"Lovecraft", de Maurice Lévy
LÉVY (Maurice), Lovecraft ou Du fantastique, Paris, Christian Bourgois – Union Générale d’Éditions – 10/18, 1972, 189 p.
Retour aux études sur Lovecraft, toujours de par chez nous, avec le petit mais néanmoins important essai de Maurice Lévy Lovecraft ou Du fantastique (dont on notera qu’il a été traduit outre-Atlantique par S.T. Joshi, ce qui ne doit tout de même pas arriver tous les jours).
Datons et situons (puisqu’il paraît que) : ce court livre, issu de travaux universitaires – on notera que Maurice Lévy s’était auparavant intéressé au roman « gothique » anglais –, a été publié début 1972, soit au pire trois ans après le cahier de l’Herne dirigé par François Truchaud… et il me paraît autrement lucide. On ne disposait à l’époque que de cinq traductions françaises de Lovecraft : Dans l’abîme du temps, La Couleur tombée du ciel, Je suis d’ailleurs, Démons et Merveilles et Dagon (seul ce dernier n’était pas sorti au moment de la rédaction des textes constituant le cahier de l’Herne), mais la situation était tout autre aux États-Unis, où l’on avait en outre commencé la publication des Selected Letters (les deux premiers volumes, les seuls auxquels a pu se référer l’auteur, datant de 1965 et 1968). On ne trouvait probablement pas à l’époque de « grande » biographie de Lovecraft – a fortiori rien de comparable à la somme de S.T. Joshi – mais on commençait donc à mieux connaître le bonhomme. Et, pour ce qui est de la situation en France, on ne peut que constater une avancée phénoménale entre le décevant volume « mythique » dirigé par François Truchaud, qui s’est donc pris comme un coup de vieux, et le bref essai de Maurice Lévy, tout aussi « mythique », mais qui reste largement d’actualité (au passage, et au risque de faire grincer des dents, la filiation me paraît évidente entre ce Lovecraft ou Du fantastique et la lecture de Michel Houellebecq), malgré quelques erreurs ici ou là (pour l’anecdote, on notera la confusion entre shoggoths et profonds…), et en dépit du « retournement de veste » auquel s’est semble-t-il livré l’auteur dans une publication récente, où il a à son tour brûlé ce qu’il avait adoré…
Mais restons-en au petit bouquin du jour. Ce qui frappe tout d’abord à la lecture de cet essai, et constitue une différence significative avec le cahier de l’Herne, donc, c’est l’introduction – enfin ? – de la thématique du racisme dans la vie et l’œuvre de Lovecraft. Ici, Maurice Lévy se montre bien plus pertinent que ses prédécesseurs français, et le portrait qu’il dresse du Maître de Providence dans le premier chapitre – après s’être intéressé à la situation de Lovecraft dans le fantastique en général et dans le fantastique américain en particulier, lui conférant un statut tout à fait singulier – reste tout à fait convaincant aujourd’hui, alors que l’exégèse a connu les progrès que l’on sait. Les grandes lignes y sont, en tout cas ; évidemment, on n’y trouvera rien de comparable à l’étude de William Schnabel entièrement consacrée à ce thème (mais, soulagement, on n’y trouvera pas non plus les mêmes dérives psychanalytiques, qui polluaient déjà le cahier de l’Herne…), et qui a pu se fonder sur des sources autrement abondantes, mais cela n’empêche pas Maurice Lévy, en quelques paragraphes bien sentis, d’étudier avec lucidité l’importance des obsessions racistes de Lovecraft, à mettre en rapport, pour une part du moins, avec sa biographie, et caractérisées dans son œuvre par des thèmes tels que la dégénérescence ou l’hybridité, quand ce n’est pas plus frontalement l’assimilation directe des étrangers aux plus répugnantes créatures du Mythe.
Si cette dimension est importante, cependant, on aurait bien évidemment tort de s’arrêter là, et le reste de l’étude de Maurice Lévy est du plus grand intérêt (avec, comme de bien entendu, quelques nuances à apporter ici ou là, mais l’essentiel reste juste). On trouve par exemple d’intéressants développements sur ce que l’on pourrait appeler la géographie lovecraftienne : sa Nouvelle-Angleterre fictive, le rôle des demeures ou des cimetières, la mer enfin… Autre idée pertinente : celle de « l’abomination profonde », qui, dans le même registre, étudie le rapport de Lovecraft à la verticalité, pour situer l’horreur « dans les profondeurs ». De l’espace au temps, il n’y a qu’un pas, et le thème ressurgit avec l’importance de l’hérédité (les exemples sont ici trop nombreux pour qu’il soit utile de les citer). La tératologie lovecraftienne est bien évidemment envisagée, de même que les principales entités/divinités du Mythe sont détaillées, les différentes formes de culte et leur signification (avec notamment la déformation du langage), et comme de juste les grimoires lovecraftiens, Necronomicon en tête. Puis, inévitablement, Maurice Lévy s’intéresse aux rêves chez Lovecraft, et livre de ses contes les plus oniriques une lecture des plus pertinentes, sans verser dans la psychanalyse (volontairement, Lévy ne se jugeant pas suffisamment armé pour ce faire). Puis de s’intéresser à la signification du Mythe, envisagé globalement et dans ses rapports aux mythologies traditionnelles.
L’essai de Maurice Lévy, court mais dense, reste donc une lecture tout à fait recommandable aujourd’hui, d’autant qu’il est écrit dans une langue agréable ; le fond et la forme sont toujours liés, sans que l’un prenne jamais le pas sur l’autre (sous cet angle aussi, j’ai pensé à Houellebecq). J’ai lu ce Lovecraft ou Du fantastique avec beaucoup de plaisir, et lui trouve le plus grand intérêt. Date importante dans l’exégèse lovecraftienne française, et peut-être au-delà, ce « classique » est donc à mes yeux autrement recommandable que l’à peine plus vieux cahier de l’Herne, et a autrement mieux supporté le passage des années. Indispensable pour qui s’intéresse au pôpa de Cthulhu.
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