"L'Examen"
Un vieux truc…
Peu de temps après notre arrivée dans la grande cour froide et grise, on nous fit former des groupes de cinquante personnes. La méthode de classement semblait quelque peu anarchique : les cinquante premiers à être descendus formaient le premier groupe, et ainsi de suite ; on ne cherchait pas à nous trier par affinités, par âge, que sais-je ? Non, rien de tout cela.
Pour ma part, j'étais descendu parmi les derniers, à mon habitude : je répugne aux contorsions qui me permettraient de me faufiler entre les masses sombres des autres. Aussi, j'attendais, patiemment, que les autres sortent du bus. C'est ainsi que je vis les premiers groupes se former au travers de la vitre, tandis que j'étais plus ou moins confortablement installé à l'arrière du véhicule, sur un siège en faux cuir rebondi. Cinquante par cinquante, je les vis donc s'engager dans le grand bâtiment gris, la démarche rendue maladroite par le gel, tandis que je restais bien au chaud à ma place.
Il me fallut pourtant sortir, ainsi que les autres, ce à quoi je me résignai dans un soupir, sortant mollement de ma tanière pour affronter le froid. La plupart des bus étaient déjà partis, le mien était un des trois derniers. Il ne restait plus grand-monde. Cependant – était-ce dû au hasard ou bien à un savant calcul de notre administration ? – nous parvînmes malgré tout à former deux groupes de très exactement cinquante personnes, et nous dirigeâmes à notre tour vers le grand bâtiment gris. Quand il nous vit passer, le pas pressé et le souffle court – il devait bien y avoir une raison expliquant pourquoi nous avions été parmi les derniers à descendre –, le garde principal, un homme de forme quasi cubique, nous adressa un sourire narquois : « Les derniers seront les premiers ! ». Perfide. Mais cela ne suscita guère de réactions parmi mes semblables. Tous, nous avions sans doute l'habitude de ce genre de taquineries ; en tout cas, moi, il y avait longtemps que je ne m'offusquais plus de ce genre de remarques. Je connaissais ma valeur, pour sûr, quand ce minable garde ne savait rien ni de moi ni de ma vie ; il pouvait donc parler : moi, je savais où j'allais. Et, après tout, ce n'était pas la première fois que j'étais confronté à un examen.
L'aspect intérieur du bâtiment me surprit. D'extérieur, en effet, on eût dit un bâtiment scolaire typique : austère, morne, laid... fonctionnel, en somme. Je m'attendais à déambuler dans de froids couloirs de béton et de brique, aux murs lépreux et fissurés, sous des plafonds à moitié défoncés par le temps. Mais, bien au contraire, nous entrâmes dans un endroit très différent, riche d'une décoration subtile et sobre, aux couleurs apaisantes. Le hall, à vrai dire, me fascina littéralement, et quelques regards jetés alentour me persuadèrent vite que je n'étais pas le seul à éprouver cette surprise. D'instinct, notre groupe s'était arrêté juste après avoir franchi l'entrée, laissant juste l'espace nécessaire pour fermer la lourde porte qui nous cloîtra dans cette bonne chaleur que nous n'espérions guère trouver en ces lieux. Un petit toussotement du garde, grossier et explicite, nous incita toutefois à reprendre notre marche. Je déchantai rapidement : nous poursuivîmes notre route par des couloirs tels que je les craignais, et regrettâmes bien vite l'accueillante apparence du hall. Je ne savais pas s'il fallait y voir un indice pour notre examen, mais notais machinalement ce fait dans un coin de ma cervelle.
« Allons, allons ! Dépêchez un peu ! L'examen va bientôt commencer, veuillez gagner vos places », se mit à brailler une surveillante hors d'âge, caricaturale au possible. Le garde qui accompagnait notre groupe acquiesça du menton, et nous allâmes ainsi à marche forcée jusqu'au bout du couloir, où une flèche nous indiquait la salle d'examen.
« Allez ! Prenez place ! Les tables comportent chacune une étiquette portant nom, prénom, date et lieu de naissance. Mais dépêchez donc ! »
Je ne m'attendais pas à cela. Comment avaient-ils pu avoir le temps de préparer et disposer les étiquettes correspondant à notre groupe ? Ou bien savaient-ils déjà que le destin, ou ce que vous voudrez, exigeait que nous soyons précisément de ce groupe ? Y avait-il une fatalité qui faisait que moi, BONNET Bertrand 25 mai 1982 AUCH, ainsi qu'il était indiqué sur une table à ma gauche, je sortirais parmi les derniers, ferais partie du dernier groupe et aboutirais finalement à cette table précisément ?
