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"L'Homme au boulet rouge", de Jean-Patrick Manchette & Barth Jules Sussman

Publié le par Nébal

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MANCHETTE (Jean-Patrick) & SUSSMAN (Barth Jules), L’Homme au boulet rouge, préface de Doug Headline, Paris, Gallimard, coll. Folio Policier, [1972] 2006, 213 p.

 

Je l’avoue, je l’avoue : dans mon immonde inculture crasse, je n’avais jusqu’à présent jamais lu de Manchette (à part sa traduction de Watchmen, bien entendu, mais je ne suis pas sûr que ça compte). Et L’Homme au boulet rouge, son unique western, et par ailleurs une commande, travail alimentaire, ne constitue sans doute pas la meilleure des portes d’entrée à son œuvre. Mais voilà : c’est un western. Alors forcément...

 

Une petite explication s’impose quant aux deux noms au générique. Contexte : fin des années 1960, début des années 1970, le western connaît un important renouveau, cinématographique comme littéraire, notamment grâce à son travestissement transalpin. C’est dans ce cadre que le scénariste (quasi inconnu) Barth Jules Sussman écrit The Red Ball Gang, scénario d’un film qui ne sera finalement jamais tourné, mais dont on demandait déjà une novélisation ; et c’est donc Manchette, alors quasi inconnu lui aussi, qui s’y est collé, ce qui nous a donné L’Homme au boulet rouge.

 

Le futur auteur de polars sociaux travaille vite, mais renâcle à la tâche (il y a, dans le scénario originel, de nets accents « spaghetti » – forcément ? – et Manchette déteste ça, lui qui éprouve beaucoup plus d’intérêt pour les westerns classiques américains) ; plus tard, quand il reviendra sur les circonstances ayant entouré l’écriture de ce roman de commande, il ne se montrera guère satisfait, évoquant néanmoins des « digressions marxistes » plus ou moins saugrenues, typiques semble-t-il de sa production ultérieure (au début, je craignais un peu cet aspect, mais finalement ça passe plutôt bien).

 

On est donc loin d’une oeuvre majeure, et c’est sans doute le seul nom de Manchette, sur lequel on a capitalisé (uh uh), qui explique cette réédition tardive, quand le roman était à peu de choses près sombré dans l’oubli entre-temps. Reste néanmoins un western assez atypique, et qui, ma foi, se lit fort bien ; un roman correct, disons, qui sent effectivement la commande effectuée avec plus ou moins d’envie (on n’osera vraiment pas parler de passion...), mais qui reste un divertissement passable ; guère plus, mais ce n’est déjà pas si mal.

 

Le roman débute en 1871 au Texas (mais Manchette ne peut s’empêcher, dans le premier paragraphe, de faire un détour par la Commune de Paris, ce qui a le mérite de clarifier les choses...). L’insoumis Greene, notre héros, a écopé d’une vilaine peine d’emprisonnement, et se retrouve « loué », avec d’autres prisonniers, à un entrepreneur vach’ment entreprenant, le paternaliste Potts, qui a décidé de planter du coton dans cette zone qui ne lui convient guère. Disons les choses, c’est un véritable bagne. Et Greene, à la première occasion (pas super crédible, au passage), de prendre la poudre d’escampette... Il se fait reprendre, bien entendu : lourde aggravation de sa peine, et il est renvoyé, en compagnie de fort mauvaises graines, dans la plantation qu’il avait eu l’indélicatesse de quitter sans un adieu ; il a désormais, de même que ses « camarades », un boulet rouge au pied... mais ne compte pas pour autant se laisser faire, et plier aux injonctions de Potts ou sous les coups du contremaître Pruitt. Peu importe la surveillance d’un tireur d’élite sempiternellement aux aguets, Greene compte bien à nouveau se faire la malle, tant qu’à faire pour retrouver la douce Callie, charmante prostituée des environs.

