"L'Edition sans éditeurs", d'André Schiffrin
SCHIFFRIN (André), L’Édition sans éditeurs, traduit de l’américain par Michel Luxembourg, [s.l.], La Fabrique, 1999, 94 p.
Et le Nébal de poursuivre ses lectures éditoriales, cette fois avec un tout petit ouvrage, paru chez les ultra-gauchiss’ de La Fabrique. L’Édition sans éditeurs. Un titre qui peut prêter à confusion, tant il est susceptible de revêtir plusieurs sens (surtout chez des ultra-gauchiss’) ; et un titre qui, en l’occurrence, a été « emprunté » à un article de Jérôme Lindon paru dans Le Monde du 9 juin 1998. Mais l’essai n’est pas de Jérôme Lindon, mais d’André Schiffrin, lequel, pour avoir un prénom éminemment français, n’en est pas moins Américain.
Explication. André Schiffrin est le fils de Jacques Schiffrin, fondateur de La Pléiade. Au début, celle-ci était une maison d’édition indépendante, puis elle est devenue une prestigieuse collection au sein de la maison Gallimard (j’avais eu rapidement l’occasion d’en parler à l’occasion de la biographie de Gaston Gallimard par Pierre Assouline). Mais, pendant la deuxième guerre mondiale, Jacques Schiffrin, Juif d’origine russe, dut s’exiler. Il partit, avec d’autres émigrés, à New York. Et, pour des raisons de santé, il n’en revint jamais…
Là-bas, il fit la rencontre d’un autre exilé, Kurt Wolff, qui avait fondé une petite maison d’édition du nom de Pantheon Books. Il s’associa bientôt avec lui, et les deux hommes commencèrent à publier des auteurs allemands et français « résistants » ainsi que des classiques. Puis, rapidement, ils se virent offrir davantage d’opportunités, notamment avec la collection « Bollingen » accueillant les œuvres de Jung et de ses disciples. Et il y eut également d’autres grands succès, comme par exemple la traduction du I Ching, ou celle du Docteur Jivago de Boris Pasternak.
En raison de problèmes de santé, Jacques Schiffrin resta à New York après la fin de la guerre ; il y mourut en 1950 d’emphysème pulmonaire.
Son fils André travaillait également dans l’édition, tout d’abord à la New American Library, qui avait succédé aux Etats-Unis à Penguin Books. Son slogan était « de bons livres pour le plus grand nombre » (p. 24), et, à en croire l’auteur, ce n’était pas une imposture.
Mais il fut ensuite contacté, en 1961, pour travailler à Pantheon Books, accepta et y arriva au début de 1962. La maison était dans un sale état, mais on lui avait donné carte blanche pour redresser la situation. Ce qu’il fit, en commençant par publier des ouvrages pourtant très sérieux, notamment d’histoire dans une perspective marxiste, puis des œuvres de Foucault, et d’autres auteurs français tels que Edgar Morin, Georges Balandier ou Georges Duby, mais aussi les ouvrages les plus récents de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir, ainsi que de Marguerite Duras (L’Amant inclus, qui fut un best seller).
Jusqu’ici, tout allait bien dans le meilleur des mondes possibles. Mais le marché allait s’introduire dans l’histoire, et entraîner un véritable fiasco…
Pantheon Books faisait partie du groupe Random House, et, au moins, ne lui faisait pas perdre d’argent. Mais Random fut racheté par le géant de l’électronique et du divertissement RCA, dans une grande vague d’opérations similaires au même moment. Mais, très vite, RCA pensant avoir fait une mauvaise affaire, décida de vendre Random, qui fut racheté par le « tycoon » S.I. Newhouse. Celui-ci ne manqua pas de multiplier les assurances formelles quant à la pérennité du groupe et son indépendance… mais la réalité devait vite démentir cette fiction. S.I. Newhouse se révéla en effet être une sorte de grand patron à la Murdoch, et instaura très vite une politique du chiffre à Random, surtout à partir du moment où il nomma à sa tête Alberto Vitale, un homme qui se disait lui-même « trop occupé pour ouvrir un livre »… Il s’agissait désormais pour chaque titre d’être bénéficiaire. Parallèlement, des avances énormes étaient octroyées à des auteurs de best sellers pour les fidéliser. Le démantèlement de Pantheon Books semblait se préparer dans l’ombre. André Schiffrin et ses amis menacèrent de démissionner en bloc, ce qui entraîna un concert de protestations, et obligea pour un temps S.I. Newhouse à faire marche arrière et à publier des chiffres fantaisistes. Mais les faits étaient là : Random avait considérablement perdu de sa valeur, et en son sein Pantheon également. Et Random fut finalement racheté par le groupe Bertelsmann, dont la politique ne fut guère meilleure, exigeant des bénéfices impensables.
Aussi André Schiffrin alla-t-il voir ailleurs – il quitta Pantheon en 1990 –, et fonda une maison d’édition sans but lucratif, The New Press. Et l’ouvrage de se conclure sur une apologie des petites maisons d’édition, montrant tout leur potentiel – ce qu’il avait déjà fait auparavant avec Pantheon – tout en reconnaissant leurs limites, après avoir dénoncé le système de « l’édition sans éditeurs » tel qu’il est pratiqué par les grands groupes qui ne songent plus qu’au profit immédiat.
Or, ce que montre André Schiffrin, et avec des arguments assez intéressants, c’est qu’à agir ainsi, ces grands groupes courent à leur perte : l’expérience du rachat de Random par S.I. Newhouse l’a bien montré ; en l’espace de quelques années, cette politique du profit immédiat sur chaque titre a entraîné une baisse considérable du chiffre d’affaires ; parallèlement, le système des avances faramineuses aux auteurs de best sellers est à même de noyer en un rien de temps une entreprise jusqu’alors florissante…
Mais, au-delà, cette « édition sans éditeurs » dissimule toute une idéologie qui a bien d’autres effets pervers, et notamment une certaine collusion avec le pouvoir – illustrée par exemple par le cas Murdoch – qui aboutit à un véritable contrôle de la parole (c’est le titre de « la suite »), et même, autant le dire, à une authentique censure… qui vient se rajouter à une autre forme, plus pernicieuse, de censure, celle du marché. Enfin, ce système a également des répercussions sur les réseaux de distribution, et les petites librairies en souffrent également.
Le bref essai d’André Schiffrin, d’une lecture agréable, se montre dans l’ensemble très convaincant. En partant de son expérience personnelle, l’auteur argumente assez solidement pour aboutir à des conclusions qui semblent difficilement contestables. Son attaque des grands groupes tient assurément la route, si son apologie des petits éditeurs peut paraître parfois un brin utopique. Car il y a bien un brin d’utopie dans tout cela, une certaine confiance en l’homme que je ne suis pas certain d’éprouver (« les lecteurs n’ont pas disparu, il suffit d’aller les chercher », p. 81 ; je voudrais le croire, mais…) ; je reprocherai en même temps à l’auteur une certaine tendance au moralisme, parfois, qui peut être un tantinet agaçante.
Il n’en reste pas moins que L’Édition sans éditeurs est bien, comme le proclame haut et fort la quatrième de couverture, « un ouvrage révélateur et salutaire, indispensable pour ceux qui considèrent le livre comme autre chose qu’un « produit » et souhaitent le maintien d’une édition et d’une librairie indépendantes ».
« À suivre » (façon de parler, bien sûr) avec Le Contrôle de la parole, qui semble s’intéresser plus spécifiquement au cas français.
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