"Psychologie des foules", de Gustave Le Bon
LE BON (Gustave), Psychologie des foules, [s.l.], [n.c.], [1895] 2011, [édition numérique]
Voilà un ouvrage que je comptais lire depuis fort longtemps, tant sa réputation le précédait. C’est là en effet un classique de la sociologie et de la science politique, qui fut d’une influence durable tant sur les chercheurs que sur les meneurs d’opinion (ainsi un Mussolini, dont c’était, si je ne m’abuse, un des livres de chevet).
Gustave Le Bon s’intéresse donc ici à la psychologie des foules, matière qu’il juge devenir de plus en plus importante : à son époque, en effet, à l’en croire, débute l’ère des foules, qui a ses caractéristiques propres et méconnues. « Les grands changements de civilisation sont la conséquence des changements dans la pensée des peuples. » Or l’ère des foules transforme la politique des États (et cela n’a pas grand-chose à voir, selon Gustave Le Bon, avec l’avènement du suffrage universel) ; or les foules ne peuvent exercer qu’un rôle destructeur (même si elles sont fondamentalement conservatrices, ainsi qu’on le verra), et « c’est par elles que s’achève la dissolution des civilisations devenues trop vieilles ».
Un des points fondamentaux de la doctrine de Le Bon est que « la foule est toujours dominée par l’inconscient », et c’est donc à lui qu’il faut s’adresser quand on a affaire à une foule. Il ne sert en effet à rien de compter sur l’intelligence des foules, considérablement diminuée par rapport à celle des individus qui les composent. Il est dès lors possible de comprendre les mouvements des foules, qui peuvent être aussi héroïques que criminelles, dès lors que les impulsions auxquelles elles obéissent sont assez impérieuses pour que l’intérêt personnel s’efface. Mais les foules sont crédules, et obéissent aux suggestions (bien plus qu’aux raisonnements), et « ces images sont semblables pour tous les individus qui composent une foule » ; il y a en effet une « égalisation du savant et de l’imbécile dans une foule ». Cette crédulité explique « l’impossibilité d’accorder aucune créance au témoignage des foules ». En outre, « les foules ne connaissent ni le doute ni l’incertitude et vont toujours aux extrêmes » ; elles sont caractérisées par l’intolérance, l’autoritarisme et le conservatisme, et sont particulièrement serviles face à une autorité forte. Mais elles sont aussi, étrangement, capables d’actes de moralité (même les septembriseurs, sur lesquels l’auteur reviendra, en témoignent), l’intérêt étant, « le plus souvent, le mobile exclusif de l’individu isolé ». Les foulesn peu accessibles aux raisonnements, mais grandement aux images, adoptent dans leurs convictions des formes « religieuses » (même l’athéisme…). Ainsi, « la Réforme, la Saint-Barthélemy, la Terreur et tous les événements analogues sont la conséquence des sentiments religieux des foules, et non de la volonté d’individus isolés ».
Qu’est-ce qui forme les croyances des foules ? La « race », les traditions, le temps, et dans une moindre mesure qui demande à être analysée les institutions politiques et sociales, et l’instruction et l’éducation. Parmi les facteurs immédiats des opinions des foules, on trouve tout d’abord les images, les mots et les formules, qui ont une « puissance magique » ; ensuite, les illusions, qui sont à la base de toutes les civilisations ; on trouve après quoi l’expérience, fréquemment répétée. La raison joue un rôle nul. Mais les foules ressentent aussi le besoin d’obéir à des meneurs, qui « seuls peuvent créer la foi et donner une organisation aux foules » ; les moyens d’action des meneurs sont l’affirmation, la répétition et la contagion, laquelle peut remonter des couches inférieures. Reste à envisager le prestige, qui peut être acquis ou personnel. Les foules ont des croyances fixes et des opinions mobiles (de plus en plus pour ces dernières).
L’auteur procède ensuite à une classification des foules. La distinction fondamentale s’opère entre les foules hétérogènes, qui seules intéressent vraiment ici Gustave Le Bon, et les foules homogènes (sectes, castes et classes). Puis l’auteur prend des exemples : les foules dites criminelles, comme celles des septembriseurs ; les jurés des cours d’assises (Gustave Le Bon est très favorable à l’institution du jury ; ce n’est pas mon cas, et j’avoue n’avoir pas été pleinement convaincu ici par son argumentaire) ; les foules électorales ; enfin, les assemblées parlementaires.
Gustave Le Bon, quand bien même il affiche son scepticisme à l’encontre de la discipline historique, pioche régulièrement ses exemples dans l’histoire, et notamment celle de la Révolution française (il a très souvent recours à Taine, que je compte enfin lire prochainement). Et si l’ouvrage a vieilli sur certains points ou si certains partis-pris de l’auteur sont contestables (son vague « racisme » – on est cependant bien loin ici de Gobineau, etc., et plus proche de la théorie des climats – ; son étrange misogynie ; son hostilité à l’encontre du socialisme sous toutes ses formes…), il reste dans l’ensemble remarquablement lucide et pertinent après plus d’un siècle, en donnant cependant de l’humanité une image dans l’ensemble très pessimiste et marquée par le scepticisme.
Un ouvrage qui mérite bien tous ses lauriers, en somme.
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