 

En fait de western, L’Homme au boulet rouge est donc plutôt une sorte de roman carcéral. On n’y verra pas vraiment de cow-boys ou d’indiens, tout juste un shérif de passage. À peu de choses près, l’histoire pourrait aussi bien se passer à Cayenne ou dans quelque autre enfer de travail forcé où, au hasard, on aurait déporté des communards... On retrouve cependant, malgré l’auteur sans doute, quelque aspect « spaghetti » dans ce roman, où la morale est pour le moins malmenée, et, s’il y a un héros, c’est dans une version taciturne qui ne manque pas d’évoquer, disons, l’homme sans nom incarné par Clint Eastwood dans la « trilogie des dollars ».

 

Mais là n’est sans doute pas l’important. La réussite (relative, hein, mais on parlera de réussite quand même) de cette œuvre de commande réside sans doute dans sa critique ouverte du capitalisme, de l’exploitation des travailleurs, et, bien souvent, de leur servitude volontaire. Les « digressions marxistes » annoncées, surtout sensibles au niveau du vocabulaire, ne viennent pas plomber le récit, mais bien au contraire lui donnent toute son ampleur. Mention spéciale, sous cet angle, à la figure très réussie de Potts, salaud sans l’être totalement, capitaliste vaguement condescendant obsédé par ses seuls profits et qui se fout du reste. Le vrai méchant de l’histoire, finalement, est sans doute la brute Pruitt, archétype du maton vicieux qui prend son pied à imposer son autorité à la racaille à grands coups de gourdin dans la tronche. Mais les autres personnages ne sont pas en reste, notamment, mais pas seulement, les autres boulets rouges. Et cela nous vaut quelques séquences ouvertement politiques plutôt intéressantes et assez lucides sans doute – l’épisode de la grève, puis celui de la course aux putes...

 

Ajoutons que, malgré les plaintes de Manchette à ce sujet, les dialogues, quelle que soit leur réelle paternité, sont assez efficaces, dans le genre cinglant et vaguement gouailleur. Malgré la commande, la plume n’est pas désagréable, plus généralement, et le roman se lit tout seul, rythmé par des chapitres très courts et une narration qui va à l’essentiel.

 

Aussi est-on tenté de passer sur les inévitables faiblesses du roman, au cadre flou (mais est-ce vraiment un problème ?), pas toujours hyper crédible, et quelque peu desservi par une fin précipitée, cinématographique certes, mais qui donne quand même une vague impression de bâclage. Malgré tout cela, L’Homme au boulet rouge reste un roman correct, qui se lit bien. On n’en fera certainement pas un chef-d’œuvre du genre (et quel genre, d’ailleurs ?), et ce n’est probablement pas ce que Manchette a fait de mieux, mais on ne va pas cracher dans la soupe pour autant : fidèle à sa commande, l’auteur a livré un roman court et très certainement efficace, tout en y infusant un peu de sa personne. Pas si mal, donc.

CITRIQ

Commenter cet article

A
À noter les incursions SF de Manchette (dans un des Rivages, je crois), avec un Paris post-apocalyptique parcouru de machines de guerre bringuebalantes. Pas mal. Le type est passionnant, de toute<br /> manière. Un personnage qui évoque un peu Boris Vian, même si je suis moins convaincu par l'aspect politique de son œuvre (voir Nada, un peu daté à mon goût)
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E
Marrant la génèse de ce bouquin… C'est là où on se dit qu'être auteur est parfois tout sauf simple !
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P
Jamais lu de... Bon, alors, on arrête les bêtises et on se procure fissa le Quarto à Manchette consacré. On ajoute les deux volumes de chroniques chez Rivages, et hop ! On découvre un des meilleurs<br /> auteurs français des cinquante dernières années. ;)
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N
<br /> <br /> Ca se fera sans doute un de ces jours...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Le truc, c'est que j'ai longtemps été rétif au polar, et probablement encore davantage au roman noir "social", pour de bêtes préjugés sans doute. Mais je change...<br /> <br /> <br /> <br />
U
Il y a dans ce roman des passages géniaux (les fameuses digressions marxistes) ! Mais effectivement, Manchette a fait bien mieux par la suite.
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N
<br /> <br /> Je n'en doute pas.<br /> <br /> <br /> <br />