La Cité des asphyxiés, de Régis Messac
MESSAC (Régis), La Cité des asphyxiés, préface de Roger Bozzetto, postface de Natacha Vas Deyres, Paris, Ex nihilo, 2010, 326 p.
Ma chronique se trouvait sur le défunt Cafard cosmique... La revoici.
La belle entreprise de réédition des œuvres de Régis Messac, initiée depuis quelque temps par la Société des amis de Régis Messac, poursuit son petit bonhomme de chemin, et commence à prendre forme. On avait ainsi pu lire l’excellent Quinzinzinzili, repris chez L’Arbre Vengeur ; mais, en la matière, les éditions Ex Nihilo se sont montrées plus volontaires en publiant pas moins de neuf volumes de Régis Messac ces dernières années – parmi lesquels on retiendra notamment le caustique roman Valcrétin ou l’essai Les Premières Utopies. Le dernier en date est La Cité des asphyxiés, roman de « merveilleux-scientifique » originellement publié en 1937.
Le scientifique de génie Rodolphe Carnage a inventé une machine extraordinaire : un « chronoscope », qui permet de voir dans le futur. La découverte, installée dans la « salle T » de son laboratoire de Passy, laisse sa compagne, la bien nommée Belle Sims, fille d’un fameux physicien, relativement indifférente. Mais elle fascine littéralement (le bien nommé également) Sylvain Le Cateau, petit bourgeois médiocre, ami d’enfance de Carnage. Or, un jour, un accident se produit : sans que l’on sache trop comment ni pourquoi – ce qui, avouons-le, est bien pratique pour l’auteur… – la machine projette Le Cateau plusieurs milliers d’années dans le futur, sans espoir de retour. Mais si le « héros » ne peut pas revenir, il peut cependant toujours communiquer – dans un seul sens – avec son ami Carnage et sa Belle par le biais du chronoscope… Belle Sims méprise le falot anti-héros, mais elle entreprend néanmoins de noter tous les « rapports » que celui-ci émet du futur, sous la forme de trois « fragments ».
Or la Terre a bien changé entre-temps. La surface est devenue inhabitable, et l’air l’a abandonnée. Les humains – ou leurs descendants, petits, chauves et plus ou moins télépathes – se sont réfugiés dans les entrailles de la planète, dans un monde souterrain hallucinant et absurde. Le Cateau y débarque tel le proverbial étranger arrivant en Utopie. Et, à première vue, le système tel qu’il le voit fonctionner a bien l’air parfait ; pourtant, Le Cateau ne peut s’empêcher d’avoir des doutes… et, bientôt, des failles apparaissent dans le système, et l’utopie se mue en dystopie.
Cependant, à la différence de l’étranger accueilli à bras ouverts et qui se voit offrir une visite guidée de l’Utopie, Le Cateau – par ailleurs un peu dur de la comprenette – est un homme désespérément seul dans cette époque, quand bien même il parvient à se faire des amis… et des petites amies (on notera l’érotisme ambigu de certaines séquences, étonnant pour un roman « de SF » de 1937). Par voie de conséquence, il se trompe souvent dans son analyse, et trompe le lecteur en même temps – une idée intéressante de Messac, très judicieusement employée.
