"L'Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet", de Reif Larsen
LARSEN (Reif), L’Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, [The Selected Works of T.S. Spivet], traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Hannah Pascal, [s.l.], NiL, [2009] 2010, 374 p.
Voilà un livre autour duquel j’aurais longtemps tourné avant que de m’y plonger (il faut dire que la quasi-vente forcée a un peu aidé). C’est que c’est intrigant, cette grosse bête au format peu commun, abondamment illustrée et émaillée de notes en tous sens. On devine le roman rare, sous le livre précieux. Osera-t-on avancer le mot « expérimental » ? Tout doucement, alors, dans un murmure. Mais cette forme peu ordinaire séduit d’amblée : c’est indubitablement un très bel objet que cet Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet, premier roman de Reif Larsen.
Reste à savoir si le fond vaut la forme. Je ne vous ferai pas languir : la réponse est oui, oh que oui. Et je peux d’ores et déjà remercier le perfide libraire qui a mis en avant cette production hors-normes, susurrant sans cesse à mes oreilles un non moins perfide : « Achète ! » Il avait raison, le bougre, ça valait le coup (coût ? ben, 21 €, c’est franchement pas élevé quand on voit l’ouvrage…).
Adonc. De nos jours, un ranch dans le Montana, avec des chevaux et des ignares de chèv’es. Une petite famille qui sort du commun : le père est un cow-boy jusqu’au bout du stetson, la mère (le Dr Clair) une scientifique absorbée par la chasse d’un insecte dont l’existence est plus que douteuse, et deux enfants, Gracie, reine de l’ennui, qui se retire plus qu’à son tour dans son cocon de pop sucrée, et notre héros, Tecumseh Sansonnet Spivet, éminent cartographe et auteur de dessins et schémas scientifiques qui lui ont valu une jolie renommée auprès du Smithsonian, à Washington, lequel a décidé de lui remettre le prestigieux prix Baird.
(Il y avait aussi un petit frère, Layton, mais…)
Le problème, évidemment – et ça, les gens du Smithsonian ne sont pas au courant –, c’est que T.S. Spivet n’a que douze ans.
Et après moult hésitations (le roman est un peu long à démarrer, j’ai trouvé), T.S. décide de l’accepter, ce prix, et de se rendre à Washington pour le gala du Smithsonian afin d’y prononcer un discours. Nouveau problème : ses parents ne savent rien de la carrière scientifique de leur petit prodige, et T.S. a trop peur – eh, c’est un enfant – pour leur dire la vérité. Alors, sur un coup de tête, il décide de fuguer, s’embarquant incognito dans un train de marchandises en direction de l’Est, tel un hobo des temps modernes (mais pas pour autant un chanteur à la gomme, heureusement).
Commence alors un long et – oui – extravagant périple à travers les Etats-Unis, qui verra le petit T.S. connaître bien des aventures, et lui donnera de nombreuses occasions de dresser cartes et schémas. Mais aussi de lire un carnet appartenant à sa mère, et qui, bien loin de se consacrer à la cicindèle vampire, consiste en une biographie sans doute romancée (horreur et consternation !) d’une ancêtre de la famille, Emma Osterville, première femme géologue du nouveau monde, et qui a pourtant, on ne sait trop pourquoi, épousé le premier des Tecumseh Spivet, à peine débarqué de sa Finlande natale, et grosso modo illettré. Un mystère.
Le roman est donc émaillé des « œuvres choisies » de T.S. Spivet, sélectionnées par son ami et mentor le Dr Yorn. Nombreuses cartes, de tout et n’importe quoi, du plus sérieux au plus futile (en apparence seulement, bien entendu) ; schémas et dessins scientifiques à l’avenant ; le tout agrémenté de nombreuses notes. On pourrait craindre une lecture rendue malaisée par l’abondance de ce matériau hors-texte ; il n’en est heureusement rien : la place de chaque note ou illustration est indiquée par une flèche, et le tout coule de source.
Si j’ai trouvé le roman un peu lent au démarrage (donc), c’est sans doute qu’il faut se faire à la plume de l’auteur, très belle et juste, mais toute en digressions : on passe sans cesse du coq à l’âne, dans un gros foutoir manquant singulièrement de méthode pour un scientifique en herbe ; mais on finit par s’y faire, et le récit n’en gagne que des dimensions supplémentaires. J’avouerai, d’ailleurs, avoir particulièrement apprécié le récit dans le récit constitué par la biographie d’Emma Osterville (dans une police différente), passionnante et humaine de bout en bout.
Mais cette humanité, mélange de simplicité enfantine et de complexité adulte, teintée d’une douce mélancolie, caractérise à vrai dire l’ensemble du récit de T.S. Spivet. C’est délirant, oui, mais pas vraiment drôle pour autant ; c’est surtout touchant, émouvant, sans jamais sombrer pour autant dans le pathos outrancier. Le côté décalé de l’intrigue et du narrateur n’y change rien : s’il est un véritable prodige, dans ce livre, c’est sa profonde humanité, mêlée d’une grande intelligence. Le périple se fait – bien évidemment – roman initiatique, mais la teneur des réflexions que cela suscite est très particulière, et on en a sans doute plus que ce à quoi on s’attendait. Ce n’est pas le moindre tour de force de cet Extravagant Voyage du jeune et prodigieux T.S. Spivet que de surprendre son lecteur presque à chaque page, au fil d’anecdotes improbables, et sur un ton qui est rarement celui auquel on s’attend. Tragi-comédie douce-amère, ce « road novel » étonne et enthousiasme : on se prend finalement rapidement d’affection pour Tecumseh Sansonnet Spivet, dont on partage les craintes et les remords ; il s’agit bien, à proprement parler, de sympathie.
Profondément humain, donc, intelligent, et, par-dessus tout, beau, que l’on parle du fond ou de la forme, ce premier roman est un vrai bijou, dont je ne peux que vous recommander chaudement la lecture.
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« Achète ! »
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