"Je suis la reine", d'Anna Starobinets
STAROBINETS (Anna), Je suis la reine et autres histoires inquiétantes, traduit du russe par Raphaëlle Pache, Bordeaux, Mirobole, coll. Horizons pourpres, [2005] 2013, 210 p.
Ce n’est pas exactement un scoop : le fantastique – le bon, en tout cas – est à bien des égards le parent pauvre des littératures de l’imaginaire. Il faut dire qu’ « on » a longtemps prétendu, sous la forme d’un axiome irrémédiable, qu’il était vain de vouloir publier du fantastique et/ou de l’horreur en France de nos jours, a fortiori sous forme de nouvelles. Chose que j’ai toujours trouvée aberrante, pour rester poli… Résultat : ce genre a largement été évacué par les collections dédiées, en tout cas celles des gros éditeurs traditionnels de l’imaginaire, pour se réfugier, soit chez des éditeurs essentiellement consacrés à la « blanche », soit chez de « petits » éditeurs – de bons éditeurs, j’oserais presque dire de vrais éditeurs – qui envoient balader les préconçus sur cette prétendue « impossibilité » et publient des choses qu’ils aiment, aussi improbables soient-elles. Je pourrais citer ici plusieurs exemples : je ne m’étendrai bien sûr pas sur Dystopia, mais j’ai ainsi à maintes reprises évoqué Le Visage Vert, ou, plus « gros » et plus « blanc », L’Arbre vengeur. Et il faut aujourd’hui rajouter à cette liste les jeunes éditions Mirobole, notamment pour leur collection « Horizons pourpres ».
Mirobole m’a tapé dans l’œil depuis un certain moment, ne serait-ce que pour ses couvertures à très forte identité graphique – je sais bien qu’elles ne sont pas du goût de tous, mais personnellement je les adore. J’ai ainsi flashé dès le premier regard sur l’étrange composition de ce Je suis la reine de la Russe Anna Starobinets (oui, parce que Mirobole a aussi le bon goût – son catalogue est éloquent – d’aller chercher ses auteurs étrangers ailleurs qu’en simple Anglo-saxonnie). J’ai cependant attendu (trop longtemps) avant de me le procurer, et, finalement, mon premier Mirobole fut l’excellent Les Furies de Borås du Suédois Anders Fager, vraie réussite dans le genre si difficile de l’horreur à tentacules façon Lovecraft. Mais ce premier contact ayant été particulièrement savoureux, j’ai eu envie d’approfondir ma découverte du catalogue de Mirobole, et me suis donc enfin tourné vers ce Je suis la reine qui m’intriguait tant (en attendant d’autres titres, je n’en ai certainement pas fini).
Les « histoires inquiétantes » d’Anna Starobinets, qui oscillent entre fantastique subtil et discret, et vagues teintes de science-fiction (Mirobole annonce d’ailleurs pour bientôt un roman d’anticipation de l’auteur), représentent sans doute ce que l’on pouvait attendre de mieux du genre : la finesse du trait, servi par une plume plus qu’à son tour émouvante, n’exclut en rien l’horreur la plus viscérale, voire grotesque (au meilleur sens du terme), tout en ménageant de délicieux effets d’angoisse. En s’attachant à un quotidien russe passablement grisâtre, et en accordant beaucoup d’importance à ses personnages le plus souvent fragiles (dont un certain nombre d’enfants), l’auteur parvient à instiller le malaise avec délicatesse, pour mieux malmener le lecteur vaguement masochiste qui se délecte de ce sentiment d’inconfort que j’aurais presque envie de qualifier de kafkaïen (et pas seulement quand la dame fait dans l’absurde tragi-comique, comme dans la dernière nouvelle, « L’Éternité selon Yacha »). Et bon nombre de registres de l’inquiétude trouvent ainsi à être illustrés avec un brio égal au long (enfin, court…) des six nouvelles de ce petit recueil.
Le livre attaque en force avec « Les Règles », et son idée toute simple, voire convenue, mais brillamment mise en scène ; nous sommes ici en plein fantastique de l’ambiguïté, et cela fonctionne parfaitement. « La Famille », qui tient sans doute pour une bonne part de l’allégorie, évoque davantage une certaine science-fiction dickienne en condensé perturbant (je n’ai pu m’empêcher ici de penser à Coulez mes larmes, dit le policier). « J’attends », de son côté, joue la carte du grotesque, de la névrose et de l’organique, non sans humour tordu ; on lorgne ici, peut-être, du côté d’un Cronenberg, ou d’un Burroughs vu par Cronenberg. « Je suis la reine », le plus long texte du recueil, à la construction adroite, décrit la descente aux enfers d’une famille mono-parentale avec une grande finesse psychologique, et s’achève dans un délire sordide et glauque pour le moins saisissant. « L’Agent », à la conclusion certes un peu « facile », n’en est pas moins très efficace. « L’Éternité selon Yacha », enfin, convoque le mythe le plus classique dans un cadre on ne peut plus réaliste, et fait beaucoup rire avant de tirer quelques larmes…
Excellent recueil, donc, que ce Je suis la reine, où l’effroi et la finesse se mêlent avec harmonie pour peindre des tableaux impressionnants, oscillant entre réalisme social et onirisme noir. Preuve, s’il en était besoin, que le fantastique n’est pas mort, qu’il bouge encore ; sans doute y a-t-il bien des merveilles du genre qui n’attendent que d’être publiées. Mirobole, en tout cas, a réussi un beau doublé dans le genre avec Anna Starobinets et Anders Fager. On souhaitera donc une longue vie à ce jeune éditeur, que l’on félicitera en outre pour son audace rafraîchissante.
Commenter cet article