Il faut reconnaître que le monde dans lequel il tombe est d’une complexité effarante et totalement étranger aux préoccupations d’un petit bourgeois de Passy du « siècle XX ». L’organisation hiérarchique de la société, par exemple : si l’on comprend vite que les bovrils sont au sommet et les zeroes à la base, on a de quoi se perdre entre-temps entre les pubils, cubils, ferlons, gorils, etc. Sans parler, bien sûr, des Zyntels-Ecuels, toujours prêts à s’entretuer pour des questions de préséance… Mais tout est si étrange, dans ce monde où les hommes doivent fabriquer de l’air pour survivre, et où les zeroes sont toujours au bord de l’asphyxie quand les bovrils, eux, bénéficient d’air « de luxe » ! Et comment le fabriquent-ils, d’abord, cet air ? Qu’est-ce que ça signifie, donner son « san » pour La-Pah-Trîh ? Et qu’apprend-t-on, au juste, dans la Grande Cônerie ? Et c’est quoi, les six nés nains ? et les mantrys ? et les pompes célèbres ? et les dix putains ? Oui, Sylvain a bien des choses à apprendre…
Sur ce canevas, assumant clairement la filiation entre utopie, voyages extraordinaires et science-fiction, Régis Messac brode un roman double, pour ne pas dire bicéphale, mêlant l’imaginaire scientifique vernien et la satire sociale voltairienne ou swiftienne (avec un goût prononcé, et si délicieux, pour le cynisme et la méchanceté pure et simple…).
Sur le premier tableau, Messac se montre inégal : certes, le monde qu’il nous dépeint est fascinant, mais – outre qu’il n’a rien d’un grand styliste – il tend à s’éparpiller quelque peu et à s’étendre sur des « passages obligés », typiquement verniens, parfois à la limite de l’ennui, et qui n’apportent pas forcément grand chose au roman. Si quelques descriptions se montrent particulièrement savoureuses, d’autres sont assez lourdes, et ce n’est certes pas ici que Messac se montre à son meilleur.
Mais, par contre, quel merveilleux satiriste ! C’est à n’en pas douter ici que Régis Messac brille de mille feux – ainsi qu’on avait déjà pu le constater dans de précédentes rééditions, comme Quinzinzinzili ou Valcrétin. Il se montre particulièrement sévère pour la société de son temps – bien entendu celle qu’il vise, derrière le prétexte de La-Pah-Trîh… Tout y passe : l’organisation politique, économique et sociale, le système éducatif – un cheval de bataille classique pour Messac –, la religion, la morale, le patriotisme, tout, absolument tout. Rien n’est épargné par la plume à l’humour ravageur (et très noir, naturellement…) de Messac, qui s’en donne à cœur-joie, et n’hésite pas à verser dans les calembours les plus grotesques, voire dans la scatologie la plus éhontée.
On a pu faire, selon Roger Bozzetto dans sa préface, une lecture marxiste de La Cité des asphyxiés. Sans doute, oui… mais cela paraît bien trop sérieux au regard de l’excellente mauvaise blague que constitue ce roman dans ses meilleurs moments ; et il serait sans doute regrettable de le réduire ainsi à un dogme plutôt qu’un autre : de par son nihilisme ravageur, le roman semble bien plus anti-dogmatique par définition, et, si l’on y tient, anarchisant plutôt qu’anarchiste…
Mais évoquons justement cette préface : elle n’est pas inintéressante, loin de là, mais on en déconseillera très fortement la lecture préalable au roman… du moins si le lecteur entend conserver le moindre élément de surprise, puisque Roger Bozzetto raconte tout, et déflore tous les meilleurs gags. Quelle idée, du coup, d’en faire une préface… Quant à la postface de Natacha Vas Deyres, intitulée « Régis Messac et les femmes », c’est une lecture féministe [EDIT : qualificatif à débattre, oui...] de la vie et de l’œuvre de Régis Messac en général et de La Cité des asphyxiés en particulier. Pour ce qui est du « général », on suivra volontiers l’auteur ; mais, pour ce qui est de ce roman précis, on pourra trouver sa lecture quelque peu idéaliste…
Roman bicéphale, La Cité des asphyxiés n’atteint pas la perfection d’un Quinzinzinzili. Mais il reste un bel exemple de « merveilleux-scientifique » utilisé à bon escient pour livrer une critique sociale mordante et hilarante, hélas toujours d’actualité. Si le roman n’est pas parfait, s’il se montre sans doute trop long et pèche par certains excès verniens, il n’en confirme pas moins le talent de Régis Messac et la nécessité de redécouvrir son œuvre.
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