« Allez ! »
Je laissai là mes interrogations et pris place, ainsi que mes comparses. L'examen allait bientôt commencer.
Je jetais un œil sur la salle dans laquelle nous nous trouvions : grise, froide. Fonctionnelle. Cinquante tables y étaient disposées avec une rectitude toute géométrique, au milieu desquelles circulaient trois examinateurs, invariablement grands, moustachus, et l'air sévère. Un tableau noir, au fond, attira mon regard. Je tentai, par jeu, de discerner quelque chose, un quelconque dessin, dans les traces laissées par de précédents usages, mais rien. En fait, il semblait authentiquement vierge. Sur chaque mur était poinçonné un planisphère, généralement dépassé. En tout cas, toutes ces cartes faisaient encore mention de l'Union soviétique. Rien d'autre, en fait. Et c'est bien ce que je trouvais angoissant dans cette pièce, où nous n'avions que la lumière artificielle de quelques néons vacillants pour nous éclairer : nulle fenêtre ne donnait sur l'extérieur, aussi triste fut-il. Je m'attendais à une longue baie vitrée, sale, et à des rideaux métalliques à moitié baissés, mais non. Des murs, rien que des murs, aux teintes sombres, et ornés de ces seuls planisphères. N'eussent été les tables, nous aurions fort bien pu imaginer nous trouver dans un quelconque parking souterrain.
« Allez, au travail ! », firent soudain, tous en chœur, les trois examinateurs se partageant la surveillance de notre salle. Et tous de se mettre à écrire. Quant à moi, prenant mon temps, je m'appliquais pour indiquer sur ma feuille mes nom, prénom, date et lieu de naissance. De mon écriture la plus soignée, et soulignée de rouge, j'inscrivais donc, en haut et à gauche de ma copie, BONNET Bertrand 25 mai 1982 Auch. Et j'attendais qu'on me distribue le sujet.
Un des examinateurs me regarda, hagard. Me tournant à gauche, à droite, je vis tous mes camarades absorbés par leur travail. On ne leur avait pas davantage distribué de sujet, mais ils écrivaient tous, très vite, avec une aisance que plus d'un semblait même trouver inhabituelle. Mes oreilles tendues captaient de toutes parts de petits gémissements de joie, des marques de complaisance ou d'autosatisfaction, voire des soupirs de dédain pour la facilité du devoir.
Je ne comprenais pas. Que devais-je faire ? Quel était l'objectif de ce devoir ? Quel était le sens de tout ceci ? Je commençais à paniquer, et, en sueur, à tressauter sur mon siège, inquiet, affolé, quémandant une aide quelconque aux examinateurs, que je suppliais de mes yeux de chien battu : que fallait-il faire ?
Quatre heures s'écoulèrent ainsi, puis la sonnerie survint. Tous les autres se levèrent comme un seul homme et rendirent leur copie. Je restais immobile.
Je n'avais pas écrit une ligne. Sur ma copie, on lisait seulement – et ça n'en devenait que plus absurde – BONNET Bertrand 25 mai 1982 AUCH.
La salle avait été désertée. Ne restait plus qu'un examinateur. Il se pencha sur moi, tapota mon épaule de sa règle en bois. Je relevai la tête vers lui. Dans un demi sourire, et sans même lire l'étiquette sur ma table ou sa reproduction sur ma copie, il fit : « Eh bien, M. BONNET ! (Il appuya fortement sur les deux syllabes, faisant sonner le double « n ».) Il semblerait que vous ayez échoué à l'examen ! Assumez-en donc les conséquences, que vous connaissez j'imagine ? »
Il fit un signe de tête à l'attention du garde, qui était resté dans l'angle près de la porte. Celui-ci s'avança vers moi, me fit me lever d'un geste brusque, et me raccompagna dans le couloir long, gris et froid. Nous ne passâmes pas par le hall, mais par une sortie de secours (j'entendais au loin les cris de joie de ceux qui avaient été reçus à l'examen). J'aboutis ainsi dans une nouvelle cour, aussi froide que la première, dans laquelle attendait un unique bus.
Je fus seul à y prendre place.
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