"Le Vicomte pourfendu", d'Italo Calvino
CALVINO (Italo), Le Vicomte pourfendu, [Il Visconte dimezzato], traduction de l’italien par Juliette Bertrand, revue par Mario Fusco, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1955, 2001, 2002] 2012, 143 p.
Je n’avais jusqu’à présent lu d’Italo Calvino que l’extraordinaire Si par une nuit d’hiver un voyageur, mais je ne comptais certainement pas en rester là. Cela faisait un moment déjà que je désirais lire sa fameuse « trilogie héraldique », autrement intitulée « Nos Ancêtres », et composée du Vicomte pourfendu, du Baron perché et du Chevalier inexistant. Folio ayant eu la bonne idée de rééditer ces trois petits volumes l’an passé, j’ai enfin pu m’atteler à cette tâche. Joie ! Joie !
Le Vicomte pourfendu, donc (1952). Nous sommes au XVIIIe siècle, mais dans une version quelque peu fantaisiste, propice au conte philosophique dans la lignée de Voltaire. Le vicomte Médard de Terralba participe, au sein des troupes de l’Empire, à la guerre contre les Turcs. À peine a-t-il le temps de constater avec effroi les horreurs de la guerre dans quelques paragraphes saisissants d’humour noir qu’il est fait lieutenant… avant d’être fendu en deux par un boulet de canon lors de sa première bataille. Mais les médecins impériaux, ravis de se voir confier un cas pareil, parviennent à sauver sa moitié droite…
Le vicomte diminué retourne en Italie, et inaugure un règne despotique, caractérisé par d’innombrables cruautés et vilenies en tout genre. Prompt à condamner au gibet, Médard multiplie les mauvais tours, qui le font haïr de la population, laquelle le craint cependant encore plus. L’ignoble personnage ne manque pas d’attenter à la vie du narrateur, son neveu illégitime, un enfant fort naïf, et, voulant tâter de « l’amour », tente de forcer le mariage avec la paysanne Paméla, contrainte de se cacher dans la forêt.
Mais le Misérable rencontrera bientôt une adversité inattendue (mais toute relative…), quand un vagabond fait son apparition au pays ; en effet, il s’agit de l’autre moitié du vicomte : la bonne moitié.
Trop bonne…
La morale de cette succulente fable est donc que l’excès de perversion comme l’excès de vertu sont également inhumains, insupportables et, dans un sens, aussi néfastes l’un que l’autre. On pourrait donc y voir une sorte d’apologie du « juste milieu » (qui tend souvent au conservatisme, par nature…), mais le propos de Calvino est probablement plus subtil. En séparant ainsi le bien du mal dans un même homme, il tend avant tout à établir un tableau édifiant de la nature humaine, en tant que telle ni bonne ni mauvaise, capable du meilleur comme du pire (et, à l’en croire, c’est donc tant mieux).
Ce tableau ne se cantonne pas à la seule figure du vicomte pourfendu, mais s’exprime également dans les autres personnages de ce très bref roman, qui sont autant d’individus partagés entre leurs responsabilités, leur condition, leur rôle social et leur éthique : ainsi du charpentier Maître Pierreclou, contraint d’élaborer des instruments de supplice tous plus raffinés les uns que les autres, mais qui trouve à y exercer son grand talent d’artisan, là où les plans de machines « bénéfiques » que lui soumet le Bon sont irréalisables ; ainsi, également, des huguenots du fief, persécutés en France, en tant que tels prédisposés au rôle de victimes, mais qui n’en sont pas moins rudes en affaires, quand la disette (qui ne quitte pas la bouche du patriarche Ézéchiel) frappe la communauté villageoise ; ainsi, encore, des lépreux de Préchampignon, qui ne trouvent que dans la licence et l’égoïsme le moyen de faire face à leur triste sort, etc.
Mais il y a le vicomte, donc, figure de l’excès qui, par sa seule présence (dédoublée…), fait ressortir plus encore vertus et vices chez ses paysans. Si la condamnation de l’excès de perversion semble couler de source, celle de l’excès de vertu n’en est pas moins capitale, et, dans la figure du Bon, on retrouve la critique du Candide (voire d’un Sade pris au pied de la lettre, en version soft, certes, et avec ses inévitables contradictions…), de même qu’elle implique une réflexion d’ensemble, toujours légère mais non moins présente, sur l’engagement (le Bon refusant de faire face au Misérable, du fait de sa trop grande tendance à la pitié) et la capacité à faire le bonheur d’autrui… malgré lui, qui se voit apporter une cinglante et définitive réponse négative.
Fantasque conte philosophique aussi délicieux que pertinent, porté par une plume parfaitement appropriée et des plus agréables, Le Vicomte pourfendu est un très joli petit livre, qui inaugure avec brio la « trilogie héraldique ». Je me suis régalé à cette lecture, et ai d’ores et déjà hâte de poursuivre l’aventure avec Le Baron perché. À bientôt, donc.
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