"L'Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables", de Philip K. Dick
DICK (Philip K.), L’Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables, [The Man Whose Teeth Were All Exactly Alike], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Paul Gratias, Paris, J’ai lu, [1984] 2012, 443 p.
Nouvelle tentative auprès des romans dits « de littérature générale » de Philip K. Dick, après l’expérience passablement désastreuse de Sur le territoire de Milton Lumky, que j’avais été incapable d’achever. Mais bon : on est un petit fan ou on ne l’est pas, hein. Alors je me suis risqué, malgré tout, à la lecture de cet Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables (sacré titre, tout de même)… et je ne l’ai pas regretté, dans la mesure où c’était incomparablement plus intéressant ; pas exceptionnel, non, sûrement pas, mais assez sympathique, tout de même, et très lisible.
Nous sommes à Carquinez, dans le Comté de Marin, Californie, une zone rurale habitée par un mélange hétéroclite de gros fermiers et de petits bourgeois, généralement très conservateurs. Le roman se focalise pour l’essentiel sur deux couples. Tout d’abord, Leo Runcible, qui est juif en plus d’être un agent immobilier cupide, ce qui fait beaucoup pour un seul homme, et sa femme Janet, bobonne pochtronne vouant une admiration sans faille à son époux. Ensuite, Walt Dombrosio, une sorte de designer, et sa dynamique épouse Sherry, issue d’une bonne famille et qui aimerait bien porter la culotte.
Un jour, Walt a l’idée saugrenue d’inviter à dîner à la maison… un NÈGRE. Scandale ! La petite communauté n’y est pas habituée, et ça jase très vite ; surtout, ça fait rater une vente à Leo Runcible, aussi raciste que les autres, mais qui s’emporte contre des amis auprès desquels il était sur le point de parvenir à ses fins, mais qui sont rebutés à l’idée d’habiter un endroit où pourraient se trouver des Noirs… Fascistes ! Lui, il a fait la guerre contre les nazis ! Mais ça ne l’empêche pas de passer un savon téléphonique à Walt, rendu responsable de l’échec de sa vente, et c’est le début d’une guéguerre stupide et interminable entre les deux hommes, qui atteindra son apogée lorsque Leo trouvera dans sa propriété des ossements étranges, qui pourraient bien appartenir à un homme de Neandertal, chose inouïe en Amérique. D’où le titre.
Cependant, si l’affrontement des deux hommes constitue la trame du roman, ce dernier événement, pour important qu’il soit, est assez tardif. Le roman se centre surtout sur l’étude de caractères, ces deux couples rongés par la mesquinerie et l’égoïsme. Des personnages éminemment dickiens, Walt au premier chef, qui joue au petit artisan dans son garage, est aussi paranoïaque qu’incohérent, et d’un sexisme à faire peur (ou plutôt, le plus souvent, sourire…).
Suite à une dénonciation de Leo, Walt s’est vu temporairement retirer son permis, pour conduite en état d’ivresse ; or il travaille à San Francisco… C’est donc sa femme qui doit le conduire tous les jours, ce qu’il vit déjà assez mal. Mais les choses s’aggravent quand Sherry se met en tête, du coup, de trouver elle-même un travail. Quoi ? Une épouse, travailler ? Ce n’est pas son rôle ! La femme est là pour faire la cuisine et des enfants, c’est l’homme qui travaille ! Mais Sherry arrive à ses fins, et tout dégénère, jusqu’à un mémorable « viol domestique » qui tient de la basse vengeance. Le couple se déchire ainsi stupidement, pour le plus grand plaisir du lecteur (un peu sadique, et probablement un chouia décontenancé par l’état d’esprit foncièrement rétrograde dont font preuve les personnages du roman, qui sent son époque).
Et, sans être brillant, n’exagérons rien, c’est très amusant. Contrairement à Sur le territoire de Milton Lumky, qui revendiquait pourtant ce caractère, L’Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables est un roman fort drôle, porté par des personnages aux petits oignons malgré leurs incohérences typiquement dickiennes.
On y trouve en outre – sans surprise, et ça fait partie de l’intérêt de la chose – bien des éléments qui caractériseront la production science-fictive de l’auteur (à vrai dire, ce roman a lui-même une très légère touche SF, avec cette histoire d’homme de Neandertal). C’est donc très flagrant pour ce qui est des personnages, Walt en tête (jusqu’à sa position quant à l’avortement, qui nous rappelle une des pires nouvelles de Dick, bien plus tardive), mais pas seulement. L’atmosphère générale de paranoïa virant facilement à la monomanie et/ou à la dépression est également assez symptomatique. Et l’on trouve, ici ou là, des allusions qui font « tilt ».
Je n’irai pas jusqu’à recommander franchement ce roman, faut pas pousser mémé dans les orties sauf si elle le demande, mais, pour ma part, en bon dickien fanatique, et contrairement à mes craintes premières, je me suis bien marré. On n’est certainement pas en présence d’un chef-d’œuvre, mais L’Homme dont toutes les dents étaient exactement semblables, pour un « litt’ gén’ » dickien, reste tout à fait honorable, et n’a rien de honteux. Plutôt une bonne pioche, donc, et j’en suis le premier surpris. On verra bien ce qu’il en sera des autres, même si là, mon scepticisme revient en force…
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