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"Lovecraft : le dernier puritain", de Cédric Monget

Publié le par Nébal

Lovecraft-Le-dernier-puritain.jpg

 

 

MONGET (Cédric), Lovecraft : le dernier puritain, Aiglepierre, La Clef d’Argent, coll. KhThOn, 2011, 81 p.

 

Ainsi que vous l’avez peut-être remarqué (…), je traverse un ce moment une période de lovecraftite aiguë. En effet, je n’arrive pas ces derniers temps à lire grand-chose en dehors de Lovecraft, de lovecrafteries, et d’essais sur tout ça, en dépit de mes efforts acharnés. Comme vous avez pu le constater, dans le tas, il y avait pas mal de mauvais trucs… Mais il y en a aussi des bons, notamment du côté des essais (même si, à vue de nez, je vais peut-être être contraint d’en descendre en flammes un de « mythique » – aha – prochainement, mais ça, on verra…). Et – ça tombe bien – le tout petit bouquin (encore) de La Clef d’Argent (encore) dont je vais brièvement vous entretenir aujourd’hui fait partie des bons crus.

 

Notons cependant pour commencer que cette étude de Cédric Monget – je ne sais absolument rien de l’auteur – est fort mal titrée. Si cette histoire de « dernier puritain » fait écho au nom d’un best-seller d’antan, elle a en effet de quoi laisser un brin perplexe… « Dernier » ? Allons bon ! « Puritain » ? Vraiment ? En fait, il s’agit là d’un paradoxe effectivement étudié dans cet essai, mais qui – à mon sens tout du moins – n’en constitue pas le cœur. Ce qui intéresse ici avant tout Cédric Monget, c’est – et là on respire – le matérialisme et surtout l’athéisme de Lovecraft. Ce qui nous amène à nous pencher également sur deux autres aspects de sa philosophie, indissociables : le conservatisme (pour ne pas dire la réaction, ce qui serait à mon avis plus approprié, mais bon) et, fatalement, le racisme.

 

Que Lovecraft fut matérialiste et athée n’a (aujourd’hui en tout cas) rien d’un scoop. Il a maintes fois eu l’occasion d’afficher son matérialisme (éventuellement qualifié de « mécaniste »), et, malgré la tentation de voir dans les Grands Anciens des dieux (a fortiori après les manipulations saugrenues du catholique Derleth), le lecteur un tant soit peu observateur comprend vite qu’il s’agit en fait d’entités extraterrestres parfaitement concrètes, même si elles échappent plus ou moins à la raison (avec – peut-être – une exception, Azathoth, sur laquelle on aura l’occasion de revenir). De même, si l’exégèse lovecraftienne a mis du temps à l’admettre, on ne saurait nier aujourd’hui le conservatisme comme le racisme du maître de Providence, qui imprègnent non seulement sa correspondance, mais aussi son œuvre de fiction…

 

Cela n’est pas, cependant, sans soulever un certain nombre de paradoxes, du moins en apparence. C’est que la pensée de Lovecraft, tour à tour séduisante et puante, se révèle comme de juste riche et complexe. Et c’est ce qu’entend nous montrer Cédric Monget dans cette étude qu’il présente lui-même avec humilité comme étant sans prétention, mais qui se révèle très vite passablement érudite (sans jamais virer dans le pédantisme et l’étalage de science), fondée sur des sources précises (pour beaucoup hélas indisponibles en français), et tout à fait pertinente.

 

