"Politique et crime", de Hans Magnus Enzensberger
ENZENSBERGER (Hans Magnus), Politique et crime. Neuf études, [Politik und Verbrechen], traduit de l’allemand par Lily Jumel, Paris, Gallimard, coll. Tel, [1964, 1967] 2011, 332 p.
Le beau titre que voilà ! Et qui me parle, assurément, puisqu’il rejoint dans un sens et en partie feu mon objet de recherche pour ma thèse avortée, sujet qui continue de m’intéresser néanmoins. Il s’agit donc ici, au travers de neuf études très variées (ce qui confère à l’ouvrage un aspect très hétéroclite, mais ce n’est pas vraiment gênant), d’établir des passerelles entre politique et crime, de déceler le criminel dans le politique et le politique dans le criminel. Car, en vertu de l’adage quasi machiavélien qui donne le ton de ce volume, « il n’est point de politique sans crime ; ni de crime qui, d’une certaine manière, n’implique une forme de politique ou, à tout le moins, n’influe sur la politique ». Pour le démontrer, Hans Magnus Enzensberger (loué soit son nom difficile à prononcer) se livre pour l’essentiel à des études portant sur des faits divers, dans un « terrain vague entre le roman-feuilleton et la philosophie ». Et c’est absolument passionnant : voilà un essai qui se lit dans l’ensemble comme un très bon polar, servi par une grande érudition et par une plume tout à fait remarquable.
J’ai envie de mettre de côté la première de ces études, « Réflexions devant une vitrine », ainsi que la dernière, « Contribution à la théorie de la trahison ». Non qu’elles soient inintéressantes, loin de là ; mais elles sont très abstraites, et ne donnent donc guère une bonne idée de l’ouvrage. On en retiendra néanmoins bien des aspects, comme cette idée de la consubstantialité du crime et du politique, qui indique la voie à suivre, ou encore le caractère paranoïde de la notion de trahison, en notant que ces deux études se fondent pour une bonne part sur l’idée de tabou, notamment dans une perspective freudienne. Voilà qui est bel et bon, mais ce qui constitue le corps de l’ouvrage, entre ces deux limites, est d’une tout autre saveur.
Commençons donc par « Rafael Trujillo. Portrait d’un « père du peuple » », étude tout à fait saisissante d’un abject salopard dont je ne connaissais absolument rien, honte sur moi, jusqu’à ma lecture de The Brief Wondrous Life of Oscar Wao. Le dictateur de la République dominicaine est ici décortiqué sous tous ses aspects, de sa prise de pouvoir à son élimination par les Américains, qu’il avait dans l’ensemble fort bien servis jusque-là. Le système de la république bananière est ainsi présenté avec une très grande lucidité, tandis que le portrait du petit criminel devenu « père du peuple » fait froid dans le dos.
« Chicago-ballade. Modèle d’une société terroriste » s’intéresse à la mythologie du gangster américain, personnifié par Al Capone dans le Chicago de la Prohibition. Ledit Capone est à son tour présenté comme un dictateur, exerçant son pouvoir par la terreur. Mais s’esquisse aussi derrière la figure du « capitaine d’industrie », en pleine adéquation avec les valeurs de l’American way of life. Le récit est tout à fait passionnant et édifiant.
Suit « Pupetta ou la Fin de la Nouvelle Camorra », qui, dans le cadre napolitain, et à partir d’un fait divers sordide digne, effectivement, du roman-feuilleton, montre les derniers sursauts de la Camorra prétendument « rénovée », mais pourtant vite dépassée par une nouvelle forme de mainmise sur le peuple différant dans sa pratique si ce n’est dans le fond de la vieille criminalité organisée. C’est également l’occasion de réfléchir sur la notion de « syndicat du crime », de ses origines médiévales à ce dernier coup d’éclat. Là encore, l’image mythologique du gangster nous est livrée sans fard, avec ses notions supposées d’honneur, etc.
Suit l’étude qui, étrangement, m’a le plus fasciné dans l’ensemble de cet ouvrage : « Wilma Montesi. Une vie après la mort ». Là encore, tout part d’un fait-divers : la découverte du cadavre d’une jeune noyée dans l’Italie post-fasciste. A priori, rien de bien politique cette fois… Mais c’est compter sans le pouvoir terrible de la rumeur et de la calomnie : « l’accident », au départ quasiment ignoré, devient par la presse un meurtre qui plonge l’Italie tout entière dans un scandale politico-judicaire sans précédent, et l’on parlera bientôt là-bas de « procès du siècle », dans une atmosphère pour le moins tendue : le gouvernement est à deux doigts de tomber, dans un contexte de quasi-guerre civile… Un récit extraordinaire et « pittoresque », qui peut difficilement laisser indifférent, d’autant que l’on a connu à plusieurs reprises, ailleurs qu’en Italie et notamment de par chez nous, des affaires qui ne manquent pas de ressembler à celle de la jeune noyée, où les fantasmes populaires s’expriment à plein.
« Le Déserteur sans malice. Reconstitution d’une exécution capitale » s’intéresse cette fois à la justice militaire (de même que pour la justice politique en général, on peut trouver que l’expression relève de l’oxymore…), à partir d’un cas rare et terriblement poignant : celui de l’exécution, unique en son genre, du seul soldat américain condamné à mort pour désertion durant toute la seconde guerre Mondiale. C’est l’occasion d’un portrait très subtil mais néanmoins déchirant du condamné, et d’une étude de la manière impitoyable dont s’est déroulé le processus judiciaire… dont, il est vrai, on ne s’embarrassait pas forcément dans les autres camps au même moment. Une étude au parfum d’inéluctable, mais aussi d’absurde.
Suit la plus longue étude de ce recueil, puisqu’elle est en fait scindée en deux parties : « Les Rêveurs de l’absolu », qui s’intéresse aux terroristes russes de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle. La première partie, « Tracts et bombes », remonte aux origines de l’anarchisme nihiliste russe, à travers la théorisation et justification de la violence politique par Bakounine et ses disciples Netchaïev et Tkatchev et les attentats isolés et finalement peu organisés dont le point culminant fut la mort du tsar Alexandre II. La seconde, « Les Belles Âmes de la Terreur » s’intéresse plus particulièrement aux terroristes révolutionnaires de 1905, en se fondant notamment sur les Mémoires de Boris Savinkov. On y voit, cette fois, fonctionner une véritable organisation secrète, entraînée dans une spirale de violence par la contre-mesure constituée par la police secrète du tsar (le fonctionnement des deux organisations étant riche de points communs). On touche ici au sublime, avec des personnages d’une stature rare, bigger than life, tantôt grandioses, tantôt pathétiques, ou tout cela à la fois. Récit passionnant et édifiant, à nouveau, que celui de l’épopée de ces criminels politiques par excellence, prêts à tuer et à mourir pour leurs idées, dans un contexte de répression forcenée et totalement paranoïaque.
Je n’en dirai pas plus ici. Je me contenterai de conclure en vous recommandant chaudement cet ouvrage hors-normes, aussi palpitant qu’un bon roman, mais sans jamais négliger l’analyse pour autant. Une pièce rare, qui intéressera probablement au-delà des seuls lecteurs d’essais, promis juré.
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