"Les Fusils", de William T. Vollmann
VOLLMANN (William T.), Les Fusils, [The Rifles], traduit de l’américain par Claro, Arles, Le Cherche Midi – Actes Sud, coll. Babel, [1994, 2006] 2007, 666 p.
Je n’avais jusqu’à présent jamais rien lu de William T. Vollmann, malgré tout le bien que j’en avais entendu dire. Mais ce n’est probablement pas un hasard si j’ai découvert cet auteur avec Les Fusils (quand bien même Central Europe me faisait – et me fait toujours – également de l’œil). En effet, ce « faux pavé » (car très aéré et abondamment illustré), qui s’inscrit dans les « Sept Rêves » de l’auteur, « histoire symbolique du continent nord-américain », traite de sujets qui me tiennent à cœur, ainsi que j’ai déjà eu l’occasion de le dire en ces pages interlopes : les expéditions polaires, qui m’ont toujours fasciné, et plus particulièrement ici, ainsi que le fera lui aussi plus tard mais à sa manière bien différente Dan Simmons dans l’excellent Terreur, l’expédition Franklin de 1845 visant à découvrir le légendaire Passage du Nord-Ouest et qui s’est soldée mystérieusement mais tragiquement ; et le sort des Inuits, peuple qui m’a toujours grandement intéressé, a fortiori depuis ma lecture des Derniers Rois de Thulé et d’Hummocks de l’ethnologue Jean Malaurie, et le visionnage de sa série de documentaires La Saga des Inuits.
Les Fusils est un ouvrage déconcertant, mêlant reportage, récit historique et roman passablement expérimental. On ne sait trop sur quel pied danser, régulièrement. Ce qui n’empêche pas de se laisser très facilement entraîner et immerger.
Sans doute le mieux est-il de commencer, de nos jours, par le capitaine Subzéro, Américain fasciné par le grand Nord, et qui multiplie les virées arctiques, parfois au péril de sa vie. Nous le verrons essentiellement vivre une histoire d’amour compliquée avec une jeune Inuit, Reepah, à l’anglais délicieusement trébuchant, « une femme avec un cœur magnifique ». Mais c’est une histoire d’autant plus compliquée que le capitaine Subzéro n’est pas « que » le capitaine Subzéro. Il est aussi, d’une manière un peu floue, en quelque sorte pourrait-on dire, la « réincarnation » de Sir John Franklin, le fameux explorateur polaire, dont l’expédition partie en 1845 à la recherche du Passage du Nord-Ouest s’est soldée par un désastre, les 129 membres de l’équipage de l’Erebus et du Terror disparaissant quasiment sans laisser de traces.
Mais le lien entre le capitaine Subzéro et Sir John Franklin fonctionne étrangement dans les deux sens, et, de même que les amours du capitaine Subzéro (« John ») avec Reepah sont contrariées par l’immixtion dans cette histoire de Lady Jane Franklin, de même, Sir John Franklin s’éprend de Reepah à travers les années et s’identifie à son tour avec le personnage qui le représentera près d’un siècle et demi plus tard. Aussi les deux trames sont-elles enchevêtrées, imbriquées d’une manière étrange, une phrase suffisant à passer du milieu du XIXe siècle à la fin du XXe, et le retour étant parfois tout aussi rapide. D’une seconde à l’autre, on passe du pont de l’Erebus au New York contemporain…
Aussi est-il parfois difficile (et peut-être un peu vain) de vouloir séparer une ligne narrative de l’autre. Si le récit de l’expédition Franklin, solidement reconstitué, est particulièrement passionnant, on ne saurait pour autant véritablement le distinguer du roman du capitaine Subzéro, d’autant que c’est à travers lui, en fin de compte, que l’on vit au plus près, non pas les événements de 1845-1848, mais bien l’expérience fascinante de l’Arctique, avec ses beautés sans nombre et ses dangers tout aussi réels.
Et c’est également à travers le capitaine Subzéro que l’on vit le sort tragique des Inuits, qui ne brillent que par leur absence dans le récit « historique » (si ce n’est, dans les délires moites de Franklin malade, la présence toujours perceptible de Reepah). À la manière d’un reporter, William T. Vollmann nous rapporte ainsi les déportations subies par le Peuple, et sa lutte pour la survie à l’époque contemporaine, où bon nombre d’entre eux, à l’instar de Reepah, en sont réduits à sniffer de la colle et, parfois, au suicide.
Avec, en fond, un désastre écologique qui est aussi un désastre humain, dû aux « fusils » du titre, dont l’histoire est méticuleusement retracée.
Un roman étrange, donc, mais à coup sûr d’une richesse impressionnante. Si la plume de William T. Vollmann rend le livre aussi déconcertant sur la forme que sur le fond (de manière un peu agaçante, parfois, ai-je trouvé, m’enfin bon…), elle autorise néanmoins des pages absolument superbes, sur la beauté de l’Arctique comme sur l’aventure humaine. Car l’humain n’est jamais négligé dans ce roman, qui colle au plus près des personnages.
Aussi le lecteur s’éprend-il lui aussi de Reepah, de même qu’il succombe à la fascination du capitaine Subzéro pour le grand Nord et pour sa précédente incarnation. Car William T. Vollmann nous fait vivre et l’expérience amoureuse, et l’expérience arctique, avec une virtuosité qui n’appartient en propre qu’aux meilleurs écrivains. L’immersion est totale dans Les Fusils. Le passage le plus impressionnant, à cet égard, est probablement le périple en solitaire du capitaine Subzéro à Isachsen : on y ressent littéralement le froid, la sueur, la peur, la fatigue. Mais on comprend mieux, du coup, ce qu’ont pu vivre les hommes de Franklin… et les Inuits.
Roman-expérience profond et humain, étonnant mais juste, Les Fusils est très certainement un grand livre, dont je ne peux que vous recommander chaudement (aha) la lecture.
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