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"Les Mers perdues", de François Schuiten & Jacques Abeille

Publié le par Nébal

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SCHUITEN (François) & ABEILLE (Jacques), Les Mers perdues, Paris, Attila, 2010, 87 p.

 

Nébal aime bien les beaux livres. Alors, forcément, il ne pouvait pas passer indéfiniment à côté de ces Mers perdues, superbe ouvrage des décidément fort sympathiques éditions Attila, écrit par l’auteur du « Cycle des Contrées », Jacques Abeille, et magnifiquement illustré par François Schuiten, dont on citera pour la bonne bouche l’indispensable série des « Cités obscures », en collaboration avec Benoît Peeters. L’histoire d’une rencontre, donc : retourné par la lecture des Jardins statuaires de Jacques Abeille, le cultissime premier tome du cycle dont je vous parlerai un de ces jours, Schuiten a commencé à multiplier les illustrations se rapportant à cet univers hors-normes. Et c’est ainsi qu’a germé le projet de cet ouvrage, court mais beau, sorte de variation des Jardins statuaires (pour ce que j’en ai compris). On ne s’étonnera pas de cet engouement : à la lecture de ces quelques pages, on se dit que Schuiten était bel et bien l’illustrateur rêvé pour mettre en images les créations de Jacques Abeille, tant les univers des deux auteurs semblent proches. Et le résultat est de toute beauté, témoignant d’une symbiose rare entre deux créateurs. Comme s’il y avait une logique, voire une justice, à ce que cet ouvrage paraisse, en même temps que ressortait dans la même maison Les Jardins statuaires, après moult péripéties éditoriales.

 

Les Mers perdues nous conte, sous une forme épistolaire et précieuse, une expédition intrigante, financée par un milliardaire qui en tient secret le but, et qui rassemble un écrivain et un dessinateur réduits aux travaux les plus insignifiants, une géologue trop géniale pour ses pairs et un aventurier en quête de richesses, devenu faute de mieux chasseur de pigeons. L’écrivain, qui, pas plus que les autres, ne sera jamais nommé, sera notre témoin du périple de ces quatre individus, accompagnés de pisteurs hulains tout aussi anonymes.

 

Cette aventure placée sous le sceau des voyages extraordinaires, et s’inscrivant dans une riche filiation littéraire et philosophique, conduira nos héros dans une contrée étrange où des statues géantes semblent être sorties d’elles-mêmes de la terre, pour être en définitive défigurées par l’activité industrielle d’hommes depuis longtemps disparus, et disposant de connaissances techniques au moins égales, si ce n’est supérieures, à celles de la civilisation dont sont issus nos explorateurs.

 

Mais quel est au juste le but de ce voyage ? Mystère. Le milliardaire n’en a rien dit, et l’écrivain comme l’artiste, de même que la géologue et l’aventurier (le « guide », vraiment ?), en sont réduits aux supputations les plus obscures et hasardeuses. Aussi chacun en vient-il à fixer de lui-même un terme à l’épopée, et le groupe de se réduire à peau de chagrin à mesure que le temps passe.

 

Dominent les figures de l’écrivain et du dessinateur. Ce n’est bien évidemment pas un hasard, si l’on prend en compte les conditions de réalisation de ce bel ouvrage. L’art de chacun est placé en regard de l’autre, et les réflexions abondent, qui viennent questionner le lecteur notamment sur le rendu et l’efficience des deux procédés pour témoigner d’une même réalité. Le livre constitue ainsi dans un sens une mise en abyme de sa création.

 

Mais ce n’est certes pas la seule problématique soulevée par ce récit bref mais d’une densité remarquable. À l’art s’oppose la nature, et Les Mers perdues analyse avec talent la rencontre de l’homme avec l’univers. Le ton est ici nettement mélancolique, teinté de nostalgie pour un âge d’or caractérisé – ce n’est à nouveau pas innocent – par la symbiose, là où l’écoulement du temps semble plutôt témoigner d’une forme de parasitisme vandale, que nos voyageurs ne peuvent que déplorer, eux qui ne sont en mesure de rendre compte que du stade final, mortifère, de cette évolution.

 

Parallèlement, ce n’est sans doute pas un hasard si le narrateur souffre du vertige. Le lecteur de même, confronté à l’immensité et à la beauté contrefaite des statues défigurées, succombe, s’émerveille et craint tout à la fois : on pourrait bien parler, même si l’atmosphère de l’ensemble relève plus, disons, de la fantasy rétro-futuriste, du « sense of wonder » de la science-fiction ; c’est le même trouble, délicieux et redoutable, la même sensation d’abandon et d’impuissance à la fois douce et implacable qui s’empare du lecteur, seul face au sublime, à l’inconcevable, ici œuvre de la nature.

 

Riche d’images – à tous points de vue – fascinantes, Les Mers perdues ne néglige pour autant ni les idées – donc –, ni le style, contourné mais toujours élégant, fleurant bon le vieux livre et la poussière des bibliothèques d’antan et des archives, en adéquation parfaite avec le propos. Il en vient, dans son délicat classicisme, à acquérir de la sorte une certaine intemporalité, à n’en pas douter celle qui fait les grands livres. Quant aux illustrations de Schuiten, abondantes, elles donnent une certaine idée de la perfection…

 

Les Mers perdues se révèle ainsi un ouvrage précieux, beau et profond, que l’on savoure et auquel on ne manquera pas de retourner. Fruit d’une collaboration on ne peut plus réussie, où l’art de chacun, loin de concurrencer celui de l’autre, le sert avec humilité et talent pour en faire ressortir la pleine magnificence, c’est là une superbe porte d’entrée à l’univers des deux auteurs. Si je connaissais et m’enthousiasmais déjà pour l’œuvre de Schuiten, je ne manquerai pas de me plonger sous peu dans celle de Jacques Abeille. Car, à l’évidence, on tient là quelque chose de grand.

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