La Course au Paradis, de J.G. Ballard
BALLARD (J.G.), La Course au Paradis, [Rushing to Paradise], traduit de l’anglais par Bernard Sigaud, Paris, Denoël, [1994] 2010, 405 p.
Ma chronique se trouvait sur le défunt site du Cafard cosmique... La revoici.
Il semble aller de soi, en dépit de sa couverture gris-métal éminemment connotée – on fermera les yeux sur le bandeau, et, tant qu’à faire, on ne lira pas la quatrième de couverture –, que La Course au Paradis ne soit pas un roman de science-fiction – d’où son étrange positionnement hors-collection, mais pas en « Denoël & d’ailleurs » pour autant (?). Après tout, hein, il ne serait jamais venu à l’idée, un an après la publication du roman (1994), au Gouvernement français du président Jacques Chirac de faire comme dans le livre et d’envoyer ses soldats faire joujou avec des bombes atomiques sur un îlot paumé du Pacifique, au grand dam de la communauté internationale et des écologistes au premier chef ? Toute ressemblance avec des faits réels, etc.
Avec La Course au Paradis, roman parfois qualifié de « mineur » – c’est à voir – mais assurément polémique, nous sommes en plein dans le « présent visionnaire » cher à J.G. Ballard. On a parlé de roman prophétique, ce qui est peut-être un peu exagéré, cependant ; et Ballard pouvait en outre s’inspirer d’un fâcheux précédent, la fameuse affaire du Rainbow Warrior. Science-fiction ou pas, alors ? À vrai dire – qu’on nous pardonne cette réponse de Normand – tout dépend de la définition que l’on en donne, et il n’est sans doute guère opportun de lever ici le serpent de mer. D’autant qu’il y a plus intéressant à pêcher.
« Sauvez les albatros ! » Voilà le cri de guerre du Dr Barbara Rafferty, militante écologiste hors-normes aux allures de clocharde, ulcérée par la menace française de rompre le moratoire concernant les essais nucléaires sur l’îlot de Saint-Esprit, à quelque distance de Tahiti. C’est en effet un refuge naturel pour les albatros, espèce menacée, et elle entend bien le faire savoir. Par tous les moyens. Mais seule : pas question pour elle de militer au sein de Greenpeace et compagnie, et les grandes associations écologistes ne semblent pas s’en porter plus mal… Elle finit pourtant par trouver deux sympathisants à sa cause : le bourru Kimo, qui rêve d’un royaume hawaïen indépendant, et le jeune Anglais Neil Dempsey, orphelin de père, nageur émérite, et candide comme c’est pas permis. C’est à travers le regard de Neil, bien entendu, que nous vivrons cette histoire. Mais Neil, à vrai dire, s’en moque un peu, des albatros : lui, ce qui le botte, c’est la perspective des essais nucléaires ; et, il ne s’en cache pas, la fascination qu’il éprouve pour l’énergique Dr Barbara.
Mais leur expédition se solde par une bavure des soldats français, qui tirent sur Neil et le blessent au pied. Scandale ! La communauté internationale s’émeut, prend parti, et bientôt se monte une deuxième expédition, plus conséquente… qui fait plier les autorités françaises (plus ou moins représentées, pour l’anecdote, par un « voyagiste » du nom de Kouchner, ça ne s’invente pas…). Et le Dr Rafferty et ses joyeux camarades de prendre possession de Saint-Esprit au nom des droits de l’animal, et d’en faire un sanctuaire pour les espèces menacées, sous les applaudissements du public.
Nous avons donc une sympathique bande d’écologistes gentiment couillons, qui décident de jouer d’eux-mêmes aux « Robinsons suisses ». Mais – ce n’est un secret pour personne – l’enfer est pavé de bonnes intentions. Et les bonnes intentions, ils n’en manquent pas… Sous la houlette du Dr Barbara, les gamineries de l’utopie écolo-bobo paisiblement régressive de Saint-Esprit tournent à Sa Majesté des Mouches… avant de se muer en une tyrannie sectaire, portée essentiellement sur le délire féministe à poil dur option sécateurs, le Dr Barbara faisant dans l’émulation radicale de Valerie Solanas.
Débutant comme une farce grotesque – et très drôle, ce qui n’arrive pas tous les jours chez Ballard –, La Course au Paradis tourne ainsi progressivement au cauchemar dystopique, riche en scènes d’horreur pure – qui trouvent peut-être leur origine dans les souvenirs d’enfance de l’auteur ? –, avec une efficacité indéniable.
Roman grinçant, mal élevé, politiquement très incorrect, c’est en outre un réquisitoire vibrant de colère et de dépit contre toutes les sottises, les hypocrisies, les lâchetés, les médiocrités, qui trop souvent vont de pair avec « l’engagement », a fortiori de « bonne conscience », et peuvent le faire tourner au fanatisme quand l’idéologie, biaisée par un gourou, prend le pas sur la réalité. À l’heure de l’écologisme triomphant et du faux féminisme instrumentalisé pour servir les moins nobles des causes [EDIT : Hou-là... Mais halte au feu ! Promis, j'ai changé depuis 2011...], on comprendra que ce roman n’a rien perdu de sa force. Bien au contraire, il n’a peut-être jamais été autant d’actualité, même si la question des essais nucléaires ne se pose plus ; où l’on voit bien que celle-ci n’était qu’un prétexte…
Roman « mineur », alors ? Probablement pas. Cette réédition tombe à pic, accompagnant l’indispensable troisième tome de l’intégrale des nouvelles de Ballard chez Tristram, pour nous rappeler à quel point l’auteur britannique fut un observateur lucide de son temps. Certes, en usant des registres de la farce et de la dystopie, il tend nécessairement à l’exagération, d’aucuns diraient à la caricature ; mais c’est après tout bien de cela qu’il s’agit, étymologiquement : une « charge », qui grossit et alourdit les traits, mais qui, en même temps, fond sur l’ennemi sans faire dans le détail. Ce qui, de temps à autre, se révèle salutaire ; surtout quand, comme ici, on n’ose guère pointer du doigt les dérives pourtant éclatantes qui font l’objet du réquisitoire.
La Course au Paradis se révèle donc au final une réédition bienvenue d’un roman aussi intelligent que palpitant. Certes, on n’en fera pas le sommet de l’œuvre ballardienne – il y a sans doute un monde entre ce roman et la « Trilogie de béton » ou les plus brillantes des « Apocalypses » –, mais c’est néanmoins une lecture qui vaut amplement le détour, un roman drôle et effrayant, pertinent et irrévérencieux, bien digne du talent de son auteur.
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