"Le Chant du bourreau", de Norman Mailer
MAILER (Norman), Le Chant du bourreau, [The Executioner’s Song], traduit de l’anglais (Etats-Unis) par Jean Rosenthal, Paris, Robert Laffont, coll. Pavillons poche, [1979, 2008] 2009, 1300 p.
Notre triste monde tragique a parfois une imagination des plus fertiles, devant laquelle le plus créatif des écrivains ne peut que s’incliner. La réalité n’est pas soumise aux règles de la vraisemblance, et s’autorise parfois des sujets étonnants, dans la série « incroyable mais vrai ». L’écrivain, confronté à semblables histoires, peut adopter plusieurs attitudes. L’une d’entre elles a été incarnée par Truman Capote avec son célèbre De sang-froid : le récit du fait divers sordide se devait de coller au plus près de la réalité, à tel point que la frontière entre fiction et reportage tendait à s’effacer (pour ce que j’en sais, tout du moins…). D’autres ont suivi cet exemple, comme, au hasard, Daniel Keyes avec Les Mille et Une Vies de Billy Milligan. Mais Norman Mailer nous en a donné un exemple particulièrement frappant avec Le Chant du bourreau, monumental pavé qui avait pour ambition affichée de faire aussi bien, sinon mieux, que De sang-froid.
Il faut cependant reconnaître que, avec l’affaire Gary Gilmore, Norman Mailer a hérité d’un sujet en or : le fait-divers, en effet, tend ici à s’effacer devant ses implications éthiques, pour ne pas dire philosophiques, ce qui produit au final un monstre d’intelligence aussi déconcertant que fascinant.
Le Chant du bourreau nous conte pour l’essentiel les neuf derniers mois sur Terre de Gary M. Gilmore, principalement dans l’Utah des mormons. Gary Gilmore, qu’on nous assure être d’une intelligence supérieure à la moyenne, était une personnalité fondamentalement antisociale (tu perds ton sang-froid, aha), qui a sombré très tôt dans la délinquance. Après avoir passé plus de la moitié de sa vie en prison et plus puisque affinités, le voilà de nouveau libre. Libre, hélas, d’enchaîner les conneries. Au bout de quelque temps, au cours d’une crise amoureuse – sa liaison « bigger than life » avec cette sublime pétasse qu’est la belle Nicole –, il en vient à tuer de sang-froid (…) deux personnes, de la manière la plus gratuite qui soit.
L’histoire pourrait s’arrêter là. Mais elle ne fait en fait que commencer… Et c’est un époustouflant et hors du commun cirque médiatico-judiciaire qui se met bientôt en place. En effet, on a eu tendance à l’oublier, mais fut un temps où la peine de mort avait pour ainsi dire disparu des Etats-Unis. En Utah, malgré l’opinion populaire, la peine capitale était ainsi tombée en désuétude. Mais quand Gary Gilmore est reconnu coupable d’homicide volontaire avec préméditation, et subséquemment condamné à mort, il décide de ne pas faire appel. Il devient dès lors Gary Gilmore, « l’homme qui voulait mourir ».
Qu’est-ce que la peine de mort, dans un tel cas ? Un homicide légal ? Un suicide avec la complicité de l’État ? Le débat est lancé, et les implications sont lourdes : aux États-Unis, des centaines de détenus attendent dans les « couloirs de la mort », et leur sort est désormais inextricablement lié à celui de Gilmore : s’il est exécuté, alors plus rien ne s’oppose à ce que leur tour vienne en son temps.
Gary Gilmore sera bel et bien exécuté – fâcheux précédent. Et Norman Mailer de nous narrer avec brio, en se fondant sur une documentation de première main impressionnante, les différents épisodes de cette complexe affaire. À l’aide d’un style clinique (pas toujours bien servi par la traduction, hélas – « Samedi soir vivant », vraiment ?) et avec une étonnante volonté d’exhaustivité, l’auteur nous entraîne dans la ronde infernale qui tourne autour de Gary Gilmore, impliquant des dizaines de personnages, des plus banals aux plus charismatiques, parents, amis, journalistes, avocats (qui le défendent malgré lui), etc.
Un sujet en or, donc. Au-delà de la seule volonté de coller au plus près des faits, Le Chant du bourreau interroge tout un chacun et ébranle les convictions les plus solides (parole d’abolitionniste convaincu). Le dilemme éthique qu’il soulève est pour ainsi dire trop beau pour être vrai. Mais l’auteur n’oublie jamais, et ne manque pas de rappeler à son lecteur, que derrière les faits sordides et les grandes questions se tiennent des êtres humains, pensants, en chair et en os, et dont la vie ne tient parfois qu’à un fil.
Une autre marque du talent de Mailer réside dans la très grande « objectivité » du Chant du bourreau. Il nous offre tous les points de vue sans en privilégier aucun, et traite ses personnages avec respect, quel que soit leur camp, ne sombrant jamais dans la caricature. On sent cependant à l’occasion le pamphlétaire s’agiter derrière le narrateur et, à n’en pas douter, ce livre étonnant et monumental a bien quelque chose d’un cinglant réquisitoire contre le système carcéral et ses insuffisances. Mais, pour le reste, le lecteur doit faire face seul, comme Gary Gilmore devant le peloton d’exécution.
Un sujet en or, oui. Et magnifiquement traité. Le Chant du bourreau est très certainement un grand livre, et l’on peut bien dire que Norman Mailer a bien remporté son pari.
Commenter cet article