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"Le Maître du passé", de R.A. Lafferty

Publié le par Nébal

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LAFFERTY (R.A.), Le Maître du passé, [Past Master], traduit de l'américain par Anne Zribi, Paris, Calmann-Lévy, coll. Dimensions, [1968, 1972] 1973, 272 p.

 

Mini-cycle Lafferty, phase deux, avec Le Maître du passé, un des premiers romans publiés par cet auteur qui ne s'est mis à écrire que la cinquantaine passée – et, accessoirement, ce devait être le deuxième titre réédité par Zanzibar, mais... Bon. Tant pis.

 

Nous sommes aux alentours de l'an 2500. L'humanité s'est établie sur Astrobe, la planète dorée, et c'est là sa troisième et peut-être dernière chance, après les échecs du Vieux Monde et du Nouveau Monde. Or il semblerait bien que le Rêve Doré d'Astrobe corresponde à la société idéale que les hommes ont cherché de tout temps. Pourtant, ça coince. Et on ne compte pas les individus qui quittent les villes dorées pour s'établir dans le Barrio ou à Cathead, bien loin de la perfection de l'Astrobe civilisée...

 

La crise guette. Et ceci, trois Hommes Importants en sont bien conscients : Cosmos Kingmaker, Peter Proctor et Fabian Foreman se réunissent, tandis que des Tueurs Automatiques chargés de protéger à n'importe quel prix le Rêve sont à la poursuite de l'un d'entre eux. Leur solution ? Trouver un homme politique qui a été honnête et sincère jusqu'au bout. C'est ainsi qu'ils se décident à aller chercher dans le passé, mille ans en arrière, Thomas More, le fameux chancelier d'Henry VIII, créateur de l'Utopie, qui fut décapité pour être resté fidèle à ses convictions. Le voilà, le Maître du passé...

 

Bien entendu, à en croire le principal intéressé, c'est sans doute là une erreur de casting, due à une mauvaise compréhension de sa fameuse création : « J'ai décrit autrefois le monde le plus malade que je pouvais imaginer. Vois-tu, la deuxième raison de ma célébrité est que j'ai forgé le mot et l'idée d'Utopie. J'ai parlé avec une ironie amère et sarcastique de ce monde malade s'il en est, celui en lequel mon monde à moi semble en voie de se transformer. Mais il y a quelque chose de bizarre, Paul. J'ai appris de la bouche de voyageurs du temps que ce produit de ma mauvaise humeur a toujours été mal interprété. On en vint à croire que j'avais décrit un monde idéal. On en vint même à penser que j'avais parlé sérieusement. Cette seule idée m'horrifie, mais on me dit qu'il en est ainsi. Paul. Il y a quelque chose de très détraqué dans un futur qui prend une satire mordante pour un rêve insipide. »

 

Plus loin :

 

« Il est encore plus bizarre que je sois pris à mon propre piège, dit-il. Écoute, Thomas, mon soi, mon moi, qu'est-ce que j'ai fait déjà, dans mon autre vie, en y voyant une amère plaisanterie ? C'est moi qui ai inventé cette maudite histoire ! N'est-ce pas moi qui forgeai l'Utopie ? Ignorais-je ce faisant que je me servais de plaqué, et non d'or véritable ? Qu'est-il arrivé à présent ? Comment m'y suis-je laissé prendre ? Que suis-je donc, mon Dieu, pour faire une aigre plaisanterie, créer par là même un monde doré dans l'avenir, et m'en aller donner du nez dans ce futur grotesque ? Quel autre écrivain fut-il jamais condamné à vivre dans un conte malicieux dont il était l'auteur ? Quel autre homme de loi eut-il jamais la malédiction d'avoir à authentifier une boutade qu'il avait faite ? Quel autre chancelier se vit-il jamais demander d'administrer un monde créé par lui en dérision ? En mon âme et conscience, si je vis au-delà de ma deuxième mort, je prêterai plus attention à ce que je ferai.

 

« Ce n'est pas de l'or véritable, me dis-je. C'est du chiqué ramassé dans un fossé, que j'ai façonné pour rire. Et le voici transformé en un monde entier, mon rêve éveillé de malade ? Me voilà qui m'aperçois que c'est de l'or véritable en fin de compte, et que j'en ai fait un monde, et que j'ai l'air d'un sot sous toutes les coutures. »

 

Ce qui ne l'empêche pas d'accepter la rude tâche que l'on lui confie. Et c'est ainsi qu'entouré d'une bande de joyeux drilles tous plus frappadingues les uns que les autres, saint Thomas More se lance dans un périple autour d'Astrobe, avant d'en accepter la charge de Président – ou de Roi – pour neuf jours. Car il y a bientôt un problème : on sait le bonhomme chatouilleux sur la question religieuse, et on sait aussi qu'il a déjà été jusqu'au bout de ses convictions. L'histoire se répéterait-elle, sous l'angle de la farce ?

 

Subtile allégorie politique, encore que le terme de parabole serait peut-être plus approprié, Le Maître du passé ne manque pas de qualités. On y retrouve avec joie la plume légèrement barrée de Lafferty – encore qu'il ne soit cette fois pas très bien servi par la traduction, ai-je trouvé – et ses personnages délirants. Thomas More est un héros sympathique et charismatique, et c'est avec plaisir qu'on le suit dans sa découverte du Rêve Doré d'Astrobe.

 

Je mettrai cependant ce roman un bon cran en-dessous de mes précédentes lectures de Lafferty. En effet, si l'humour répond bel et bien à l'appel – sous une forme déjantée, cela va de soi –, Le Maître du passé est tout de même beaucoup plus sérieux, et beaucoup moins drôle, que les textes qui ont suivi. La parabole est même, à vrai dire, un peu lourde à l'occasion...

 

Cela reste néanmoins une lecture tout à fait recommandable, et à vrai dire indispensable pour qui s'intéresse au thème de l'utopie – ce qui est mon cas, ainsi que vous avez déjà pu en juger, peut-être.

 

Suite du mini-cycle avec Annales de Klepsis.

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