Kwaidan, de Lafcadio Hearn (traduction Logé, lecture 2012)
HEARN (Lafcadio), Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, [Kwaidan: Stories and Studies of Strange Things], traduit de l’anglais par Marc Logé, [s.l.], Mercure de France, coll. Le Petit Mercure, [1983] 1998, 126 p.
Chose promise, chose due : j’ai enfin lu Kwaidan ou Histoires et études de choses étranges, le grand classique du fascinant Lafcadio Hearn. Récemment, deux lectures m’avaient donné une forte envie de m’y mettre : tout d’abord, Fantômes du cinéma japonais de Stéphane du Mesnildot (qui évoque surtout, mais pas que, l’adaptation cinématographique de Masaki Kobayashi, que je regarde bientôt) ; ensuite, le n° 21 du Visage Vert, dans lequel on trouve « Hi-mawari », à l’origine l’avant-dernier texte du recueil, mais qui avait été « oublié » dans les traductions françaises de Kwaidan (et notamment celle, classique, de Marc Logé qui est reprise dans cette édition). J’ai donc enfin franchi le pas, et le moins que l’on puisse dire, c’est que je ne le regrette pas.
Quelques mots sur Lafcadio Hearn en guise d’introduction. Cet écrivain bourlingueur a semble-t-il toujours été au carrefour des civilisations, voire entre deux mondes. Fils d’une Grecque et d’un Anglais (il n’a semble-t-il quasiment pas connu son père), il naît dans la mer Ionienne, mais passe son enfance en Irlande. Il vit ensuite aux États-Unis, où il se fait journaliste, mais son mariage avec une métisse lui coûte son poste… Il multiplie les voyages (notamment à la Martinique), et finit par se fixer au Japon, où il épouse une Japonaise, change de nom (il devient Koizumi Yakumo) et de nationalité, et enseigne l’anglais à l’université de Tokyo. Il meurt en 1904 dans son pays d’adoption, après avoir laissé divers écrits, dont Kwaidan est probablement le plus célèbre.
Le titre évoque des histoires de fantômes (c’est en effet surtout de cela qu’il s’agit), mais le sous-titre se fait plus général : dans ce tout petit ouvrage, Lafcadio Hearn a rassemblé quinze (enfin, seize à l’origine, donc) « histoires et études de choses étranges » prenant le Japon pour cadre, généralement un Japon médiéval ou en tout cas antérieur à Meiji, même s’il a recueilli (ou vécu, nous dit-il…) certains de ces récits auprès de paysans autochtones. Ses sources sont autrement livresques, et certaines histoires ont probablement une origine chinoise. Le bouddhisme, de manière particulièrement flagrante, et le shintoïsme imprègnent ces textes souvent très courts, narrés sur le mode de l’anecdote (parfois édifiante) ; aussi Kwaidan se situe-t-il entre recueil de contes fantastiques et ouvrage d’ethnographie ou, si l’on préfère, de folklore (sous cet angle, il m’a pas mal fait penser au plus récent et plus volumineux mais tout aussi jouissif Les Évangiles du Diable, de Claude Seignolle).
Rapide tour d’horizon des textes (ils sont si brefs qu’il est difficile de les résumer, le plus souvent, mais essayons tout de même ; attention, on peut y voir des spoilers, vous êtes prévenus). Le recueil s’ouvre sur « La Légende de Mimi-Nashi-Hôichi », en rapport avec le Dit des Heike (que j’ai dans ma commode de chevet périgourdine, et qu’il faudra bien que je lise un jour…), qu’un « prêtre luthier » aveugle interprète sans le savoir pour les morts de l’ultime bataille. Saisissant, c’est rien de le dire : l’ambiance est remarquable, et la conclusion passablement gore fait son petit effet. « Oshidori » traite de la fidélité en se basant sur un couple de canards sauvages. « L’Histoire d’O-Tei » est un joli récit de réincarnation amoureuse. « Ubazakura » est une fort belle saynète sur une nourrice qui prie pour mourir à la place de la petite fille dont elle a la charge (ce thème de la « substitution » reviendra à plusieurs reprises dans le recueil). « L’Histoire d’Aoyagi » est une très belle histoire d’amour entre un jeune samouraï et une humble paysanne au terrible secret… « Rien n’arriva » raconte comment on parvint à contourner la malédiction d’un condamné à mort. « Yuki-Onna », « La Femme de la Neige », est un spectre qui commet un meurtre, mais épargne un jeune homme à condition qu’il ne parle à personne de ce qu’il a vu, puis l’épouse sous une autre identité. Frappant. « Jû-Roku-Zakura » est une nouvelle histoire de « substitution » (un samouraï pour un cerisier). « Rokuro-kubi » est un excellent récit où un prêtre, ancien samouraï, affronte des fantômes dont la tête se sépare du corps. « À propos d’un miroir et d’une cloche » évoque la malédiction (ou bénédiction ?) d’une suicidée, et en profite pour multiplier les anecdotes sur le procédé de « substitution ». « Mujina » se penche sur de terrifiants fantômes sans visage, tandis que « Jikininki » traite d’un fantôme mangeur de cadavres. « Riki-baka » évoque la réincarnation d’un jeune simplet. « Le Rêve d’Akinosuke », splendide, traite du pays des fées, où le rêveur épouse la fille du roi et gouverne une province pendant 23 ans. « Le Secret de la morte » nous rapporte l’histoire d’un fantôme de femme qui revient toutes les nuits dans son appartement. Et le recueil se conclut sur « Hôrai », superbe description d’une ville idéale fantomatique, où la plume de Lafcadio Hearn, parfaitement traduite par Marc Logé, fait des merveilles.
Kwaidan n’a au final qu’un seul défaut : celui d’être si court… On en redemande, une fois tournée la dernière page. Aussi vais-je prochainement m’y remettre avec un autre recueil plus volumineux sur un thème comparable, Fantômes du Japon. Et, bien sûr, je vais regarder l’adaptation cinématographique de Masaki Kobayashi, qui a obtenu le Prix Spécial du Jury au Festival de Cannes en 1965. J’en salive d’avance…
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