"La Loi", de Frédéric Bastiat
BASTIAT (Frédéric), La Loi, [s.l.], [n.c.] [1850] 2012, [édition numérique]
Frédéric Bastiat, homme politique mais surtout économiste, fait à n’en pas douter partie des grands noms du libéralisme français, aux côtés d’un Montesquieu, d’un Constant ou d’un Tocqueville (encore que son attachement à l’économie politique le place peut-être davantage dans la filiation de Say). Cependant, je dois avouer que, jusqu’à ma lecture de ce pamphlet rédigé un an avant la mort de son auteur (et qui tombe en plein sur ma période de prédilection, à savoir la IIe République : chouette !), je ne connaissais de lui guère plus que son nom. Une lacune à combler. D’où mon intérêt pour ce court texte virulent, qui s’intéresse à la question si fondamentale pour le libéralisme politique (mais pas seulement) du rôle de la loi.
L’auteur s’inscrit ici dans une tradition que l’on pourrait faire remonter au moins à Locke, et que l’on pourrait qualifier de jusnaturaliste (même si les termes d’état de nature et de droit naturel ne sont pas employés). Demeure l’idée que l’homme « tient certainement de la nature, de Dieu, le droit de défendre sa Personne, sa Liberté, sa Propriété ». Qu’est-ce alors que la loi ? Dans une perspective qui ne manque pas cette fois d’évoquer Constant et sa « liberté des modernes » (voyez ici), c’est « l’organisation collective du droit individuel de légitime défense ». Entendue ainsi, et comme Bastiat ne cesse de le répéter à la fin de son opuscule, « la Loi, c’est la Justice ».
Mais ceci correspond à un idéal. Dans les faits, la notion de loi est pervertie, notamment dans le domaine économique qui, pour Bastiat, précède le politique (idée que j’ai toujours trouvé pour ma part extrêmement fâcheuse…), et, au nom de l’égalité et de la fraternité, on en vient à violer la liberté. La loi devient alors un instrument de spoliation (celle-ci pouvant être cependant également extra-légale).
Bastiat écrit en 1850, dans le cadre de la IIe République. Ce n’est pas sans incidence : en 1848, le suffrage universel a été proclamé, et le socialisme occupe de plus en plus le devant de la scène. Il s’agit dès lors pour Bastiat de démontrer les contradictions du camp démocrate-socialiste (contradictions qui, à l’en croire, caractérisent déjà ne serait-ce que cette dénomination), et de combattre avec fougue l’idée de toute spoliation légale, que celle-ci se fonde sur l’égoisme de quelques-uns ou sur des intentions philanthropiques non moins néfastes à ses yeux.
Mais on ne doit pas cette idée de spoliation légale au seul socialisme (personnalisé essentiellement dans ce texte par Louis Blanc – le pauvre…). Pour Bastiat, elle est un héritage de la philosophie politique classique et des conceptions généralement enseignées sur les rôles respectifs de l’État et de la loi. C’est ainsi que, plutôt que de s’en prendre directement aux théoriciens socialistes (Louis Blanc excepté ; et, bien sûr, on ne saurait oublier, même s’il n’y en a pas d’écho ici, la polémique de l’auteur avec Proudhon), Bastiat prend ses exemples chez des auteurs antérieurs : Bossuet, Fénelon, Montesquieu (eh…), Rousseau (logique), Raynal, Mably, Condillac, puis les Jacobins et Bonaparte.
Et Bastiat de dénoncer ici l’arrogance des législateurs, de Lycurgue (l’exemple qui revient toujours) à Louis Blanc, qui font de leurs conceptions politiques et morales les seules valables, qui doivent être imposées de l’extérieur à la masse passive, amorphe et ignorante des gouvernés. Bastiat, lui – et l’on voit ici l’aspect « économiste » de sa conception –, veut croire à la spontanéité, à l’équilibre, à l’harmonie d’un gouvernement sans contrainte, de ce gouvernement dans lequel « la Loi, c’est la Justice ». Position très optimiste, mais qui découle très logiquement des conceptions générales de l’auteur. Et si, en pessimiste acharné et positiviste juridique faisant passer le politique avant l’économique, je ne peux bien entendu pas suivre personnellement cette théorie, il faut bien reconnaître qu’il y a quelque chose de pertinent et difficilement contestable dans cette critique de l’arrogance du législateur qui entend faire le bonheur des autres à leur place, qui est tout autant une critique acerbe d’un légicentrisme très français, a fortiori depuis la Révolution et ses tentations rousseauistes.
La Loi est un pamphlet, et par là même un ouvrage de circonstances. Il a pourtant une certaine intemporalité, et se révèle particulièrement intéressant aujourd’hui, bien loin du contexte si particulier de sa rédaction. En effet, le libéralisme qui est ici défini et défendu, c’est largement celui de notre époque (si Bastiat fait quelque peu figure d’oublié aux yeux du grand public, les auteurs contemporains ne s’y trompent pas, qui voient en lui un remarquable précurseur). Aussi la lecture de La Loi est-elle un outil utile fournissant bien des clefs pour la compréhension du monde dans lequel nous vivons. Expressiuon fougueuse et presque extrémiste d’un libéralisme entier, il prépare, bien au-delà des classiques, la voie à l’économie politique contemporaine, pour le meilleur… et surtout pour le pire, aurais-je envie de dire. Mais ceci n’engage bien entendu que moi.
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