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"Rêver 2074"

Publié le par Nébal

Rever-2074.jpg

 

 

Rêver 2074. Une utopie du luxe français, une œuvre collective du Comité Colbert, [édition numérique]

 

Hop : http://www.rever2074.com/

 

Ces derniers jours, une polémique (qui ressemble fort à une tempête dans un verre d'eau, certes) a agité le petit monde de la SF francophone, à partir de l'anthologie Rêver 2074, commandée par le Comité Colbert, qui regroupe des grands noms du luxe français, pour fêter ses soixante ans, l'idée étant donc de se projeter en 2074 pour dresser un tableau du luxe en ce temps-là. On aurait sans doute ignoré le machin si un de ses acteurs, Jean-Claude Dunyach, ne s'était empressé d'en faire la promotion ici ou là, par exemple sur les forums du Cafard cosmique et du Bélial'. Ce qui n'a pas manqué de susciter des réactions généralement hostiles (de la Salle 101 à Fabrice Colin, en passant par Karim Berrouka et Yossarian)... Jérôme Noirez, faisant le point tout récemment sur cette triste affaire, attribuait ce blocage à une sorte de vieux fond mi judéo-chrétien, mi marxiste, bien français. À raison sans doute. Et votre serviteur plaide coupable : bien que n'étant ni judéo-chrétien ni marxiste, j'avoue avoir néanmoins baigné dans cette culture, et grincé des dents rien qu'en apprenant l'existence du projet.

 

Le luxe. Beurk. C'est mal ! Voilà bien ce que le quidam – moi par exemple, donc – a tendance à exprimer de prime abord. Le projet du Comité Colbert, dès lors, risquait d'être mal accueilli... Et il n'est pas dit que Jean-Claude Dunyach ait choisi les meilleurs arguments pour le défendre : outre qu'il ne s'est pas privé de faire un certain étalage de la chose et de ses conditions qui frisait l'indécence (mais voir plus haut pour le fond judéo-chrétien et marxiste...), son insistance sur l'aspect bénéfique de la chose aux fins de promotion de la science-fiction en général et de la science-fiction française en particulier avait de quoi laisser au mieux sceptique ; en effet, tel le grand philosophe Morsay, j'aurais envie de dire que, de tout ça, on s'en bat les couilles...

 

Mais bon : au-delà, pourquoi pas ? Si l'idée d'une œuvre de commande a pu à son tour faire grincer des dents, les miennes y compris, je ne la rejette pas dans l'absolu. Et, à vrai dire, j'étais curieux de voir ce que tout cela allait bien pouvoir donner... Je tends en effet à associer le luxe à des questions morales que je trouve extrêmement enrichissantes et tout à fait passionnantes ; d'où, d'ailleurs, ma lecture de La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes de Mandeville, qui me paraissait un préalable utile ; le temps de m'emparer de mon Kindle (oui, je n'arrive pas à lire sur ordinateur), et hop, je me suis lancé dans la lecture de la bête, en essayant de mettre autant que possible mes a priori de côté (à titre d'exemple, je me suis mis à cette lecture alors que des deux des auteurs en lice, à savoir Olivier Paquet et Anne Fakhouri, me font littéralement vomir... je n'étais pas certain d'être en mesure de lire leurs textes, ce qui m'a fait hésiter un certain temps sur la possibilité, pour moi, de lire cette anthologie et d'en causer le plus honnêtement possible ; mais bon : après tout, j'aime souvent ce qu'écrit Xavier Mauméjean, également dans les rangs, alors bon...). Lisons donc tous ces textes interconnectés par l'emploi d'un même lexique (j'y viens de suite), de même références technologiques (Nautys, egosphère, etc.), luxueuses bien sûr, et aussi personnelles, et enfin d'une histoire commune (la Pandémie, notamment).

