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"La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes", de Bernard Mandeville

Publié le par Nébal

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MANDEVILLE (Bernard), La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes, [The Fable of the Bees], mise en vers français de Daniel Bartoli, [traduction en prose de Jean Bertain], préface et postface de François Dagognet, Paris, La Bibliothèque, coll. Les Billets, [1705, 1714, 1740, 1997] 2006, 89 p.

 

Un tout petit volume. Oserais-je dire passablement luxueux ? Oui. Ça tombe bien. Sous le titre La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes, on trouve la traduction, pour la première fois en vers (les alexandrins français répondant aux octosyllabes anglais ; joli travail de Daniel Bartoli), du texte autrement plus connu sous le nom de Fable des abeilles, dû au médecin anglais Bernard Mandeville (les mauvaises langues disaient « Man-Devil »...). Je n'avais, honte sur moi, encore jamais lu ce classique (qui était depuis 1740 disponible en prose, hein : la traduction de Jean Bertain est également reprise dans ce petit livre) ; cela faisait longtemps que j'en avais envie, cependant... La découverte de cette édition (merci à qui de droit) fut un premier pas en ce sens ; la récente polémique due à l'anthologie Rêver 2074. Une utopie du luxe français, dont je vous parlerai peut-être prochainement, a achevé de me convaincre qu'il était bien temps de faire un sort à ce très bref texte, faisant entre autres l'apologie du luxe.

 

La thèse de La Fable des abeilles est connue : il s'agit de montrer, de manière très provocante, comment du mal naît le bien, comment les vices privés engendrent des bénéfices publics, comment les défauts, le luxe, la corruption, etc., participent du bien commun. Pour démontrer cela (non sans paradoxes et ambivalence), Mandeville emprunte la forme de la fable, et se réfère directement, pour la forme mais aussi en partie pour le fond, à Jean de La Fontaine, qu'il avait par ailleurs partiellement traduit. Mais son apologie du vice, du luxe, etc., emprunte aussi, en les maltraitant, à Thomas Hobbes et John Locke, et anticipe le libéralisme du « laisser faire », mais aussi, ai-je l'impression, la philosophie vicieuse du marquis de Sade. Or Hobbes et Sade, notamment, ont toujours eu ma sympathie, même si je suis loin d'adhérer pleinement à leurs thèses pessimistes et immorales...

 

Il est donc une ruche, spacieuse et prospère. Les abeilles y sont nombreuses, et participent d'une société complexe, calquée sur celle de l'homme. Rien d'étonnant, sans doute, si le vice y est largement répandu : les profiteurs, les paresseux, les hypocrites, les imposteurs y sont légion ; le luxe et la corruption sont notoires ; les médecins (forcément), les jurisconsultes, les financiers, les ministres, les religieux, j'en passe et des pires, sont tous plus pourris les uns que les autres. Ce qui n'empêche pas, donc, la prospérité de la ruche ; bien au contraire : sans doute tout cela joue-t-il un rôle favorisant le bien commun. L'injustice, cependant, et la répugnance à l'égard de tous ces vices, suscitent une révolution, au nom de la vertu. Les abeilles rejettent violemment tous les torts de leur société passée. Hélas, en agissant ainsi, elles nuisent bien malgré elle à la ruche, qui décline et sombre dans le malheur... La morale, scandaleuse, est donc qu'il ne faut pas s'en prendre ainsi aux vices privés au nom d'une quelconque vertu ; car on en vient ainsi à nuire en fait au bien commun, qui profite de l'abjection morale des êtres les plus corrompus...

 

Tout cela vient chatouiller le sens moral du lecteur, choquer le quidam, qui refuse l'ambivalence du propos et l'immoralisme (ou peut-être plutôt l'amoralisme) de « Man-Devil ». Que ce soit au nom de la religion ou d'un engagement politique « vertueux », on rejette généralement, en poussant les hauts cris, l'abjection égoïste et cynique de La Fable des abeilles. On cherche par ailleurs à la contester, à montrer ses faiblesses, et, par le biais de son ambivalence notamment, on peut bel et bien y arriver : même indépendamment de l'aspect moral, à s'en tenir au seul plan de la raison objective détachée de l'éthique, La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes ne tient en effet peut-être pas la route...

 

Et pourtant, tout cela est fort intéressant ; et, tout en témoignant de son refus outré de la thèse, le lecteur vertueux ne peut manquer de s'interroger sur la véracité potentielle du contenu de la fable. Dans ses exemples, Mandeville fait régulièrement mouche, et pose des questions qui, pour être audacieuses, n'en sont pas moins pertinentes ; sur le plan économique, il se montre même tout bonnement révolutionnaire, et sans doute très juste : si un Adam Smith, notamment, gardera des considérations morales dans son analyse classique des mécanismes de La Richesse des nations, il n'en reste pas moins que l'on voit ici une apologie du « laisser faire » qui trouvera un fort écho chez les économistes libéraux.

