"Les Montagnes hallucinogènes", d'Arthur C. Clarke
CLARKE (Arthur C.), Les Montagnes hallucinogènes, ou De Lovecraft à Leacock, [At The Mountains Of Murkiness], traduction [de l’anglais], [introduction] et notes de Philippe Gindre, Dole, La Clef d’Argent, coll. Fhtagn, [1940] 2008, 76 p.
Chose promise, chose due, je vais aujourd’hui vous entretenir brièvement du tout petit premier volume de la toute petite collection « Fhtagn » de La Clef d’Argent, consacrée aux pastiches et hommages lovecraftiens. Après avoir abordé il y a peu le Moi, Cthulhu de Neil Gaiman, attaquons-nous donc aujourd’hui (attaquer, c’est le mot…) aux Montagnes hallucinogènes d’Arthur C. Clarke, en notant d’emblée que, là encore, ce très court texte est précédé d’une introduction et suivi de très abondantes notes (un appareil critique paradoxalement plus intéressant que le texte de Clarke en lui-même, autant le dire de suite…) destinées à donner un peu de corps à l’ouvrage, et dues au traducteur Philippe Gindre.
Le titre est assez évocateur : Les Montagnes hallucinogènes (At The Mountains Of Murkiness) est évidemment un pastiche des Montagnes hallucinées (At The Mountains Of Madness) d’Howard Phillips Lovecraft, un des plus longs textes du pôpa de Cthulhu et accessoirement (ou pas) un de mes préférés (il faut dire que le cadre polaire n’y est pas pour rien, j’ai déjà eu l’occasion de vous entretenir de ma fascination pour ces récits, par exemple en traitant de Terreur de Dan Simmons ou des Fusils de William T. Vollmann).
Par contre, si l’on savait Neil Gaiman porté sur le pastiche lovecraftien, auquel il s’est livré à plusieurs reprises et qui semble presque « logique » eu égard à sa production littéraire habituelle, on peut se demander ce qui a bien pu inciter Arthur C. Clarke, le futur auteur, entre autres, des « Odyssées » (généralement pas top…) et de Rendez-vous avec Rama, à commettre cette chose (au passage, elle est parue en France presque immédiatement après le décès de l’auteur, ce qui m’avait fait bizarre à l’époque…). A priori, en effet, il n’y a pas forcément grand-chose de commun entre l’horreur cosmique de Lovecraft et la hard science de Clarke…
Mais c’est que Clarke, alors, est bien loin d’être le grand écrivain de science-fiction que l’on sait : Les Montagnes hallucinogènes date de 1940, et ne correspond qu’à la quatrième entrée de l’imposante bibliographie de l’auteur, alors à peine âgé de 20 ans, et qui n’a même pas encore écrit son fameux articles sur les satellites. Clarke est alors un fan avant d’être un écrivain, un des piliers du jeune fandom britannique nourri des pulps américains ; et parmi ces pulps, il y a Astounding Stories, où Clarke a pu lire, en 1936 et en trois livraisons, le texte « réaliste » et « scientifique » de Lovecraft (eh oui, pour une fois, ce n’était pas dans Weird Tales). Touché par cette longue nouvelle et en même temps désireux de la parodier (déjà !), Clarke écrit donc sa propre version des Montagnes hallucinées pour le fanzine The Satellite (ça tombe bien) ; il paraîtra dans l’avant-dernier numéro de cette revue amateur (à cause de la guerre, ce qui tombe moins bien…).
Sans doute n’est-il guère utile de véritablement résumer le texte de Clarke qui, pour être parodique et on ne peut plus court comparé à l’original, y reste néanmoins fidèle dans les grandes lignes : nous avons donc une expédition qui se rend en Antarctique et qui y découvre « les ruines cyclopéennes d’une cité antédiluvienne, vestige d’une civilisation préhumaine disparue ». Rien de neuf pour qui a lu Les Montagnes hallucinées. Évidemment, ce qui change la donne, c’est le ton du récit, qui se veut résolument humoristique.
Et c’est là que ça coince.
En effet, disons-le tout net, déjà à cette époque, Clarke ne se montre pas vraiment convaincant quand il endosse le costume du petit rigolo… Les Montagnes hallucinogènes se montre à cet égard d’une lourdeur difficilement concevable, notamment dans ses effets sensément burlesques et ses – très nombreux – jeux de mots franchement pourraves.
Ici, à la décharge de l’auteur, il faut noter que le texte en anglais est probablement beaucoup moins lourd que la version française. Ce qui ne revient pas pour autant à casser du sucre sur le dos du traducteur Philippe Gindre : dans les notes, celui-ci s’explique sur chacune de ses traductions (de noms et de toponymes, pour l’essentiel), et l’on prend bien conscience des difficultés auxquelles il a dû faire face ; son argumentaire, à chaque fois, se tient, et l’on comprend pourquoi il a choisi d’adopter telle ou telle traduction. Mais le problème, c’est que, en dépit de sa bonne volonté et de sa mure réflexion, le résultat est atrocement lourdingue ; dès le début des Montagnes hallucinogènes, le lecteur se retrouve ainsi agressé à coups de « Professeur Alhamass » (« Nutty »), « Dr E. Thanazy » (« Scraggem »), « Résidence O’Patath » (« Murphy Mansions »), « Dr Lavachy » (« Slump »), « Lady Moisy » (« Lady Muriel Mildew »), « vallée de Poupidoup » (« Oopadoop ») « Professeur Tremblott » (« Palsy »), « Major MacNullard » (« McTwirp »), j’en passe et des pires… Peut-être arriverez-vous à en rire, sait-on jamais, mais, moi, c’est au-dessus de mes forces. Il me semble que ces quelques exemples prélevés dans les toutes premières pages de la nouvelle témoignent assez de son caractère franchement pas drôle, déjà en anglais, mais à l’évidence encore pire en français.
Cela dit, le premier responsable de cet échec, c’est bien Clarke lui-même, tout jeune auteur qui se frotte à un monstre et ne parvient tout simplement à rien. Tous ses effets comiques tombent systématiquement à plat, quel que soit le registre dont ils usent. Le texte n’ayant en outre rien de la densité, de l’inventivité et de la richesse de l’original, sans parler de son style quelconque (même si, par moments, c’est bien la plume surchargée de Lovecraft qui se retrouve à son tour parodiée), on se voit contraint de qualifier Les Montagnes hallucinogènes d’échec passablement navrant.
Cela dit, de même que pour Moi, Cthulhu, et même s’il faut là encore débourser 5 € pour un texte tout riquiqui en plus d’être mauvais, je ne regrette pas mon achat ; mais c’est que je suis pris à l’occasion de collectionnite aiguë en matière de lovecrafteries… Je ne saurais vous imposer mes perversions, et ne peux donc pas vous recommander ce texte raté et sans véritable intérêt, si ce n’est d’être un objet de curiosité. Mais je peux par contre d’ores et déjà vous dire que tout ce qui est paru sur le sujet chez La Clef d’Argent n’est pas aussi inintéressant : depuis, j’ai lu le très court également Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu ?, sous la direction de S.T. Joshi, et ça, c’était bien chouette ; je vous en cause très vite.
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