"Le Temps et les Dieux", de Lord Dunsany
DUNSANY (Lord), Le Temps et les Dieux, [Time and the Gods], traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel, illustrations de Sydney H. Sime, introduction de Max Duperray, Rennes, Terre de Brume, coll. Terres fantastiques, [1906] 2003, 188 p.
Retour à Lord Dunsany, dont j’avais tant aimé Les Dieux de Pegāna. Le Temps et les Dieux constitue une sorte de prolongement de ce premier recueil, dont on retrouve l’univers mythique, onirique ou bien antédiluvien, avec ses dieux et ses prophètes. Toujours magnifiquement illustré par Sydney H. Sime, il adopte cependant un format quelque peu différent de son illustre prédécesseur. Il est en effet découpé en deux parties : la première est constituée de courtes nouvelles (bien qu’un peu plus longues que les vignettes des Dieux de Pegāna), tandis que la seconde est composée d’une seule nouvelle, autrement plus longue que ce à quoi Dunsany nous avait habitués jusqu’alors, « Le Voyage du Roi ».
La plume de Lord Dunsany, toujours aussi délicieuse (à condition d’aimer les archaïsmes et les tournures alambiquées, hein), nous renvoie donc à cet univers teinté d’Orient, qui confronte les hommes aux dieux, et tous au Temps ; celui-ci est censé être le domestique, voire l’esclave, des dieux, mais il leur impose sa griffe aussi bien qu’aux hommes, et ce dès la première nouvelle qui donne son titre au recueil. Le Temps constitue à maints égards le personnage essentiel de ce recueil de nouvelles, et, si Dunsany, à l’occasion, sait toujours faire preuve d’humour dans ses constructions mythologiques, c’est toutefois d’un humour assez noir qu’il s’agit ; en fait, je n’ai pu m’empêcher de trouver la tonalité de ce recueil particulièrement mélancolique, en comparaison avec Les Dieux de Pegāna, qui jouait avant tout la carte de la fascination. Ici, le Temps et ses ravages sont omniprésents, les cités magnifiques tombent en ruine, et les hommes comme les dieux meurent, tandis que LA FIN reste toujours à l’horizon, solution qui n’en est probablement pas tout à fait une.
Par ailleurs, la mythologie dunsanienne tend, dans Le Temps et les Dieux, à se montrer plus désespérée, voire nihiliste, que dans Les Dieux de Pegāna (où cette dimension n’était pas absente, mais la mélancolie est cette fois bien plus caractéristique). Outre le rôle du Temps, les dieux sont toujours aussi sourds aux prières des hommes, quand ils ne se moquent pas d’eux ; et pour cause : plusieurs nouvelles attribuent la création des dieux aux hommes, et non l’inverse… La mythologie se teinte ainsi d’un agnosticisme assez marqué.
Cela dit, la fascination pure et simple reste de mise devant les merveilles que nous dévoilent les contes dunsaniens. Ils recèlent bon nombre de récits grandiloquents et ô combien séduisants des actes des dieux et des prophètes, ainsi que des paysages somptueux qu’ils arpentent. Sans vouloir faire dans le néo-paganisme (surtout pas !), on ne peut s’empêcher, à la lecture de Dunsany, de trouver bien mornes nos religions monothéistes, en comparaison… La création comme la destruction sont ici bien plus belles, dans un sens ; l’amoralité des dieux, l’aveuglement des prophètes, n’y changent rien : la plume de l’aristocrate irlandais séduit toujours autant dans sa description de faits et de lieux merveilleux.
Mais les contes dunsaniens ont aussi régulièrement des allures de fables, et l’on peut en retirer un certain contenu éthique visant à l’édification. C’est vrai des nouvelles de la première partie, bien sûr, mais peut-être plus encore marqué dans « Le Voyage du Roi », aux allures de long poème « philosophique », où un roi convoque des prophètes pour en savoir plus sur son (ultime ?) voyage ; les conceptions du monde s’affrontent, généralement guère souriantes, et la fin (LA FIN) est inéluctable.
Le Temps et les Dieux est ainsi à nouveau un très beau recueil. Toutefois, je n’irais pas jusqu’à parler de chef-d’œuvre, comme pour Les Dieux de Pegāna, dont la fraîcheur, la fausse simplicité et l’humour m’ont paru plus revigorants ; étrangement (surtout si l’on prend en compte mon tempérament habituel…), la tonalité à mon sens plus mélancolique de Le Temps et les Dieux prohibe un enthousiasme aussi marqué. Je note aussi – mais ce n’est pas vraiment une critique, dans la mesure où il s’agit d’un choix délibéré de l’auteur, parfaitement justifié par le fond comme par la forme de ses récits – qu’il vaut mieux, dans Le Temps et les Dieux, ne pas être allergique aux répétitions… et certains récits, à cet égard (a fortiori le dernier, bien sûr), me paraissent bizarrement un peu trop longs, les très brèves vignettes des Dieux de Pegāna se montrant en ce qui me concerne plus efficaces. Je ne vais pas bouder mon plaisir pour autant : Le Temps et les Dieux est bel et bien un très beau recueil, dont je recommande chaudement la lecture. Et je n’en ai de toute évidence pas fini avec Dunsany…
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