On commence par se pencher sur deux « découvertes » capitales pour Lovecraft : l’astronomie et le darwinisme (par le biais du vulgarisateur Haeckel). La première – très tôt dans la vie de l’auteur – débouche sur un rationalisme forcené qui l’amène à batailler contre l’astrologie et à s’interroger sur la pluralité des mondes et la place de l’homme dans l’univers ; or, si les conceptions de Lovecraft en ce qui regarde la prépondérance ou pas de la vie dans l’univers ont changé, l’idée – que l’on peut qualifier de « pessimisme cosmique » – selon laquelle l’homme y est insignifiant l’a très vite séduit. Et c’est un corollaire de son athéisme et de son absence de téléologie. Tout au plus, dans sa fiction, pourrait-on voir une forme de panthéisme à la Spinoza dans sa présentation d’Azathoth, identifié au cosmos lui-même, mais cela ne prête pas forcément à conséquence ; il ne s’agit en effet pas d’y voir un dieu créateur qui aurait attribué un but à sa création (on aura l’occasion de revenir sur la question de l’origine de la vie, et notamment de l’homme), mais bien d’affirmer que « la nature est aveugle ». Le darwinisme, de son côté, infuse dans bien des textes de Lovecraft, et Cédric Monget se penche notamment sur le cas de « Faits concernant feu Arthur Jermyn et sa famille », mais on pourrait citer bien d’autres textes (je vous ai causé récemment de La Peur qui rôde, et il y a, bien sûr, « Le Cauchemar d’Innsmouth »). « Les Montagnes hallucinées » est également un texte très révélateur dans cette optique globale, avec ses Anciens finalement « humains » (et peut-être créateurs de l’humain, par dérision) et leur écrasement par les esclaves shoggoths ; ce qui amène l’auteur à affirmer à juste titre que « le darwinisme athée de Lovecraft est fondamentalement raciste ».

 

On s’intéresse ensuite à la conception des religions selon Lovecraft ; si celui-ci affirmait avoir été dans son enfance un « romain païen » (la découverte de la mythologie gréco-latine étant également pour lui un événement fondateur), et s’il a toujours eu un faible pour Rome – parfois difficile à concilier avec sa fascination pour les barbares germaniques, lui qui se rêvait « grande brute blonde » –, l’idée essentielle est que les religions sont « vaines », ce qui découle de ce que l’on vient de voir, et « étrangères », ce qui, à la fois, explique et fonde le racisme et l’antisémitisme de Lovecraft. Mais celui-ci est également conservateur : aussi s’attache-t-il paradoxalement à la religion qui l’entoure et qui l’a baigné – le protestantisme, donc – comme « tradition » en tant que telle à respecter, et éventuellement « utile » (les guillemets s’imposent) pour les peuples dans leur enfance, mais aussi, dans une vision un peu voltairienne, étrangement, pour les classes inférieures ; en tout cas, Lovecraft se montre très sévère à l’encontre des minorités religieuses (« importées », donc), et justifie à leur égard l’état d’exception… De même, son athéisme ne l’empêche pas d’être fasciné, on le sait, par la morale puritaine (d’où ce titre, on le voit pas très bien choisi) : Lovecraft, et ce n’est pas le seul paradoxe de sa pensée, est donc bien un « athée puritain » (j’avais vaguement évoqué cette question en traitant du Cas Lovecraft).

 

Et tout cela imprègne son œuvre, qui passe «  de l’horreur gothique à la science-fiction d’horreur », « L’Appel de Cthulhu » constituant ici un tournant, ainsi que cela a souvent été noté (par exemple, histoire de vous renvoyer à une autre note antérieure, en l’occurrence le premier volume de la collection « KhThOn », dans Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu ?). L’horreur selon Lovecraft est fondamentalement athée, quoi qu’on ait pu en dire ; et, de même, elle se fonde essentiellement sur le matérialisme, le conservatisme et le racisme, en plaçant l’homme insignifiant dans un « struggle for life » cosmique dénué de finalité, où la menace extraterrestre – étrangère, donc – plane, ce qui « justifie » un « état d’exception » face à « l’anormal » (épistémologique ou ontologique).

 

Mais il y a eu – et c’est sur ce point que se conclue ce bref essai – « captation d’héritage »… D’une part, Lovecraft a été parfois (longtemps ?) perçu à tort comme un « occultiste » et un « initié » (pensons à Jacques Bergier…) (EDIT : ou pas ; voir les commentaires), et a ainsi été récupéré par les cultes ufologiques, ce qui est bien évidemment une aberration (ceux-ci, par un étrange biais, redonnant une place et un sens à l’homme dans le cosmos). Mais, d’autre part, Lovecraft a également été utilisé – et sa pensée déformée, selon Cédric Monget – par les « New Atheists », y compris parmi les exégètes lovecraftiens (S.T. Joshi, athée et progressiste, est nommément cité), qui ont forcé le trait et négligé le conservatisme essentiel chez Lovecraft, dont l’athéisme n’était certainement pas aussi « militant » et n’avait en tout cas rien de « progressiste »…

 

On le voit, l’étude de Cédric Monget, très dense mais d’une lecture assez agréable (même si un décoquillage aurait pu être utile), soulève de nombreux points intéressants, et se révèle au final tout à fait pertinente. Cette lecture de l’homme et de son œuvre n’est pas forcément d’une originalité à couper le squeele, mais est toujours fondée sur des sources précises et est en définitive subtile sans virer à l’enculage de mouches pour autant. J’ai été plus que convaincu par ce Dernier puritain, et invite donc tous les amateurs de Lovecraft à en faire l’acquisition, ils ne seront probablement pas déçus.

