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"La Peau froide", d'Albert Sanchez Piñol

Publié le par Nébal

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SÁNCHEZ PIÑOL (Albert), La Peau froide, [La pell freda], traduit du catalan par Marianne Millon, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [2002, 2004, 2007] 2010, 259 p.

 

Nébal est heureux, HEUREUX, de ce bonheur unique que l’on ressent au sortir de la lecture d’un excellent bouquin, et ça fait du bien des fois, quand même. Le bouquin en question, c’est La Peau froide du Catalan Albert Sánchez Piñol, roman qualifié en quatrième de couv’ de « véritable événement éditorial en Espagne », qui y a reçu le prix Ojo Crítico de Narrativa 2003 et a été depuis traduit dans une vingtaine de langues. Gros succès, donc, mais autant le dire de suite, c’est amplement mérité. Parce que ce petit roman d’horreur (dans une veine vaguement science-fictive mais chut, nous sommes dans une collection de littérature générale) est un vrai bijou du genre, un authentique chef-d’œuvre, même, oserai-je dire (soyons fous). En ce qui me concerne, et vous m’excuserez l’anachronisme, c’est ma meilleure lecture dans le domaine depuis le bien postérieur Terreur de Dan Simmons, roman avec lequel il partage plus d’un trait.

 

Pourtant, vu de loin, ça ne paye pas de mine. Le pitch, à le résumer excessivement, tiendrait même sur une feuille de papier OCB, puisque, autant le dire d’ores et déjà, c’est bien d’un bon vieux survival des familles dont il est question ici. Sauf qu’on remplace les rednecks dégénérés ou les zombies typiques du genre par des bébêtes qui évoquent passablement Lovecraft, même si le nom du pôpa de Cthulhu n’est avancé nulle part en quatrième de couv’ (qui préfère parler des « grands romanciers du XIXe siècle »… mouais, franchement, bof…).

 

Le roman se déroule quelque temps après l’indépendance irlandaise, pour laquelle le narrateur anonyme s’est battu ; mais, déçu par le résultat des événements, il a préféré quitter sa « patrie » (façon de parler pour un orphelin…), et a accepté un poste de climatologue sur un îlot perdu au fin fond de l’Atlantique Sud, non loin du cercle polaire. Mais, arrivé sur place, il ne trouve pas le précédent climatologue, qui a mystérieusement disparu, tandis que sa maison est dans un état épouvantable. Seul individu sur l’île : un homme qui dort dans le phare à l’autre bout, et qui dit répondre au nom incongru de Batís Caffó, mais ne pas être en mesure de le renseigner sur le sort du précédent climatologue. Le narrateur décide de rester néanmoins…

 

… Et dès la première nuit sur l’île – et donc très tôt dans le roman, qui démarre sur les chapeaux de roue –, il doit repousser l’assaut d’une horde de créatures humanoïdes amphibies, un peu à la manière des Profonds lovecraftiens, et n’en réchappe que par miracle. Très vite se fait jour une évidence pour lui : le seul moyen de survivre dans ce trou perdu, c’est de tenir le phare… où se trouve Batís Caffó, qui ne se montre a priori pas prêt à partager son refuge contre les « faces de crapauds ». Cependant, il existe un moyen de pression sur lui : « la Mascotte », une « face de crapaud apprivoisée ». Bientôt, les deux hommes que tout oppose devront cohabiter dans le phare et s’unir pour survivre face aux assauts incessants des hordes sous-marines…

 

Soyons francs : dès les premières pages, nous savons comment tout cela va finir. Mais peu importe, tant c’est bien fait. L’horreur et la folie suintent littéralement des pages de ce roman cauchemardesque à souhait, qui ne connaît aucune baisse de tension, et happe le lecteur dès les premières lignes pour ne plus le lâcher jusqu’à la fin. C’est d’autant plus impressionnant que l’on pouvait craindre le côté répétitif de l’action, mais non : Albert Sánchez Piñol sait très habilement user de tous les registres de l’horreur, de la plus insidieuse et psychologique aux déferlements de violence et de gore, et jouer tant sur le suspense que sur l’action.

 

Les personnages sont en outre magnifiquement campés – condition indispensable à la réussite de cet oppressant huis-clos. La folie psychopathe mêlée de pragmatisme de Batís Caffó fait réellement froid dans le dos, tandis que le moralisme et l’humanisme désespéré du narrateur suscitent, tantôt la compassion, tantôt un vague dégoût devant ce qui peut passer pour une forme suprême d’hypocrisie, surtout quand la rivalité pour « la sirène » entre en jeu – ce qui amène de superbes scènes érotiques poisseuses (si j’ose dire…) et glauques, qu’on rêverait de voir filmées par un Cronenberg. Car le narrateur n’est pas un saint, en dépit des apparences : sa violence bien réelle, sous ses airs de ne pas y toucher, en fait un personnage finalement très complexe, de même que Batís Caffó ne saurait être réduit à un vulgaire archétype. Si La Peau froide est indéniablement un roman très cinématographique, on se dit qu’il faudrait néanmoins des putains d’acteurs pour tenir ces deux rôles…

 

On ne s’étonnera cependant pas qu’un projet d’adaptation soit en cours, malgré cette difficulté : le visuel est en effet d’une importance capitale dans ce livre, et on voit littéralement les assauts des « faces de crapauds » contre le phare, de même que l’on voit les « héros » préparer leurs pièges et assurer leurs défenses, ou forniquer avec « la Mascotte ». Et on voit les éléments déchaînés sur cette île perdue de l’Atlantique Sud, les vagues fouettant le phare, les premières neiges annonciatrices des bien trop longues nuits d’hiver, les soudaines tempêtes de printemps…

 

Mais on « voit » aussi les « paysages intérieurs » du narrateur, à la psyché riche et complexe. Albert Sánchez Piñol a su se faire le peintre d’une personnalité ambiguë et très humaine, à laquelle on s’identifie d’autant plus aisément. On vit ainsi l’action de l’intérieur, à proprement parler : le lecteur est sur place, dans le phare, à tirer sur les « faces de crapauds » depuis le balcon, ou à regarder terrifié la porte de cette timide forteresse céder sous les coups de boutoir des hordes qui se jettent dessus. L’effet est garanti…

 

Et, cerise sur le gâteau, ce roman d’horreur merveilleusement efficace et bien ficelé a oublié d’être con, même si le thème abordé n’a rien de surprenant : évidemment, c’est de la peur de l’autre qu’il s’agit ici, pour l’essentiel. L’auteur sait en traiter avec une certaine finesse, et s’autoriser même quelques scènes authentiquement émouvantes, et, sans surprise là encore, désespérantes.

 

 Bref : La Peau froide, c’est bon, mangez-en. Pour ma part, je me suis vraiment régalé, et je place illico ce court roman parmi mes romans de terreur fétiches. Parce que, même en Babel, c’est bien de ça qu’il s’agit, Madame. Quant à moi, je m’en vais de ce pas lire d’autres œuvres de l’auteur, qui m’a décidément l’air fort intéressant : à suivre (peut-être) avec Pandore au Congo

CITRIQ

Commenter cet article

L
Je viens moi aussi de finir ce roman et j'ai adoré. Très belle critique. Bonnes lectures futures
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L
Très belle critique ! je viens moi aussi de finir ce roman et j'ai été enchantée ! Bonnes lectures futures
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T
Salut. "Pandore au Congo" est en effet intéressant, mais beaucoup trop long à mon goût. Je crois qu'avec 150 pages de moins le roman n'en aurait été que meilleur.
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