Le Fou de Laylâ, de Majnûn
MAJNÛN, Le Fou de Laylâ. Le dîwân de Majnûn, traduit intégralement de l’arabe, présenté et annoté par André Miquel, calligraphies de Ghani Alani, Arles, Sindbad – Actes Sud, coll. La Bibliothèque arabe – Les Classiques, 2003, 506 p.
(Amûûûûûûûr et snrfl-teuheu-rhaaaa, épisode 3.)
Ce compte rendu va adopter une forme un peu particulière, je le crains. Il va en effet s’agir à la fois d’une confession, et, potentiellement, d’un rectificatif.
Commençons par la confession.
…
Alors, euh…
…
Putain.
…
Bon, OK, d’accord, c’est bon, j’avoue, vous m’avez eu : en fait, j’aime la poésie.
Pfff…
(À la base, je comptais réserver cet aveu pour mon compte rendu de Poètes de l’imaginaire, mais les circonstances m’amènent sans cesse à le repousser, c’est d’un pénible…)
Oui.
OUI, OK ! Bon, pas la peine de s’étendre là-dessus ! C’est vrai, je le redis encore une fois : en fait, j’aime la poésie. Avec une précision quand même : la poésie contemporaine me laisse totalement froid, elle, par contre (là, pour le coup, je suis très classique, pour ne pas dire conservateur). Et je continuerai quand même de parler de polésie et de pouètes pour les médiocres scribouillards qui prétendent poétiser quand ils ne font que de la merde.
Ceci étant dit – grmbl –, passons au livre du jour.
Oui, un livre de poésie, donc.
Et très beau, bien évidemment. En fait, autant le dire tout de suite, des trois pièces de mon « cycle amûûûûûûreux », c’est de loin celle qui m’a paru la plus fascinante.
Je parlais de « rectificatif » : en effet, hier, en traitant de la passion de Dante pour Béatrice, j’ai insisté (un peu lourdement sans doute) sur son caractère quasi pathologique, confinant à la folie. Et j’avais conclu naïvement ainsi : « on aura rarement vu en littérature amour aussi fou, aussi total, aussi inconditionnel » (j’adore m’auto-citer). Eh bien le moins que l’on puisse dire est qu’il ne m’aura guère fallu longtemps pour trouver pire…
C’est l’histoire d’un jeune Bédouin du nom de Qays Ibn al-Mulawwah, de la tribu des Banû ‘Amir, vivant à la fin du VIIe siècle de notre ère, soit à l’époque où l’Islam prend son essor et part à la conquête du monde. Qays tombe amoureux de sa cousine Laylâ, et, jusqu’ici, tout va bien : son amour est partagé, et les familles sont généralement favorables à ces mariages entre cousins. Mais (cet imbécile de) Qays est un pouè… un poète, et ne cesse de clamer son amour pour sa cousine ; ce faisant, il enfreint un tabou (cette première « folie » serait donc de l’ordre de la rébellion…), et tout s’enchaîne : la famille de Laylâ s’oppose soudain au mariage avec Qays, puis la contraint à un mariage forcé avec un autre ; Qays quitte sa tribu, et, toujours obsédé par sa cousine, sombre dans la folie : d’où son surnom de Majnûn Laylâ, « le Fou de Laylâ » (des médecins tentèrent bien de le guérir, mais en vain…) ; il s’en va vivre avec les bêtes du désert, et meurt, enfin, d’épuisement et de douleur, continuant jusqu’au dernier instant d’écrire des vers à sa bien-aimée…
C’est « un peu » pire que Dante et Béatrice, non ?
À condition, bien sûr, qu’il s’agisse de la vérité…
Ce qui est loin d’être sûr. Le récit que je viens de vous narrer est la légende de Majnûn, telle qu’elle ressort des (très nombreux) poèmes qui lui sont attribués et qui constituent le dîwân de Majnûn. Mais rien ne nous garantit que Qays ait réellement existé. Il s’agit peut-être d’un personnage de fiction derrière lequel se dissimuleraient plusieurs auteurs « courtois » de la seconde moitié du VIIe siècle, issus de diverses tribus, et dont le nombre pourrait aller jusqu’à 80, à ce que j’ai cru comprendre. Ces auteurs se seraient ainsi exercés à chanter au mieux l’histoire d’un amour parfait et impossible, celui du « Fou » pour « la Nuit » (comme on pourrait très approximativement traduire Laylâ).
Voilà qui est sans doute bien plus probable. Mais, comme disait John Ford, « print the legend » ! La légende de Qays est tellement belle, tellement fascinante, qu’on a envie de croire en l’existence de ce merveilleux Fou de Laylâ…
Mais, au final, peu importe. Ce qui compte avant tout, ce sont les poèmes. Et, qu’ils soient l’œuvre d’un seul ou d’une multitude, ils sont le plus souvent magnifiques – d’autant que le traducteur André Miquel, qui a dû s’y arracher les cheveux plus d’une fois, nous en livre une traduction en vers (le plus souvent des alexandrins) : un très beau travail.
Le plus souvent très courts, parcourus d’obsessions et de leitmotive, ces poèmes déploient une large palette de sentiments, où l’amour fou et inconditionnel prédomine, bien sûr, mais n’exclut pas pour autant la tristesse, le désespoir, parfois la colère, l’indignation, la rancœur, etc. Ce qui fait de Qays, s’il s’agit d’une invention, un personnage très humain et complexe… et terriblement attachant. Certes, comme tous les grands amoureux malheureux, il a une forte propension à l’auto-apitoiement qui peut agacer, mais ses malheurs bien réels – et tellement plus palpables que ceux d’un Dante, à titre d’exemple – attirent inévitablement la compassion du lecteur.
Lequel, de toute façon, ne peut que se laisser emporter par la beauté des vers de Qays ou de ses créateurs. Chaque pièce est un régal, et si l’ensemble est bien évidemment répétitif, le fait est que l’on ne se lasse guère à la lecture de ces petits bijoux finement ciselés, très délicats et sensibles. L’ensemble est d’une fluidité parfaite, et le dépaysement participe du charme de ce Fou de Laylâ.
Une très agréable surprise, et l’un des plus beaux hymnes à l’amour qu’il m’ait été donné de lire, à n’en pas douter. En tout cas, au risque de me répéter, des trois épisodes de mon « cycle amûûûûûûûûreux », voilà bien le plus beau à mes yeux. Majnûn, un fou qui n’a peut-être jamais existé, vainqueur par K.O. de Dante et de Shakespeare… pas mal, non ?
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