 

À vrai dire, même au-delà de ces considérations précises, et toute performance économique mise à part (ça n'a jamais été un objectif si essentiel que cela à mes yeux), votre serviteur ne peut s'empêcher de trouver une certaine justesse dans la thèse si provocante de Mandeville. J'ai toujours envisagé l'homme de manière très pessimiste et cynique (au sens vulgaire, ici). Aussi, quand Hobbes parle de l'homme loup pour l'homme dans l'état de nature caractérisé par la guerre de tous contre tous, j'ai tendance à approuver ; le problème, c'est que je n'en tire pas la même conclusion que le philosophe anglais, et rejette pour ma part vigoureusement son apologie de la tyrannie du Léviathan... Il en va largement de même pour Sade : son approche jubilatoire et horrible des Malheurs de la vertu et des Prospérités du vice trouve un écho chez moi, du point de vue de l'observation ; je n'en tire certes pas les conséquences les plus outrées que l'on rencontre chez le Divin Marquis, sans doute pour une bonne part parce que je n'adhère pas à son matérialisme radical, qui vient effectivement tout justifier ou presque.

 

Mais si je n'adhère pas pleinement à la thèse de La Fable des abeilles, c'est sans doute parce que son pessimisme premier dans l'abord de la nature humaine débouche en fin de compte sur un optimisme social que l'on peut juger béat... C'est bien, après tout, pour une bonne part ce qui me gêne dans le libéralisme du « laisser faire » (outre qu'il me paraît faire l'économie – aha – de considérations cruciales mais pour le moins fâcheuses pour son approche ; bon, je ne vais pas développer ici, d'autant que je manque des outils pour ce faire...). François Dagognet livre un petit schéma sur le pessimisme et l'optimisme chez Locke, Mandeville et Hobbes : pour ce qui est de l'analyse de leurs pensées, il est sans doute très juste ; il n'empêche que je n'adhère pleinement à l'approche d'aucun de ces trois éminents penseurs de la Perfide Albion...

 

On en arrive, au-delà, à s'interroger sur deux questions essentiellement : tout d'abord, quelle est la place de la morale, notamment en matière de politique et d'économie, autrement dit quand on fait intervenir la notion de bien commun ? C'est la question essentielle de La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes. Et je n'y ai pas de réponse... Si j'ai tendance, en raison de mon approche pessimiste, à nier largement l'importance de la morale, sur le plan de la raison et des considérations objectives, je suis moi-même choqué par les conséquences auxquelles on aboutit ainsi : il y a bien, tout au fond de moi, un moraliste, de gauche qui plus est, horreur glauque, qui ne peut que renâcler devant les extrémités mandevilliennes... C'est notamment que le culte de la performance, surtout en matière économique, me paraît néfaste, et entrer en contradiction avec la notion, plus morale – plus politique ? – de la justice. Or – et là je rejoins dans un sens la thèse de la fable – ce qui est juste n'est pas nécessairement ce qui est efficace ; mais la justice, en matière de politique et d'économie, me paraît plus louable que l'efficacité...

 

L'autre question qui me paraît essentielle ici concerne principalement l'hypocrisie, mais s'accompagne également de considérations sur la décence. Il s'agit dès lors de s'interroger sur les motivations de tout un chacun et les justifications profondes des comportements, qu'il s'agisse d'aller dans le sens de l'apologie du vice générateur de bien commun qui occupe le cœur de la fable, ou bien au contraire de s'indigner de l'immoralisme (ou amoralisme) de Mandeville et de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, en viennent à mettre en œuvre ses thèses, consciemment ou pas. La question de la décence est ici mineure, mais le moraliste tout au fond de moi ne peut s'empêcher de s'interroger à son sujet...

 

On l'aura compris (enfin, je l'espère...) : ce tout petit texte, quand bien même il peut paraître souffrir de contradictions internes (je ne me suis pas étendu outre mesure sur ce sujet il est vrai), est remarquablement intéressant ; il l'est à vrai dire d'autant plus qu'il vient choquer le lecteur, en lui donnant à considérer des vérités qui le mettent mal à l'aise. La fable du médecin, en quelques vers cyniques, vient bouleverser les conceptions traditionnelles de la politique et de l'économie. Elle a gardé tout sa force aujourd'hui, et est toujours aussi provocante. Inacceptable, même, et donc peut-être d'autant plus juste... Cette belle édition est donc très appréciable. On va voir, maintenant, si je trouve l'envie et le courage de poursuivre la réflexion tout juste ébauchée dans ce compte rendu, en abordant l'œuvre collective du Comité Colbert...

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G
Tronquée c'est sûr. Il a commencé par la philosophie morale.
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J
ah bah ça fait du bien un pur compte rendu du Nébal! Thanks.<br /> Adam Smith, on en cause dans le reportage d'arte "le capitalisme" (un chouia partial mais intéressant), en soulignant que sa pensée a souvent été tronquée. Pareil dans la bd "economix". C'est le<br /> peu de culture économique partielle que je tente d'acquérir.
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G
Aha !<br /> <br /> Plus qu'à lire Adam Smith maintenant.
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