Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"Les Origines de la pensée grecque", de Jean-Pierre Vernant

Publié le par Nébal

Les-Origines-de-la-pensee-grecque.jpg

 

VERNANT (Jean-Pierre), Les Origines de la pensée grecque, 9e édition, Paris, PUF, coll. Quadrige, [1962] 2002, 133 p.

 

Voilà un petit livre (enfin, petit, certes, mais plutôt dense, et cela ne l’empêche pas d’être un classique) que j’étais supposé lire depuis fort longtemps. En fait, en temps normal, j’aurais dû le lire à l’époque de ma Maîtrise en Science politique, alors que je rédigeais mon mémoire sur la morale et la politique chez les grands sophistes ; c’est d’ailleurs à cette occasion que je l’avais acheté. Et je peux bien affirmer, maintenant que je l’ai lu, qu’il aurait sacrément apporté de l’eau à mon moulin, ainsi que nous aurons l’occasion de le voir… Mais voilà, vous savez ce que c’est : les étudiants sont des branleurs qui rendent leurs mémoires à l’arrache, et font passer quelques sources à l’as ; j’avais le choix entre Gernet et Vernant : j’ai choisi le maître plutôt que l’élève (c’est au maître, d’ailleurs, qu’est dédié cet opuscule). Je n’ai pas eu à m’en plaindre, les écrits de Louis Gernet sur la Grèce antique sont passionnants, et m’ont amplement servi. Mais il ne fait donc aucun doute que ces Origines de la pensée grecque auraient constitué un plus non négligeable, qui allait parfaitement dans le sens de ma thèse…

 

La tâche que s’est assignée Jean-Pierre Vernant (ou plutôt : qui a été assignée à Jean-Pierre Vernant par Georges Dumézil, rien de moins) est assez colossale : synthétiser l’évolution de la pensée grecque de l’époque mycénienne à l’époque classique dans un bouquin de 130 pages environ. Soit une période de plus de sept siècles, coupée en deux par une période obscure où l’écriture a disparu (au passage, quand le livre est paru pour la première fois, en 1962, cela ne faisait que dix ans que l’on arrivait à déchiffrer le linéaire B)… On le voit : si le livre est mince, le projet ne l’est pas.

 

Mais derrière cette formulation générale se cache un projet plus précis : il s’agit de comprendre et d’expliquer par l’histoire l’émergence de la philosophie en Grèce – à Milet, notamment – au VIe siècle av. J.-C. Non pas l’émergence de la raison (tout de même…), mais d’une raison.

 

En l’occurrence, il s’agit de la raison politique, liée à l’univers social et spirituel de la polis, la cité grecque.

 

Cette raison a en outre pour caractéristique de donner une explication laïque, profane, de la genèse du cosmos, débarrassée des mythes de souveraineté antérieurs (caractéristiques, eux, de la civilisation mycénienne, palatiale, et qui ont survécu dans les cosmogonies ultérieures, jusqu’à Hésiode).

 

Enfin, elle a un caractère géométrique : elle s’intéresse aux rapports d’égalité (démocratie) et de proportionnalité (aristocratie).

 

Citons deux passages de la conclusion qui seront sans doute éclairants à cet égard. Tout d’abord (pp. 131-132) :

 

« Quand Aristote définit l’homme un « animal politique », il souligne ce qui sépare la Raison grecque de celle d’aujourd’hui. Si l’homo sapiens est à ses yeux un homo politicus, c’est que la Raison elle-même, dans son essence, est politique.

 

« De fait, c’est sur le plan politique que la Raison, en Grèce, s’est tout d’abord exprimée, constituée, formée. »

 

Et plus loin (p. 133 ; et là on voit particulièrement tout ce que ce petit bouquin aurait pu apporter à mon mémoire, groumf…) :

 

« La raison grecque ne s’est pas tant formée dans le commerce humain avec les choses que dans les relations des hommes entre eux. Elle s’est moins développée à travers les techniques qui opèrent sur le monde que par celles qui donnent prise sur autrui et dont le langage est l’instrument commun : l’art du politique, du rhéteur, du professeur. La raison grecque, c’est celle qui de façon positive, réfléchie, méthodique, permet d’agir sur les hommes, non de transformer la nature. Dans ses limites comme dans ses innovations, elle est fille de la cité. »

 

J’ai un peu mis la charrue avant les bœufs, là, certes… Jean-Pierre Vernant met du temps avant de parvenir à ces conclusions : huit chapitres, consacrés successivement au cadre historique, à la royauté mycénienne (où l’on voit notamment les rapports entretenus par celle-ci avec les empires orientaux), à la crise de la souveraineté, à l’univers spirituel de la polis, à la crise de la cité et aux premiers « sages » (Solon, Thalès, etc.), à l’organisation du cosmos humain, aux cosmogonies et mythes de souveraineté, et enfin à la nouvelle image du monde.

 

 L’exposé de Jean-Pierre Vernant, dans les premières pages, est d’une densité quelque peu rebutante, mais sans doute cela vient-il de ce que je ne connaissais rien, absolument rien à la civilisation mycénienne et au « moyen âge » grec… Les choses s’améliorent nettement au fur et à mesure que l’on se rapproche de l’âge classique, jusqu’à acquérir une très grande fluidité et une très grande clarté d’exposition. Aussi l’essai de Jean-Pierre Vernant se révèle-t-il en définitive passionnant et tout à fait convaincant. Je regrette décidément de ne pas l’avoir lu à l’époque, tiens… Mais sa lecture aujourd’hui ne fait que m’encourager dans mon idée de « profiter » de l’abandon de ma thèse pour lire de temps en temps des essais historiques, juridiques ou autres « de mon choix », et de vous en causer en Nébalie.

CITRIQ

Commenter cet article

P
Mais qu'elle est la thèse de l'auteur alors? (URGENT merci de votre compréhension). Superbe blog
Répondre
K
<br /> Rhooo, ça me rappelle ma maîtrise d'histoire ancienne. Un bouquin qui m'avait particulièrement marqué, tant j'avais eu du mal à le digérer.<br /> <br /> <br />
Répondre
V
<br /> Tout à fait d'accord. Je l'ai lu dans le cadre de mes études d'Histoire et ce condensé était une habile synthèse qui permettait de mieux analyser les conséquences des Ve et IVe siècles grecs sur le<br /> monde contemporain.<br /> Que de souvenirs...<br /> <br /> <br />
Répondre
D
<br /> Un utile complément sera Comment la vérité et la réalité furent inventées, par Paul Jorion, Gallimard 2009.<br /> C'est également dense et assez gros.<br /> Mais cet article m'a donné envie de lire, à l'envers, le Vernant dont j'ai lu d'autres livres mais pas celui-là.<br /> <br /> <br />
Répondre
G
<br /> D'accord. Très bon livre. J'ai été particulièrement étonné par les rapports humains divinités envisagées comme des relations diplomatiques.<br /> <br /> <br />
Répondre