"OEuvres", t. 1, de Yôko Ogawa
OGAWA (Yôko), Œuvres, t. 1, édition revue et corrigée par Rose-Marie Makino, Arles, Actes Sud, coll. Thesaurus, 2009, 906 p.
Chose rare, c’est au hasard d’une émission de radio – je serais bien incapable de dire laquelle, et sur quelles ondes – que j’ai découvert Yôko Ogawa. C’était à l’occasion de la sortie du Musée du silence, roman qui m’avait alors fait une si forte impression que, pendant un temps, je me suis jeté sur tout ce qui portait la signature de la dame, dont les œuvres sont publiées de par chez nous chez Actes Sud. Je me suis ainsi régalé, il y a une petite dizaine d’années, avec ses nombreux textes courts, et quelques romans au passage. Puis, la production de l’auteur étant abondante, les livres étant chers (surtout pour leur taille…) et mes finances n’étant pas indéfiniment extensibles, j’ai un peu laissé tomber… Mais, récemment, j’ai été pris de l’envie de lire, et même, chose rare encore une fois, de relire Yôko Ogawa. D’où l’acquisition de ce premier tome en Thesaurus – on attend le tome 2.
C’est que l’univers de cet auteur, probablement une des très grandes plumes japonaises actuelles, me parle comme peu le font. Je me retrouve dans ses obsessions pour le classement, la mémoire, les sens (déficients ou au contraire exacerbés), l’organique et le médical, et dans son goût pour la fiction subtilement décalée, tendant un peu – mais juste un peu – vers le bizarre, voire le fantastique (rejoignant en cela un autre auteur phare de la maison que j’apprécie tout particulièrement – et elle aussi semble-t-il –, à savoir Paul Auster). Si les traductions de Rose-Marie Makino ne brillent pas forcément par l’élégance, elles retranscrivent néanmoins fort bien une petite musique très particulière, passablement féminine – même si j’ai habituellement horreur de ce qualificatif en matière de style, ici, pour une fois, j’ai le sentiment qu’il s’applique –, faite d’émotions à fleur de peau, et de cruautés du quotidien déguisées sous un vernis de politesse et de douceur.
Aussi certaines œuvres de Yôko Ogawa m’avaient-elles particulièrement marqué : outre Le Musée du silence, je me souvenais notamment d’Une parfaite chambre de malade, de La Piscine, de La Grossesse, de L’Annulaire et d’Hôtel Iris, tous textes repris dans ce gros volume. Des « récits » façon « tranche de vie » souvent fort brefs, mais très efficaces, poignants comme rarement, à tel point qu’ils en deviennent presque choquants parfois. Et toujours un peu « à côté »… Sans surprise, ces textes ont à nouveau très bien fonctionné à la relecture ; mais ce Thesaurus fut également l’occasion de découvrir d’autres nouvelles et romans, tout aussi intéressants.
Il s’ouvre sur « La Désintégration du papillon » (prix Kaien 1998), récit court mais bouleversant sur le départ en maison de retraite d’une vieille femme sombrée dans la démence sénile. Tous les éléments du style de Yôko Ogawa sont déjà en place, ou presque.
J’y ai cependant préféré « Une parfaite chambre de malade », récit très fort, très éprouvant, sur le calvaire enduré par un frère et une sœur tandis que le premier agonise. Ça n’est pas très joyeux, c’est le moins qu’on puisse dire, mais ça marche très bien.
« Un thé qui ne refroidit pas » est à mon sens plus anecdotique, même s’il introduit de façon peut-être plus marquée que les deux textes qui précèdent la thématique très chère à l’auteur du souvenir.
« La Piscine », par contre, est tout simplement brillant. Ce récit adolescent – chose qui m’agace facilement en temps normal – est d’une justesse impressionnante, et la scène de la « cruauté » était restée bien présente dans ma mémoire ; elle m’a fait tout autant d’effet à la relecture.
On reste sur quelque chose d’intéressant, quoique à un degré légèrement moindre à mon goût, avec « Les Abeilles », qui introduit la thématique « sonore », récurrente dans le recueil. Intéressant.
Mais ce n’est rien comparé à « La Grossesse », qui a remporté en 1990 le prestigieux prix Akutagawa. Un récit très organique, subtilement cruel, fait par la sœur d’une femme enceinte. Remarquable.
« Le Réfectoire un soir et une piscine sous la pluie », qui traite à nouveau essentiellement du souvenir, est probablement le premier récit de ce recueil à tendre – légèrement – vers le bizarre et l’étrange, avec cette rencontre improbable d’un père et de son fils, dont on ne comprend pas vraiment le rôle. Joli, mais on trouvera nettement plus intéressant dans ce volume.
Ainsi, là encore dans un rayon presque surréaliste, avec « La Petite Pièce hexagonale », dans laquelle va se raconter – se confesser ? – tout un chacun. Très beau.
Amours en marge est le premier « véritable » roman de ce recueil. C’est aussi de très loin le moins intéressant, quand bien même il se lit volontiers. Mais on a un peu l’impression d’une déclinaison sur un format plus long – et plus marqué par le souvenir – des « Abeilles »… L’intrigue amoureuse entre la jeune malade et le sténographe est néanmoins tout à fait charmante.
Seulement voilà : tout ce qui suit est nettement au-dessus, et l’on aurait à plusieurs reprises envie de parler de chefs-d’œuvre. Ainsi, d’emblée, avec « L’Annulaire », récit étrange décrivant un laboratoire où sont classés et conservés des « spécimens », souvenirs parfois aussi impalpables qu’une mélodie. Troublant, et très beau.
Hôtel Iris m’avait fait une très forte impression qui ne s’est pas démentie à la relecture. Cette amourette sado-masochiste entre une jeune fille et un vieux traducteur excentrique sonne incroyablement juste, est d’une richesse émotionnelle impressionnante. Les personnages sont d’une humanité – et donc d’une complexité – tout à fait remarquable. Un des grands moments de ce premier tome.
Mais le plus grand est peut-être constitué par Tristes Revanches, recueil de onze nouvelles délicatement entrelacées que je lisais pour la première fois. Yôko Ogawa y développe un certain goût du grotesque, mais pour un résultat toujours étonnant, et toujours fort, riche en images de toute beauté (ou déstabilisantes : ainsi de cette femme dont le cœur est à l’extérieur du corps…). Une vraie merveille, peut-être moins subtile que d’habitude du fait de cette tonalité particulière et du côté brut de décoffrage de ces très courts textes, mais d’une puissance rare.
Et le recueil s’achève enfin sur Parfum de glace, très beau roman sur le souvenir, dans lequel une femme se rend compte qu’elle ne savait rien de l’homme qu’elle aimait, un parfumeur qui vient de se suicider. L’atmosphère doucement mélancolique, la richesse des sensations – en premier lieu olfactives, bien sûr –, la poésie insane des mathématiques et des classements, font de ce dernier roman une très grande réussite.
C’est donc avec beaucoup de plaisir que j’ai lu et relu Yôko Ogawa à l’occasion de ce volumineux recueil. Je vais prochainement lire sa dernière publication française, Manuscrit zéro, en en espérant autant de bien ; puis, j’espère, paraîtra le tome 2 de ses Œuvres ?
Commenter cet article