CITRIQ

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J
Je suppose que cela a déjà été dit, mais "Le dernier puritain" est un clin d'oeil au roman de Georges Santayana, philosophe qu'admirait HPL.
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L
Sinon, tu as aussi quelques commentaires, forts délirants à mon avis, de Paul R. Michaud, Colin Wilson et Robert Turner dans l'introduction du Nécronomicon paru chez Le Pré Aux Clercs. On tente d'y<br /> introduire, entre autres choses, des relations entre l'entourage familial et amical du maître et différents milieux ésotériques.
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N
<br /> <br /> J'ai chopé ce truc dans une édition plus ancienne. J'imagine que c'est probablement très mauvais, mais j'y jetterai un oeil quand même...<br /> <br /> <br /> <br />
G
Le problème des jeunes, c'est qu'ils ne se souviennent pas de ce qui s'est passé avant eux.<br /> Et ça s'aggrave avec le temps.
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G
Au lieu de: Ça été un vrai mouvement qui a fait le lit du Matin… et de Planète dont ils ont été une sorte de vulgarisation.<br /> Lire: … qui en ont été une sorte de vulgarisation.<br /> <br /> Dommage qu'on ne puisse pas corriger ces commentaires.
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G
Bergier dans l'Aventure mystérieuse, certes. Au moins trois volumes. C'est aussi drôle que du Mark Twain. Quelqu'un qui prendrait ça au sérieux devrait être aussitôt enfermé.<br /> Tandis que Serge Hutin croyait dur comme fer à ce qu'il écrivait. À mon sentiment, il espérait tomber un jour sur un véritable initié qui lui livrerait les Secrets du Monde et du coup il en voyait<br /> un peu partout.<br /> Bergier et les délires ufologiques, certainement pas. Bergier a toujours pris publiquement parti contre les ufologues, et c'est pourquoi l'ufologie n'apparait pas dans Le Matin…, même si Adamski a<br /> été pillé sans le dire quelque part.<br /> L'ayant sous la main à Trégastel, j'ai feuilleté Le Matin… et Lovecraft y apparaît très peu, deux fois, à propos de Randolph Carter et une mention brève à propos d'Arthur Machen. Quelque chose a pu<br /> m'échapper: il n'y a pas d'index.<br /> On voit facilement du reste combien le livre est bâclé: sur la fin, il y a dans le titre d'un chapitre l'annonce d'une révélation de René Alleau (que j'ai très bien connu) et rien dans le<br /> texte.<br /> <br /> Sur les Initiés, il y aurait un travail à faire sur les derniers surréalistes et leur postérité, plus bien d'autres, qui se sont passionnés dans les années 1950 pour l'occultisme, l'alchimie et des<br /> tas de choses bizarres. Dans le désordre: Carrouges, Hutin, Alleau, Kanters, Amadou, Saurat, etc épousant généralement des positons anti-scientifiques qui étaient celles de Breton. Ça été un vrai<br /> mouvement qui a fait le lit du Matin… et de Planète dont ils ont été une sorte de vulgarisation. Pauwels a surfé sur une vague préexistante: il se prenait d'ailleurs pour le successeur (pas<br /> l'héritier) de Breton.Mais avec l'aide de Bergier, il a écarté le refus de la science positive et fabriqué une espèce d'amalgame.<br /> Le succès (relatif) de Lovecraft et les contre-sens qui ont été fabriqués sur son œuvre à cette époque doivent beaucoup à ce mouvement.
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N
<br /> <br /> Merci pour cet éclairage.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Je mourrai moins ignare (un peu).<br /> <br /> <br /> <br />
G
De la part de Serge Hutin, qui fréquentait la librairie de La Balance et que j'ai un peu connu, je veux bien le croire. Mais c'était un allumé intégral donnant dans l'occultisme et publiant dans<br /> l'Aventure mystérieuse chez J'ai lu.
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N
<br /> <br /> Pour ce qui est de "l'Aventure mystérieuse", Bergier aussi, non ?<br /> <br /> <br /> <br />
P
