"Les Frères Sisters", de Patrick deWitt
DEWITT (Patrick), Les Frères Sisters, [The Sisters Brothers], traduit de l’américain par Emmanuelle et Philippe Aronson, Arles, Actes Sud, coll. Lettres anglo-américaines, [2011] 2012, 357 p.
Malgré une intense propagande charybdéenne, je n’ai toujours pas lu Ablutions, le premier roman de Patrick deWitt (qui n’a cependant pas grand-chose à voir, j’imagine, avec le roman dont nous allons traiter aujourd’hui). Mais dans le cadre de ce « Western Summer » dans lequel je me suis lancé, il m’était bien entendu impossible de faire l’impasse sur ces Frères Sisters, qui, sous ce nom tout de même un brin loufoque, nous ramènent à la grande légende de l’Ouest, et plus précisément à celle de la ruée vers l’or en Californie.
Les frères Sisters – les légendaires frères Sisters –, ce sont Charlie, l’aîné, et Eli, le narrateur. Et ce sont des tueurs. Pourtant, en dépit des liens du sang et de leur commune profession, ce sont deux individus bien marqués, au caractère bien trempé. Charlie, ainsi, est d’une complète amoralité, et plus qu’un peu porté sur la boisson ; Eli, de son côté, le gros Eli, est nettement plus sentimental, ce qui l’amène tantôt à exprimer des remords quant à leurs coupables activités, mais aussi à succomber à de terribles crises de colère. Les deux font néanmoins la paire, et, dans leur profession, ce sont des sommités.
Ils travaillent souvent pour le mystérieux Commodore, basé à Oregon City. Et, en cette année 1851, le Commodore leur fournit une nouvelle tâche : il s’agit pour eux d’éliminer un certain Hermann Kermit Warm, chercheur d’or de son état, que le patron accuse de l’avoir voler. Accusation plus que douteuse, une fois n’est pas coutume… Mais nos deux anti-héros enfourchent néanmoins aussitôt leurs nouveaux chevaux – Eli ayant quelques problèmes avec son Tub, ne serait-ce que le fait qu’il soit nommé – et prennent la direction de la côte Ouest enfiévrée. Long périple pour un assassinat, qui les amènera à croiser, sur un mode picaresque, toute une kyrielle d’individus plus ou moins loufoques, victimes de la légende de l’Ouest et de la folie de l’or.
Le roman, constitué de chapitres généralement assez brefs, prend ainsi son temps pour nous faire arriver jusqu’en Californie, et est émaillé de saynètes piquantes, entre deux cuites de Charlie et deux déceptions sentimentales d’Eli (qui songe à se mettre au régime). C’est l’occasion de mieux cerner ces personnages remarquablement bien campés au-delà de la loufoquerie du premier abord, et d’apprendre à vivre avec eux jusqu’à ce que la mission débute véritablement.
Mais, bien sûr, les frères Sisters ne sont pas au bout de leurs surprises… et leur quête du chercheur d’or supposé voleur va les conduire à remettre en question leurs présupposés éthiques – si – et le bien-fondé de leur profession. Et le burlesque des premières aventures (quand même sanguinolentes) de Charlie et Eli, qui saura se montrer fort réjouissant pendant un bon moment, cèdera en définitive la place au tragique, l’hubris étant de la partie. Je m’en voudrais cependant d’en dévoiler trop, et m’en tiendrai donc là ; mais l’astuce avec laquelle Patrick deWitt ose le changement de registre, du comique assumé au franchement poignant, méritait d’être souligné.
Ce n’est assurément pas là la seule qualité de ces Frères Sisters, roman qui se dévore avec un plaisir constant, et dont on tourne les pages sans même y penser. Ainsi que je l’avais déjà noté, les personnages sont fort bien campés – ce qui vaut pour Charlie et Eli, superbe illustration de la fraternité dans tout ce qu’elle peut impliquer, mais pas seulement, loin de là. Sous la blague, le mythe de l’Ouest est en outre intelligemment questionné (quand bien même dans le registre de la parodie), ce qui fait de ces Frères Sisters un western bien conçu et, si j’ose employer cette expression passe-partout, vaguement post-moderne. Notons enfin que la légèreté de l’ensemble (enfin, « ensemble »… jusqu’à ce que les frères rencontrent Hermann Kermit Warm, en tout cas) n’empêche pas Patrick deWitt d’user d’une plume très habile, aussi agréable à la lecture que pertinente, drôle et un brin pathétique (dans tous les sens du terme).
On l’aura compris : Les Frères Sisters est un bon roman. C’est au moins un bon divertissement, selon l’expression consacrée, bien ficelé et bien écrit ; et, quand on en arrive aux dernières pages, on se convainc sans peine que c’est aussi un peu plus que cela ; bref, un bon roman, tout court, plaisir de lecture en rien coupable, qui mérite le détour.
Ou du moins est-ce le cas dans le cadre de mon « Western Summer ». Ce roman y avait tout à fait sa place, et a parfaitement satisfait mes attentes. Je n’irai cependant pas jusqu’à en faire un roman « incontournable », et avoue avoir du mal à saisir comment – ainsi que la quatrième de couverture ne manque pas de le rapporter… – cette friandise finalement douce-amère a pu figurer dans la dernière sélection du Man Booker Prise 2012 : on est quand même bien loin, avec Les Frères Sisters, d’une littérature de génie, à même de marquer durablement ; non, ce roman ne me laissera pas un souvenir impérissable, de toute évidence. Mais, en attendant, j’ai pris beaucoup de plaisir à le lire ; et n’est-ce pas là l’essentiel ? Roman fort sympathique, et plus ambitieux qu’il n’y paraît sans pour autant se prendre trop au sérieux, Les Frères Sisters constitue bien, dans son genre et sans doute au-delà, une réussite.
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