"L'Homme des vallées perdues", de Jack Schaefer
SCHAEFER (Jack), L’Homme des vallées perdues (Shane), [Shane], traduit de l’américain par Éric Chédaille, préface de Michel Le Bris, Paris, Phébus, coll. Libretto, [1949, 1997] 2012, 182 p.
Bon, eh bien, il est temps de l’entamer, ce « Western Winter », non ? Et avec un morceau de choix, puisque L’Homme des vallées perdues, également connu en français sous son titre original de Shane, place la barre très haut. Et si je n’en ferais probablement pas le chef-d’œuvre absolu dont parle Michel Le Bris dans son enthousiaste préface – il ne me paraît pas à même de rivaliser avec des monstres extrêmement ambitieux tels Lonesome Dove ou, plus proche chronologiquement, Warlock ; on peut par contre parler de « chef-d’œuvre » au sens d’œuvre fondatrice, d’un genre et d’une carrière –, il est cependant clair que nous avons là affaire à un excellent roman, un western de haute volée qui mérite amplement le détour.
Shane, c’est ce mystérieux cavalier qui surgit un jour de 1889 dans une petite ferme du Wyoming, et qui va en bouleverser le train-train quotidien. Qui est-il, au juste ? On ne le saura jamais vraiment, même si l’on peut supposer bien des choses. Finalement, à cette question, ne sera apportée qu’une seule réponse, comme un leitmotiv tautologique : il est Shane. Et Shane est un héros, une figure bigger than life, un surhomme qui fascine le petit Bob Starrett, notre narrateur. Ce n’est pas une figure paternelle de remplacement, non, Joe Starrett est bien présent, un homme loyal et droit, digne d’admiration… Shane, à vrai dire, est hors-concours.
Pourtant, longtemps, Shane n’adopte pas un comportement typique du héros de l’Ouest, celui qui justifie des guillemets, paradoxalement. Il a une arme, mais ne la porte pas. Il en impose, mais semble préférer subir les quolibets plutôt que de répondre avec ses poings – dès l’instant qu’il est le seul concerné, en tout cas. Mais si l’on s’en prend aux Starrett… Nous n’en sommes pas encore là. L’important, c’est que, dès les premières pages, Shane brille par son charisme incroyable, son magnétisme quasi divin.
Joe Starrett lui propose, à tout hasard, de rester pour l’aider à la ferme. Et Shane d’accepter. Une décision qui ne manquera pas de susciter des remous. En effet, Shane va ainsi se retrouver impliqué dans le conflit latent opposant les fermiers tel Joe, immigrants qui ont acquis une concession auprès de l’État, au tout puissant éleveur Fletcher et à ses cow-boys, reliques d’un proche passé mythique, où la seule loi était celle du plus fort. Deux mondes qui s’affrontent, deux conceptions de la Frontière, deux âges de la colonisation.
Shane, dès lors – parce qu’il est Shane – sera amené à se révéler pleinement, et ne pourra pas éternellement tendre l’autre joue, encore qu’il ait bien quelque chose d’une figure christique. L’affaire se soldera inévitablement l’arme au poing. Et tout cela sous les yeux du petit Bob, qui restera à jamais marqué par cette rencontre, par ce personnage énigmatique, ce cavalier dont on ne sait à peu près rien.
C’est avant tout cela qui séduit dans L’Homme des vallées perdues. C’est, autant le dire, une des plus belles figures de héros que j’aie jamais rencontrée en littérature. Et le fait que ce héros soit perçu à travers le regard d’un enfant n’est en rien anodin. Shane, c’est le personnage hors du commun qui fait rêver les mioches, celui qu’ils aimeraient être quand ils jouent – évidemment – aux cow-boys et aux Indiens ; même si, dans l’histoire, les cow-boys sont de l’autre côté de la barrière… Bob, on s’en doute, a bien plus de chances de devenir un homme loyal et droit tel son père, ainsi que le lui enjoint Shane, qu’un ersatz – de toute façon condamné dans un monde qui va trop vite – de ce cavalier solitaire et mystérieux qui vient et repart comme un envoyé de Dieu pour exercer ses miracles. Mais Bob rêve. Et le lecteur rêve avec lui.
Superbe figure, donc, que ce Shane, qui m’a évoqué des personnages incarnés au cinéma par le très magnétique également Clint Eastwood : quelque part entre l’homme sans nom de la « trilogie des dollars », peut-être, pour son passé trouble, le Pale Rider christique (donc)… et, aussi, le damné d’Impitoyable.
Et superbe roman que cet Homme des vallées perdues, d’une sensibilité et d’une justesse admirables, rêve de gosse qui prend magnifiquement corps, avec un cadre à la mesure du héros, même si l’histoire, par une ironie amère, a quelque chose de l’enfantillage, des rivalités de gamins orgueilleux jouant un jeu qui les dépasse dans un bac à sable aux dimensions du monde.
Une excellente entrée en matière, donc, pour ce « Western Winter ». Et, après l’imposant Mason & Dixon, une lecture libératoire qui m’a fait un bien fou, qui a coulé toute seule, et m’a laissé aussi émerveillé que le petit Bob. Chaudement recommandé.
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