 

Mais, mazette, ça commence mal, avec une sorte de préface (mais qui tient en même temps de la nouvelle) du lexicographe Alain Rey, qui livre donc une étude lexicale projetée dans le futur, percluse de références malvenues (bordel, Saint-Just, fallait oser, quand même!), de néologismes et de mots-valises moches (qui reviendront en fin de volume nous piquer les yeux) pour définir une utopie caractérisée par l'universalité et, ce qui me paraît contradictoire en soi, la mise à disposition de tous. Le luxe, à mon sens, implique la rareté et la cherté ; si tout le monde en dispose, ce n'est plus du luxe... L'intention utopique, dès lors, témoigne au mieux d'un certain aveuglement, et au pire – mais hélas je tends à croire que le pire soit le plus crédible... – d'un abominable « faux-derchisme », pour employer moi aussi une création lexicale hideuse : oui, il y a pas mal d'hypocrisie, dans cette prétendue utopie d'une naïveté confondante. Mais c'est peut-être plus ridicule que véritablement puant... ainsi quand l'auteur se livre à un éloge franco-français de la France qui rend le monde heureux et beau, à se pisser dessus.

 

Bon, passons aux nouvelles. On commence avec Xavier Mauméjean. Adonc, une organisation qui rend le bonheur à des personnalités qui l'ont perdu, grosso merdo (en commençant par un homme d'affaires russe, abject et lamentable cliché). Le faux-derchisme atteint ici des sommets. Non sans astuce, en même temps : c'est à la fois atrocement niais et non exempt de cynisme (au sens vulgaire, le plus appréciable ici). Mais oui, c'est assez malin (si), et il y a pas mal d'idées intéressantes au milieu de ce fatras de moqueries. N'empêche : des considérations privées sont sans doute en cause, mais je n'ai pu m'empêcher de voir dans cette imposture sur le bonheur une insulte personnelle. Il y a donc dans cette nouvelle une étrange association du pire et du meilleur. Belle illustration, sans doute, de ce que je craignais globalement pour cette « utopie » : qu'elle soit navrante comme une occasion manquée...

 

Olivier Paquet, le pathétique Olivier Paquet, s'intéresse ensuite, à défaut de nous intéresser, au rôle d'une intelligence artificielle dans l'élaboration d'un vin liquoreux. Œnologie, paternalisme et clichés nippons ridicules. Certes, j'ai comme un souci avec l'auteur, je ne le cacherai pas (j'aurais bien du mal, d'ailleurs), mais quand même : c'est une blague ? Non : une blague, même mauvaise, aurait plus d'intérêt que ce machin vide.

 

On passe à Samantha Bailly, 'tite jeune dont j'avais à peine entendu parler, avec une nouvelle (si c'en est bien une ? C'est tout de même très artificiel...) qui prend pour cadre le monde de la haute-couture. Futile ou pas ? Faut voir... à partir de la seule idée (quasiment) qui y est développée, l'émotissu, idée assez sotte pour être crédible. Impression de vide... De mauvais goût, peut-être, renforcée par les très nombreux clichés qui sont de la partie... Reste le gag récurrent et puéril de la situation amoureuse, mais c'est un peu léger.

 

Puis vient Jean-Claude Dunyach, qui s'est donc fait l'ardent promoteur du projet. Même si j'avoue n'avoir jamais été vraiment convaincu par les nouvelles du bonhomme (mais je n'en ai lu que des récentes, dans l'ensemble, et on m'a dit le plus grand bien des textes antérieurs), j'ai néanmoins de l'estime pour lui. Bon : la joaillerie, cette fois. On taille des diamants dans les météorites de la Tunguska. Plus globalement, groumf, on détourne la science pour faire des putains de bijoux – ce qui m'a déjà passablement agacé. Mais le pire est que l'on rajoute une louche de sentiments poisseux pour faire passer la pilule. La conclusion atteint des sommets dans le neuneu. Je dis : « Gloups », ce qui me permet de rester poli devant un texte qui ne le mérite guère.

 

Suite : Anne Fakhouri. Bon, d'accord, d'accord, là aussi j'ai comme un problème avec l'auteur, qui n'est pour moi rien d'autre qu'un bloc de méchanceté pure... Mais essayons d'en faire abstraction. Retour à la haute-couture, donc, avec du cuir synthétique qui suscite une bataille de brevets. La rivalité d'entreprises est cependant moins pénible que celle qui oppose les deux frères Savage, Tado le petit con arrogant et Zadig l'handicapé du sentiment (j'ai cherché Voltaire). On vise essentiellement ici à fixer les odeurs (pour fixer les souvenirs qui vont avec). Bon, ça pue, mais juste un peu (essentiellement pour l'éloge hypocrite des petites mains qui accompagne tout ça). Il y a quelques idées... mais ça n'a pas grand intérêt pour autant, et se révèle plutôt agaçant. C'est néanmoins, avec tous ces défauts et en dépit de la personnalité de l'auteur, un des textes les moins ratés de l'anthologie avec celui de Xavier Mauméjean.

