"Le Pont de San Luis Rey", de Thornton Wilder
WILDER (Thornton), Le Pont de San Luis Rey, [The Bridge of San Luis Rey], traduit de l’américain par Julie Vatain-Corfdir, Paris, L’Arche, [1927] 2014, 123 p.
J’allais écrire que cette lecture était le pur produit du hasard… Mais, en même temps, le thème de ce très court roman de Thornton Wilder, prix Pulitzer 1928, est justement celui du hasard et de la nécessité. Alors quoi ? Était-ce un accident, vraiment ? Ou bien y avait-il une intention, quelque part ? Après tout, ce n’était pas par hasard que je déambulais dans cette librairie précisément, et ce n’était pas un hasard si ce livre y était exposé bien en évidence… La couverture ne payait pas de mine, mais le livre était court, comme la plupart de ceux que j’ai envie de lire en ce moment ; n’y avait-il pas, dès lors, quelque complot de quelque perfide libraire qui, connaissant mes failles, aurait mis ce livre précis à cette place précise dans l’espoir de susciter ma curiosité et de m’extorquer, l’épicier, la somme de 18 € tout de même (oui, tout de même…) ? Allez savoir… En temps normal, je suis plutôt partisan du hasard ; je ne crois pas au destin (même si c’est une idée qui me fascine, maintenant que j’y pense, j’ai gribouillé plusieurs texticules en traitant…), et encore moins à un quelconque Vieux Barbu ordonnant de sa main impérieuse la marche du monde et des crétins qui le peuplent… Mais cette question est bien évidemment plus complexe, et ne manque pas de me séduire. Peut-être était-il donc « écrit », malgré tout, que je lirais et que j’aimerais Le Pont de San Luis Rey…
Le 20 juillet 1714, au Pérou, le pont de San Luis Rey, sur la route reliant Lima à Cuzco, s’effondre, emportant avec lui cinq voyageurs. Voilà qui aurait pu n’être qu’un simple fait-divers, quand bien même tragique. Mais Frère Genièvre s’empare du drame, et va lui conférer une dimension inattendue ; en fait, il va même, à sa manière, le faire entrer dans l’histoire… Frère Genièvre, en effet, est un produit de son temps, au croisement de la foi et de la raison, et qui entreprend dans un sens de réconcilier les deux. Il faut dire qu’en France – or c’est bien la France qui inspire paradoxalement le conte péruvien de Thornton Wilder –, nous dirions que nous sommes alors au crépuscule du Grand Siècle, et à l’aube du siècle des Lumières ; autrement dit en plein dans cette Crise de la conscience européenne qui fait l’objet du célèbre essai de Paul Hazard. Frère Genièvre est à la fois homme d’Église et homme de science ; et c’est sur cette dernière qu’il entend fonder sa foi… au risque de basculer dans l’hérésie. Il s’interroge donc sur l’effondrement du pont de San Luis Rey (un roi français, donc…), et cherche dans la biographie des victimes « l’intention » permettant de l’expliquer.
Dès lors, ce bref roman est constitué pour l’essentiel des portraits de trois figures essentielles (les deux autres victimes y sont liées, bien sûr) : la Marquesa de Montemayor, destinée à devenir par-delà sa mort une grande dame des lettres espagnoles (le personnage est un décalque assumé de Madame de Sévigné) ; Esteban, le jumeau survivant bien malgré lui ; Oncle Pio, l’aventurier et homme de théâtre. Tous sont indirectement liés, notamment au travers d’un personnage bien réel, cette fois : la Périchole, immense comédienne de l’époque (Thornton Wilder l’a semble-t-il dénichée dans un texte de Mérimée).
Trois portraits tragiques : la Marquesa de Montemayor est en conflit permanent avec sa fille (mais c’est à elle qu’elle destine ses si brillantes lettres), est rejetée de la cour du vice-roi, et subit les quolibets de la Périchole ; Esteban ne se remet pas de la mort de son frère jumeau, fou amoureux de la Périchole ; Oncle Pio, enfin, ne parvient pas à admettre que la Périchole abandonne le théâtre, autant dire sa vie. L’actrice est ainsi au cœur de l’histoire, personnage aussi admirable que répugnant, tour à tour les deux, ou simultanément peut-être… Ombre charismatique qui écrase les victimes du pont de San Luis Rey de sa superbe impitoyable. Mais la raison de « l’accident » est peut-être ailleurs, dans ce qui les a poussés, chacun de son côté, à emprunter ce pont au moment fatidique… à l’aube d’une vie nouvelle, placée sous les signes conjoints de la rédemption et de l’amour, au sens le plus religieux du terme.
Peu importe, dès lors, que l’on adhère ou pas au propos de Thornton Wilder (sans même parler du Frère Genièvre…), si tant est qu’il y en ait vraiment un : « Un accident, peut-être »… « Une intention, peut-être »… Au-delà de cet agencement des chapitres qui porte sans doute en lui une part de la réponse, on est encore en droit de s’interroger. Mais, en ce qui me concerne, l’important est probablement ailleurs, dans ces portraits si finement exécutés de personnalités à part, dans un cadre à la fois exotique et tellement proche. L’adresse psychologique de l’auteur n’a d’égale que l’élégance de sa plume ; c’est ainsi dans le fond comme dans la forme que ces personnages sont merveilleusement campés.
Le Pont de San Luis Rey est un magnifique camée, où chaque détail est mûrement pensé et exécuté avec tout l’art que l’on est en droit d’attendre d’un auteur méticuleux. Une très belle œuvre, aussi dense que subtile, qui emporte l’adhésion du lecteur en suscitant son empathie. Le hasard a bien fait les choses, donc ; ou peut-être est-ce la nécessité qui, une fois n’est pas coutume, a fait le bon choix à ma place, en me glissant ce très beau roman entre les mains…
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