).
Mais, bien loin de l’érudition étouffante de ses travaux universitaires (finalement assez rares, quand bien même très prisés et admirés : Tolkien consacrait davantage de temps – énormément, même – à l’enseignement qu’à la recherche, et son perfectionnisme, là encore, l’empêcha plus d’une fois de mener à terme ses projets) et du Silmarillion, c’est en se tournant vers les enfants, et d’abord les siens, qu’il finira par trouver sa voie. Car Bilbo le Hobbit est indéniablement un livre pour enfants, et est bien reçu comme tel (même si j’aurais pour ma part envie de nuancer : si la dimension enfantine est très présente dans les premières pages, elle cède le pas à la dimension mythologique et épique sur le tard) ; il rencontre un certain succès, et on réclame bientôt à l’auteur une nouvelle histoire de Hobbits.
Tolkien se met à la tâche, sans trop savoir où il va ; et c’est ainsi, au terme de douze années de travail ponctué d’interruptions et de doutes, que l’auteur, loin de se contenter de renouveler Bilbo, va, avec Le Seigneur des Anneaux, créer un monument qui saura conjuguer de manière totalement inédite son érudition mythologique et son goût de l’imaginaire plus ou moins enfantin. Le livre, cette fois, n’est pas destiné aux enfants, c’est une évidence, et est à vrai dire inclassable ; ceci, et sa longueur, font que la publication du Seigneur des Anneaux est perçue comme une « prise de risque »… Mais le risque fut pris, et, en dépit de critiques très diverses, le livre trouva comme par magie son public, jusqu’à devenir, notamment dans les campus américains des années 1960, un succès colossal, dont Tolkien fut le premier surpris.
Humphrey Carpenter dresse dans sa biographie le parcours presque schizophrène d’un homme partagé entre la banalité de son quotidien de professeur et le grandiose de son imaginaire aussi foisonnant qu’inventif. Et l’on en ressort convaincu d’une chose : avec ses défauts indéniables, Tolkien était néanmoins un authentique génie, un créateur comme on n’en rencontre que rarement, l’inventeur – pour le meilleur et pour le pire… – d’un genre destiné à connaître le succès que l’on sait. Et, une fois la dernière page tournée, on est pris d’une envie irrépressible de lire ou relire Tolkien. M’étonnerait donc pas que je m’y remette, voire que je me risque à nouveau – soyons fous – aux publications de Christopher Tolkien (certaines d’entre elles du moins). On verra bien… Mais la mission est donc accomplie. Cette biographie, qui se dévore, est donc tout à fait recommandable, et mérite bien qu’on s’y arrête ; à vrai dire, pour les fans de Tolkien, c’est même probablement une lecture indispensable. J’ai ressenti beaucoup de plaisir à accompagner le professeur oxonien au long de ces pages, et, maintenant, j’ai à nouveau envie d’arpenter la Terre du Milieu en compagnie des Hobbits, ce qui n’était pas forcément gagné d’avance. Mais en attendant, on se retrouvera pour tolkiéniser plus ou moins avec L’Étoile du matin, donc.
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