"La Véritable Histoire du dernier roi socialiste", de Roy Lewis
LEWIS (Roy), La Véritable Histoire du dernier roi socialiste, [The Extraordinary Reign of King Ludd], traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf, Arles, Actes Sud, coll. Babel, [1990, 1993] 2007, 320 p.
Ce livre, j'en ai (plus ou moins) rêvé avant d'apprendre enfin son existence (grâce à un fourbe, qu'il soit ici remercié : merci, fourbe). Putain ! Une uchronie qui verrait le triomphe des idéaux socialistes lors des révolutions du Printemps des Peuples, notamment en France, ça devait bien exister, non ? Me dites pas que j'allais être obligé à l'écrire moi-même ? Non, heureusement, non (ouf). Car il y a La Véritable Histoire du dernier roi socialiste de l'Anglais Roy Lewis, auteur entre autres du très célèbre Pourquoi j'ai mangé mon père (que je n'ai cependant pas lu...). Et ce roman correspond plus ou moins à l'appel d'offres. Plus ou moins...
Nous sommes donc en 1848, en plein Printemps des Peuples. Si le déclic est à Paris, avec semble-t-il des journées de juin qui tournent différemment, c'est grâce à l'intervention britannique que cela peut être. Aussi, la révolution socialiste balaye bientôt l'Europe, et ensuite le Nouveau Monde. Mais c'est un socialisme pré-marxiste, et à l'anglaise, c'est-à-dire corporatif et luddiste. Il s'accompagne d'une lecture acrobatique de Malthus et de Darwin qui fonde l'Inpatco (International Patent Convention), visant à réfréner les avancées technologiques dans le monde entier jusqu'au jour où les hommes seront prêts à les vivre sans dégâts trop fâcheux (un peu le rôle de l'Église dans l'indispensable Pavane de Keith Roberts). En résulte un paradis égalitaire fondé sur le consensus (un peu comme chez Fourier, mais sans la rigidité des phalanstères), mais plus ou moins dirigée dans les faits par les Incas de l'Inpatco (technocratie à la Saint-Simon ?).
Seulement voilà : nous sommes en Angleterre, et ce n'est pas une révolution socialiste qui va justifier que l'on n'ait pas de roi ! D'autant qu'il s'agit en fait de conserver précieusement la Double Monarchie anglo-indienne... Et c'est ainsi que nous nous retrouvons cent ans plus tard, en gros, avec pour narrateur le roi George Akbar Ier, accessoirement ou pas un Inca lui-même, qui nous contera les événements contre-révolutionnaires de 1949 et le rôle qu'il a pu y jouer. Car si 1848 voit le triomphe du socialisme, en 1949, c'est le retour de bâton capitaliste...
Bien entendu, tout cela n'est pas à prendre trop au sérieux. Le ton dominant est celui de la fable humoristique, et c'est bien sous cet angle qu'il faut lire le roman de Roy Lewis. On aurait donc sans doute tort d'en tirer une condamnation inflexible des utopies socialisantes, d'autant qu'il s'agit là d'un socialisme très particulier, pour les raisons que l'on a vues. Il ne s'agit donc pas davantage de faire l'apologie du capitalisme. Non, le vrai problème, la vraie question, c'est celle du progrès technologique et de son impact sur l'environnement humain et écologique. Et là, Roy Lewis se montre très astucieux pour tisser sa trame, tout en jouant des classiques de l'uchronie (nous y trouvons donc un paquet de guest stars, comme Bertrand Russel ou Winston Churchill) ; le roman est merveilleusement bien composé, reposant sur de courts chapitres exposant dans un style limpide mais sans verser pour autant dans le didactisme la problématique du progrès technologique dans les sociétés contemporaines.
En attendant, on se marre bien. Car il faut bien avouer que tout cela, avec sa dose d'improbabilité, est très drôle, d'autant plus drôle que c'est anglais, et que ça a donc cette saveur particulière et pince-sans-rire qui définit une bonne part de l'humour de la perfide Albion.
Beau boulot : le roman est à la fois drôle et intelligent, et même puissant dans son évocation d'un paradis socialiste à jamais hors de portée pour nous autres misérables forçats du capitalisme le plus effréné. Le choix de bâtir cette uchronie sur un socialisme non marxiste (1848, c'est à peine la date de parution du Manifeste du Parti communiste) se révèle particulièrement judicieux, et autorise bien des digressions et investigations toutes plus passionnantes les unes que les autres.
Certes, ce n'est pas là tout à fait le roman que j'attendais et espérais, ne serait-ce qu'en raison du cadre britannique adopté. En attendant, il s'agit bien d'une parfaite réussite, dont je ne peux que vous recommander chaudement la lecture, a fortiori si comme moi vous êtes passionné par l'histoire du XIXe siècle, dont 1848 constitue à bien des égards la charnière.
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