 

Mais vient le cas de Joëlle Wintrebert. Un cas délicat... En effet, au-delà des seules chimères dont les mues valent une fortune et qui constituent le prétexte de la nouvelle, on assiste ici à un vrai déferlement de luxe. Et c'est probablement dans cette nouvelle très riche que l'on approche le plus du vrai luxe, du luxe authentique (j'y reviens tout de suite après). Hélas, on n'évite pas pour autant l'écueil utopique, particulièrement niaiseux et vomitif à mesure qu'il prend de l'importance, avec la gamine autiste notamment. Quant à la trame, j'hésite : est-elle tout bonnement absurde, ou invraisemblablement stupide ? Au final, un ratage d'autant plus navrant que la nouvelle ne manquait pas d'atouts... Elle avait même probablement tout pour être la meilleure du recueil ! Ou la moins mauvaise, broumf...

 

Pas glorieux, hein, vous l'aurez compris... Il n'y a pas ici un seul texte que l'on puisse décemment (même si des petits fans ne s'en sont bien sûr pas privés) qualifier de « bon ». Ce travail de commande est foireux, et constitue – donc – une occasion manquée (même si on reconnaîtra qu'il était sans doute difficile de livrer un bon texte sur le luxe dans ces conditions) ; car, oui, je le maintiens, le sujet était intéressant, et il était légitime et profitable de l'aborder sans les œillères judéo-chrétiennes et marxistes. Mais pas comme ça, bordel ! En effet, je crois que ce qui m'ulcère le plus dans tout ça, c'est cette idée d'utopie caractérisée notamment par une impensable car contradictoire universalité du luxe. Hypocrisie pure et simple. Et voilà : je n'aime pas qu'on se foute de ma gueule. Nébal est un con, oui, mais Nébal seul a le droit de le dire? Bon, passons... Mais le luxe, par pitié, affichez-le pour ce qu'il est vraiment : hédonisme, égoïsme, cynisme peut-être, éventuellement futilité... Oui, tout cela, selon nos critères éthiques, le rend mauvais ; mais ce mauvais est appréciable, en quelque sorte, il constitue une justification nécessaire et suffisante du luxe : en effet j'approuve l'hédonisme, je peux comprendre l'égoïsme et le cynisme, quant à la futilité, pourquoi pas ? Oui, tout cela peut (doit?) chatouiller la fibre morale, au-delà des postures telles que celle que j'adopte moi-même. Mais je préfère de loin être choqué de la sorte qu'insulté comme c'est le cas ici. Je préfère le vrai luxe, le luxe authentique, rare, cher, à ces impostures. La frontière, en la matière, est ténue entre l'élégance et le mauvais goût, entre la classe authentique et le snobisme ridicule ; or, ici, les auteurs ont presque systématiquement penché du mauvais côté de la barrière. Et en voulant rendre le luxe « acceptable », les auteurs de ce qui n'est décidément qu'une vulgaire (le qualificatif est on ne peut plus approprié) plaquette publicitaire l'ont en fin de compte rendu plus répugnant encore...

 

Une anthologie très mauvaise, donc. Objectivement (autant que faire se peut), en dehors de toute considération morale : les textes sont ratés, tout simplement. Et si l'on y rajoute malgré tout l'aspect moral – et après tout on aurait sans doute du mal à se retenir –, il est temps, vite, vite, de chercher le sac à vomi.

 

Mais je m'en tiens de préférence à la dimension objective. La subjective, la plus personnelle en l'espèce, c'est la conviction d'une occasion ratée. Parce que je ne veux pas avoir le réflexe de pure hostilité qui a saisi bon nombre de mes camarades ; je veux croire que le sujet était intéressant, que le luxe en soi n'a rien de « mauvais » ; je doute certes qu'il était possible de livrer quelque chose de vraiment pertinent en l'espèce dans le cadre de ce travail de commande, mais sans rejeter pour autant dans l'absolu travail de commande ou mécénat, comme vous voudrez.