Pour ce qui est de Lovecraft vu comme un initié, je ne crois pas que Jacques Bergier soit jamais allé jusque-là, effectivement (mais il faudrait que je relise Le Matin des Magiciens...). Serge<br /> Hutin, par contre, a été très explicite sur ce sujet dans (au moins) deux articles: «L'Écrivain Lovecraft : ses clefs initiatiques et son secret» (1968) et «Lovecraft était un initié» (1971).
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N
<br /> <br /> Noté, merci pour ces références.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> (Et, pour ce qui est de Bergier, voir plus haut.)<br /> <br /> <br /> <br />
P
Gérard: cette étude est parue chez nous en septembre 2011.<br /> <br /> http://www.clef-argent.org/lldp
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N
<br /> <br /> Ce que j'ai donc indiqué (sans le mois, certes) en donnant les références de l'ouvrage au début de mon compte rendu...<br /> <br /> <br /> <br />
G
Eh bien, l'étude ici analysée n'est pas datée.<br /> <br /> À la lecture de cette analyse, l'athéisme et le conservatisme de Lovcraft apparaissent paradoxaux.<br /> <br /> Je ne sais pas où Bergier que j'ai très bien connu a qualifié Lovecraft d'initié. Si c'est dans Le Matin des Magiciens, ça devrait venir plutôt de Pauwels.<br /> Même si Bergier disait souvent un peu tout et n'importe quoi, cette qualification d'initié irait contre tout ce qu'il professait et pensait pour autant que je puisse dire. Bergier était<br /> profondément un sceptique. Il était certainement aussi athée que Lovecraft et bcp moins conservateur. Contrairement à ce qu'on dit souvent, il était un rationaliste pur sucre mais il adorait se<br /> moquer des gens.
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N
<br /> <br /> Date : 2011. Elle figure en première ligne de mon compte rendu...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Je n'ai pas l'impression que mon compte rendu fasse apparaître l'athéisme et le conservatisme de Lovecraft comme étant paradoxaux, mais, si c'est l'impression que ça donne, j'imagine que la faute<br /> m'en incombe...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Quant à Bergier, je plaide coupable, je ne l'ai pas lu et ai peut-être vaguement donné dans l'amalgame. Je pensais en effet (surtout) au Matin des Magiciens, que je reconnais cependant<br /> n'avoir pas lu (sa réputation m'en a jusqu'à présent dissuadé), et rattachais surtout Bergier aux délires ufologiques type histoire secrète/mystérieuse (dans lesquels il me semble bien qu'il a<br /> donné, tout de même ; mais je me base là encore sur une réputation, ce qui est sans doute le MAL). Si j'ai dit des bêtises, je réclame l'indulgence avec des yeux de cocker, et aimerai volontiers<br /> qu'on éclaire ma lanterne.<br /> <br /> <br /> <br />
G
Il serait utile de dater les livres et tout spécialement les études que tu critiques. On ne peut pas regarder du même œil un travail qui a un demi-siècle et un autre tout récent.<br /> <br /> D'autre part, l'athéisme conservateur a été très répandu durant tout le dix-neuvième siècle, notamment en France et en Grande-Bretagne, tradition qui s'est maintenue. Celui de Lovecraft n'a donc<br /> rien de surprenant. Dans le libertarianisme, Ayn Rand en est un bon exemple.<br /> <br /> La corrélation automatique cléricalisme conservatisme est une illusion. Dans l'autre sens, on trouve sans difficulté des chrétiens progressistes certes plus ou moins bien vus par leur hiérarchie.
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N
<br /> <br /> Euh, j'ai l'impression de dater...<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Effectivement, l'athéisme conservateur a été (et est peut-être toujours) très répandu et celui de Lovecraft n'a rien de surprenant.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Et je n'ai pas fait de corrélation entre cléricalisme et conservatisme, pas plus qu'entre athéisme et progressisme.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> J'ai du mal à comprendre ce commentaire, honnêtement.<br /> <br /> <br /> <br />