"L'Anarchie", d'Elisée Reclus
RECLUS (Élisée), L’Anarchie, notes et postface de Jérôme Solal, [s.l.], Fayard – Mille et Une Nuits, [1896] 2009, 53 p.
Des grands noms de l’anarchisme au XIXe siècle, je ne savais à peu près rien d’Élisée Reclus, si ce n’est qu’il était un éminent géographe. D’où la lecture de ce tout petit ouvrage, afin d’en savoir un peu plus sur cet ami de Bakounine et Kropotkine. Il s’agit en fait d’une conférence prononcée devant une loge maçonnique bruxelloise en 1894 (quoique l’auteur, tout en étant « apprenti », ne goûte guère la Maçonnerie, ses rituels et sa hiérarchie), qui fut reprise sous forme d’article dans Les Temps nouveaux en 1895.
Le contexte a sans doute son importance : nous sommes alors en plein dans la vague de terrorisme anarchiste qui balaye l’Europe, et la répression est conséquente. Pourtant, Reclus, dans ce petit texte, n’évoque pas une seule fois la question de la violence révolutionnaire. Loin de se faire l’apologiste ou au contraire l’accusateur des poseurs de bombes, il n’en parle tout simplement pas. Il entend, semble-t-il, donner un autre visage à l’anarchisme, en en faisant une nécessité historique, dans une perspective éminemment positiviste et historiciste.
En effet, Reclus inscrit l’anarchisme dans l’histoire. À l’en croire, le mouvement est bien antérieur à Proudhon, et il y a dans un sens toujours eu des anarchistes, ou acrates. Dès que le pouvoir a existé, la contestation du pouvoir, voire de toute forme de pouvoir, a existé également. Aussi l’anarchisme contemporain peut-il à bon droit se réclamer de prestigieux modèles, et parallèlement grossir ses rangs de nombreuses personnes, qui sont autant d’anarchistes sans le savoir.
En effet, l’élément fondamental pour Reclus, et qui justifie la définition et la dénomination par la négative de l’anarchisme, avec le préfixe privatif « a- », c’est la contestation de l’autorité, quelle qu’elle soit. Or, dans cette perspective, depuis Descartes notamment, la science elle-même, ce moteur du XIXe siècle, rejetant toute forme d’autorité préétablie, est dans un sens « anarchiste » ; elle participe en tout cas de ce mouvement de remise en cause de l’autorité, et notamment de celle de Dieu.
Cependant, cette dénomination par la négative justifie aussi la singularité de l’anarchisme contemporain, et le distingue d’autres mouvements, proches par les idées, mais qui n’ont pas pour objectif cette dissolution du pouvoir, cherchant plutôt à s’en emparer pour « faire le bonheur des gens », chose que Reclus n’accepte pas : il s’agit bien de détruire toute forme d’autorité, seul moyen d’aboutir vraiment à la justice et à l’égalité ; conserver le pouvoir, même « temporairement », c’est s’exposer au risque de perversion des idéaux : cela ne revient qu’à changer de maître, quand il s’agit d’abolir les maîtres.
Mais l’anarchisme, alors, n’est-il pas une « chimère » ? Pas pour Reclus, qui entend justement montrer, donc, que l’anarchisme est dans l’ordre des choses, et qu’il constitue une nécessité historique. Le pouvoir est de jour en jour plus contesté, et les idéaux anarchistes de justice, d’égalité et d’harmonie se répandent : Reclus n’en doute pas, le futur sera anarchiste, car il ne saurait être autre chose. Peu importe à cet égard la complexité et la vastitude des sociétés modernes, argument souvent opposé à ceux qui défendent l’anarchisme en prenant pour exemple certaines sociétés dites « primitives », argument que balaye Reclus d’un geste, sans plus s’y attarder. Et de multiplier les anecdotes qui témoignent de ce changement d’état d’esprit fondamental, la plus importante étant celle du bateau et de son capitaine, qui, dans une envolée particulièrement lyrique, insiste sur le peu d’importance de son rôle, et présente la micro-société du navire comme un idéal anarchiste déjà réalisé.
Plus de cent ans ont passé depuis cette conférence. Et, n’en déplaise à Reclus, son anarchisme « harmonieux » et « nécessaire » semble plus que jamais « chimérique »… Reclus est un homme de son temps, qui assigne un sens à l’histoire ; mais l’histoire l’a fait mentir, comme tous ceux qui ont procédé de la sorte. Le principe d’autorité a connu, depuis, des hauts et des bas, mais on a toujours été bien loin de l’idéal anarchiste. Aujourd’hui plus que jamais, peut-être, alors que les électeurs, obsédés par la sécurité, y sacrifient volontiers leur liberté. Du bonheur d’être esclave – ou de la servitude volontaire… Reclus a sans doute trop facilement négligé les forces de résistance du pouvoir, chez ceux qui le détiennent comme chez ceux qui le « subissent », il a sans doute trop rapidement balayé l’instinct de conservation, voire de réaction, le besoin parfois brutalement affiché d’ordre et de sécurité, le côté « rassurant » de l’autorité. Oui, on peut bien le regretter, mais l’histoire n’est pas anarchiste…
Tout cela ne fait que me confirmer dans mon point de vue originel : je suis trop pessimiste pour être anarchiste. Et si je m’affiche volontiers libertaire, c’est au nom d’un combat toujours à recommencer, et qui ne prendra sans doute jamais fin…
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