"Monostatos"
Monostatos
Prêt d’un aimable citoyen désireux de me convertir aux vertus du narrativisme, Monostatos est un court jeu de rôle indépendant de Fabien Hildwein, « héroïque et mystique ». Dans un cadre empruntant beaucoup à l’antiquité proche-orientale, les joueurs sont amenés à incarner des héros (ou peut-être devrais-je dire des « surhommes » ?) rebelles et libérateurs, se dressant face au joug du Culte de Monostatos, l’hégémonique dieu de l’humanité qui a balayé les anciennes religions et instauré une société apathique et étouffante dans son confort et sa sécurité, bridant la beauté, la création et l’expression personnelle.
Tout cela sent fort son Nietzsche, surtout version Ainsi parlait Zarathoustra, affiché comme une inspiration essentielle aux côtés d’autres penseurs (tels que Marcuse ou Foucault) ou d’écrivains tels qu’Alain Damasio (ça se sent…) ; il y a dans Monostatos un substrat philosophique foncièrement élitiste dans sa rébellion, et, disons-le de suite, c’est surtout cela, bien plus que l’aspect narrativiste (mais « fond » et « forme » sont indéniablement liés), qui m’a posé problème… Je ne vais pas vous mentir : Monostatos, ce n’est vraiment pas ma came, et ce notamment parce que j’y ai retrouvé (mais sans doute mes préjugés s’expriment-ils ici, je l’admets volontiers) cette posture prétendument anarchiste/libertaire mais au final passablement faf qui m’avait tant gêné dans La Zone du dehors, et dans une moindre mesure dans La Horde du contrevent…
Je ne nierai cependant pas qu’il y a dans Monostatos, de même que dans ce dernier roman, de fort belles idées. L’univers, aussi sommairement décrit soit-il (mais c’est le jeu…), ne manque pas de charme, et certains de ses aspects sont tout à fait fascinants (« fascinants », hein, pas « fascisants » ; pas encore…). Le cadre proposé par l’auteur est ambitieux (voire prétentieux ?), parfois très bien vu, et en tout cas propice à une réflexion d’ordre métaphysique (bouh !) et éthique tout à fait enrichissante. Si Monostatos adopte d’emblée une posture résolument « intello » (bouh !), c’est avec une certaine astuce qu’il ne me viendrait pas à l’esprit de contester.
Mais voilà : il y a toujours quelque chose de sous-jacent, d’ordre idéologique, qui me hérisse quelque peu le poil. Le postulat de Monostatos ne me dérange pas en tant que tel, mais il n’en va pas de même pour ses implications, plus ou moins conscientes peut-être. Déjà, le fait d’incarner ouvertement des « surhommes » ne me parle guère (et c’est un lecteur de comics qui vous dit ça !) ; je tends personnellement à préférer le quidam (type L’Appel de Cthulhu ?), le plus souvent, ou alors le héros, certes, mais malgré tout humain (trop humain ?), bien plus en tout cas que ceux que propose Monostatos.
Les personnages sont définis, non par des traits (amateurs de chiffres, de tables, de calculs et de jets de dés, passez votre chemin ; et on n’est de toute évidence pas là pour convertir des gobos en XP), mais par des phrases renvoyant à leurs Souffrance, Vertu et Singularités (trois de ces dernières, dont une est clairement d’ordre surhumain). Le livre en fournit quelques exemples, parfois intéressants (car ambigus, le plus souvent), parfois, euh, « déconcertants » (il y a un poète dément dans le plus pur style damasial dont la « fiche » m’a presque autant fait hurler de rire que désespérer).
Le système de jeu est lui aussi passablement, euh, « déconcertant », mais pas inintéressant (encore une fois, ce n’est pas essentiellement l’aspect narrativiste qui m’a posé problème ici). Le meneur de jeu commence par décrire un « lieu », dans tous ses détails (il n’y a pas de « secrets » dans Monostatos, chose qui m’a également un peu gêné, mais c’est sans doute que j’ai trop l’habitude des jeux de rôles paranos). Après quoi l’action consiste en une succession de « tableaux », reposant essentiellement sur la description ; un tableau du meneur est toujours suivi par au moins deux tableaux de joueurs. La liberté apparente de ce système n’est cependant pas totale, notamment en ce que chacun dispose d’un « droit de veto » sur les interventions trop intempestives des autres ; mais le but est bien de construire ensemble – le meneur et les joueurs – une histoire. Cette collaboration, pourtant, n’est là encore pas totale, et c’est un autre aspect qui m’a un peu gêné (voire plus qu’un peu) : en effet, la trame repose toujours sur un affrontement, les joueurs incarnant donc des héros nécessairement opposés à Monostatos et à son Culte. Pas vraiment de nuance ici… et c’est bien dommage, trouvé-je.
Les Affrontements, justement : parlons-en. Quand la situation devient plus ou moins « bloquée », et que l’action opposant les joueurs au MJ (mais pas les joueurs entre eux, qui doivent toujours avoir recours au dialogue) ne peut plus se contenter d’une simple description, on dit qu’il y a Affrontement, donc. Et c’est là que l’on a recours aux dés ; cependant, pour dépasser le « pile ou face » initial, les joueurs comme le MJ peuvent (et doivent) ici dépenser des « points », et c’est également pour eux l’occasion d’en gagner (une dépense permettant de rejeter un dé). Pourquoi pas ?
Je dois néanmoins avouer ma perplexité devant ce système finalement très simple ; car j’ai le sentiment que le fond et la forme sont ici intimement liés. Pour dire les choses comme je les ressens, j’ai l’impression que la liberté offerte par le système n’est qu’apparente, de même que celle que les héros « libérateurs » prodiguent, en encourageant chez la populace la réflexion censément personnelle, mais finalement biaisée… D’un côté, l’importance de la description et la collaboration entre les participants peuvent paraître enthousiasmantes, mais je trouve qu’elles se concilient mal, de l’autre, avec le carcan imposé par l’ordre de succession des tableaux, les droits de veto et les Affrontements (pour l’essentiel) ; et, en fait – mais là il est indéniable que ma méconnaissance, non, mon ignorance des jeux narrativistes entre en ligne de compte –, je me demande s’il s’agit toujours de jeu de rôle : à quoi servent les règles, si c’est la liberté qui doit dominer ? Ne sont-elles pas finalement frustrantes ? Et où est l’aspect « jeu », au-delà de l’incarnation du personnage ? L’innovation doit être saluée, mais en est-ce vraiment, ou bien s’agit-il d’une régression paradoxale au stade « les gendarmes et les voleurs », « Touché ! », « Évité ! » ? Je ne sais pas si je me fais bien comprendre (probablement pas…), d’autant que tout cela reste à mes yeux très confus ; mais je ne peux m’empêcher de trouver que les règles, ici, abâtardissent l’univers et les principes généraux du jeu, comme un mal finalement « nécessaire » ; ce qui peut certes participer également de la réflexion au fond proposée par Monostatos…
À vue de nez, donc, je ne suis pas convaincu. Je ne demande pourtant qu’à l’être… Mes préjugés se sont indéniablement exprimés dans ce compte rendu peut-être stupide, préjugés tant philosophiques que rôlistiques, et la simple lecture de Monostatos, en en restant au stade de l’abstraction, ne me permet sans doute pas de me faire une idée très juste des possibilités offertes par ce jeu. Peut-être faudrait-il effectivement tenter la chose… mais en attendant, je suis donc perplexe à l’égard du système (ce qui est sans doute de peu d’importance), et plutôt rebuté par le substrat philosophique du jeu. Pas ma came a priori, donc…
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