 

Reste que cette « œuvre collective » est foireuse avant d'être puante. Elle est gratuite certes, et librement disponible ; n'hésitez donc pas à vous faire votre propre idée, même s'il est probable que ce soit une perte de temps ; encore que... même si elle est mauvaise, je ne regrette pas d'avoir lu cette anthologie : car s'il y avait curiosité malsaine, il y avait aussi intérêt authentique. Bon, raté...

 

Et voilà : c'est ma contribution à la tempête dans le verre d'eau... 

Commenter cet article

G
J'ajouterai que l'œuvre de Iain Banks, en particulier le cycle de la Culture est plein de futilités géniales.
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N
<br /> <br /> Il semblerait bien.<br /> <br /> <br /> <br />
G
Élève Nébal, vous me copierez cinq fois: Je lirai les six Anthologies de science-fiction française publiées au livre de Poche et je lirai deux fois celles de Jean-Claude Dunyach qui sont<br /> généralement excellentes.<br /> <br /> La futilité, c'est très important, n'en déplaise aux christiano-marxistes qui ne s'en sont jamais privé entre Saint-Pierre de Rome et le Palais du peuple du regretté Ceausescu.<br /> La futilité, c'est peut-être ce qui caractérise le mieux l'humain encore que certains autres mammifères ne la dédaignent pas nécessairement.<br /> La futilité commence là où la nécessité est dépassée. L'art est futile (surtout Koons, Murakami et celui qui découpe des vaches), la littérature est futile. les femmes sont futiles (j'ai rien dit)<br /> fort heureusement, les hommes souvent pas assez. Le problème c'est quand la futilité vire à l'absurde et à la dépense exorbitante pour du rien ou pour du kitsch. Mais même là, c'est peut-être<br /> nécessaire et de toute façon nous en sommes séparés par nos moyens financiers. Nébal est sans doute un admirateur de la Corée du Nord où la futilité est, parait-il, bannie, sauf pour les<br /> dirigeants. ce qui n'empâche pas les famines.<br /> <br /> Le problème de ce recueil, pas une anthologie, c'est probablement qu'il n'a pas eu d'éditeur ou du moins d'éditeur assez exigeant ou assez désagréable pour dire non ou renvoyer ses petits camarades<br /> dans les cordes. C'st le problème de la plupart des recueils français, j'en sais quelque chose. Je ne l'ai pas lu et je ne le lirai sans doute pas mais je crains que Nebal n'ait globalement raison.<br /> Ce qui serait en effet regrettable pour l'idée que se font beaucoup de gens de la sf française.<br /> Le pire, c'est de ne pas prendre au sérieux la futilité.
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N
<br /> <br /> J'aime la futilité.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Par contre je suis plus un admirateur du Cambodge de Pol Pot que de la Corée du Nord (qui est un peu trop faible).<br /> <br /> <br /> <br />
C
Bon je voulais commenter sur la fable des abeilles, mais mon mini monstre s'est réveillé... Et puis ce compte-rendu ce matin finalement rejoint bien mes réflexions sur la question, à savoir le<br /> rapport complexe entre justice sociale et justice économique, et entre les notions de justice et d'égalité... Il y aurait des tas de choses à dire sur le sujet, mais pour en rester à la question du<br /> luxe, que moi aussi je définis comme à la conjoncture du rare, cher et futile, je me souviens qu'Ursula Le Guin soulevait la question dans Les Dépossédés, en disant que les Anarrestis était<br /> confrontés à un dilemme moral entre leurs convictions et un attrait naturel pour l'esthétique et l'envie de posséder des jolies choses. Et j'avais trouvé cela très juste : je me considère comme de<br /> gauche, mais j'aime m'entourer de belles choses rares, chères et futiles...
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N
<br /> <br /> Yep.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Vive Le Guin, l'immense Le Guin.<br /> <br /> <br />  <br /> <br /> <br /> Et j'aime aussi les choses belles, rares, chères et futiles.<br /> <br /> <br /> <br />