"Metropolis", vol. 1, de Lehman, De Caneva & Martinos
LEHMAN, DE CANEVA & MARTINOS, Metropolis, volume 1, [s.l.], Delcourt, 2014, 95 p.
Une BD du nom de Metropolis signée Serge Lehman ? Quand j’ai appris la chose, ça n’a pas manqué de m’intriguer. Et de m’allécher. En effet, il y a longtemps de cela, l’auteur de l’excellent Livre des Ombres (entre autres…) avait évoqué à plusieurs reprises ce nom, mais pour un roman, a priori. Mais la documentation s’est semble-t-il accumulée, et le projet a pris une ampleur pharaonique, jusqu’à devenir irréalisable… Néanmoins, ce thème a ressurgi dans plusieurs œuvres de Serge Lehman, comme la nouvelle « Superscience » dans Le Haut-Lieu, et, bien sûr, en bande dessinée, La Brigade chimérique… C’est semble-t-il désormais dans ce médium que Serge Lehman a trouvé à exercer son talent (avec une certaine réussite, même si je n’ai pas lu d’autres BD du monsieur en dehors de ladite Brigade). J’espère toujours qu’il saura revenir aux romans ou, mieux encore, aux nouvelles, mais bon, hein, en attendant, la BD, c’est très bien (et certainement pas un pis-aller).
Et donc Metropolis. Une nouvelle variation sur ce thème, mais qui affiche cette fois d’emblée la source du projet dans son titre même. Comme s’il s’agissait de clore la question (encore que…). Avec Stéphane De Caneva au dessin et Dimitris Martinos aux couleurs, histoire de donner à tout cela une dimension collaborative qui permet, peut-être, de porter plus facilement un projet trop lourd pour Serge Lehman seul ? Quoi qu’il en soit, et autant le dire de suite, cette série (qui devrait compter quatre volumes) part sur d’excellentes bases, et ce premier tome est une réussite en tout point. Plus séduisante encore, à mon sens, que le premier tome de La Brigade Chimériqueen son temps.
Nous sommes dans les années 1930, dans une Europe utopique qui n’a pas connu la guerre de 1914-1918, et dans laquelle la « Belle Époque » s’est donc prolongée… La gigantesque ville de Metropolis symbolise l’entente franco-allemande, qui dure depuis 1871. Même si les résurgences du nationalisme se font à l’occasion sentir… ainsi (peut-être ?) lors de ce terrible attentat sur le parvis de la Réconciliation, auquel assiste le lieutenant Gabriel Faune.
Et Faune n’est pas n’importe qui. Ce n’est pas seulement un enquêteur brillant, c’est aussi « le premier citoyen de Metropolis », enfant trouvé sur le chantier lors de l’inauguration… Adopté par la ville, élevé par ses autorités, Gabriel Faune – qui a quelques soucis justifiant des séances de psychothérapie auprès du bon docteur Freud en personne… – vit dans une relation symbiotique avec sa ville. Il en connaît chaque pierre, chaque rue, sait toujours quel est le meilleur itinéraire à prendre… Dès que Metropolis est en question, Faune semble ne jamais se tromper.
Et le voilà qui est amené à enquêter sur une double affaire : l’attentat précédemment évoqué, mais aussi ce que l’explosion a révélé, à savoir de bien mystérieux cadavres de femmes… L’occasion de remettre sur les rails un autre enquêteur brillant, Lohmann (…), celui qui en son temps avait mis la main (aha) sur Peter Kurten, alias « M le Maudit », mais qui a quelque peu dérapé depuis…
Difficile d’en dire beaucoup plus. Non pas de crainte de faire dans le spoiler, mais tout simplement parce que ce premier tome laisse beaucoup de portes ouvertes. Ce qui est passablement frustrant. Mais témoigne aussi de sa réussite. Plus encore que pour La Brigade chimérique, on est intrigué et enthousiasmé par ce tome inaugural, et on a hâte de lire la suite.
En effet, Serge Lehman use ici avec un très grand brio d’idées obsessionnelles, de thèmes passionnants, de références pertinentes, pour bâtir un univers finalement surprenant, là où l’on pouvait craindre une triste répétition de « procédés ». Oui, il s’agit à nouveau d’une uchronie européenne dans les années 1930. Oui, en uchronie « classique », elle fait intervenir des personnages historiques (Freud, donc, mais aussi Einstein, Briand, etc.) ainsi que des références culturelles, ici essentiellement cinématographiques (Metropolis, M le Maudit, Loulou…), au milieu des quidams. Le héros a bien quelque chose du super-héros (de par son origine et ses pouvoirs étranges). Et ainsi de suite…
Mais Serge Lehman ne se répète pas, donc. Il teste, il fait des variations. Cette BD, malgré ses prédécesseurs et sa longue maturation, donne une impression de nouveauté indéniable. Et, dans ses thématiques, elle m’intéresse tout particulièrement. J’ai été d’emblée séduit par l’idée de cette Europe unie, uchronie au sens de Renouvier, donc utopique au sens « positif », au moment où elle semble vasciller ; il faut dire que la construction européenne m’a toujours paru d’une très grande importance, que les retours de bâton nationalistes figurent parmi mes pires hantises, et, j’ai envie de le noter, que tout cela est d’une actualité brûlante à la veille d’un scrutin qui s’annonce catastrophique et en plein milieu de la crise ukrainienne… Les références sont en outre judicieusement utilisées, les personnages ont du corps, l’intrigue, si elle se met lentement en place, eh bien, intrigue, justement… Du beau boulot, en somme.
Et on saluera également le graphisme, cette fois véritablement à la hauteur du scénario (j’avais le sentiment que ce n’était pas tout à fait le cas pour La Brigade chimérique, Gess faisant un peu trop à mon sens du sous-Mignola ; quant à Masqué, le dessin m’avait carrément dissuadé – bêtement, sans doute, mais bon, j’ai pas de sous, en plus – de tenter l’expérience…) et parfaitement approprié, que ce soit dans ses effets cinématographiques, du travelling aux plans d’ensemble, ou encore dans ses surprenantes explosions de violence. Lisible, dynamique et beau, le trait de De Caneva est vraiment des plus intéressants.
Je recommande donc chaudement ce premier tome aussi intriguant qu’enthousiasmant, et attends la suite avec impatience.
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