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"Salut l'Amérique !", de J.G. Ballard

Publié le par Nébal

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BALLARD (J.G.), Salut l’Amérique !, [Hello America], traduit de l’anglais par Élisabeth Gille, Paris, Denoël, coll. Présence du futur, 1981, 251 p.

 

Comme vous avez pu le constater à plusieurs reprises, j’adore J.G. Ballard. Mais si, grâce à Tristram, j’ai pu lire l’extraordinaire intégrale de ses nouvelles (hop, hop, et hop), il me reste encore bien des romans du grand auteur à découvrir. Ainsi, en fouinant dans un rayon d’occasions, j’ai déniché ce roman de 1981 (et traduit en français la même année, belle réactivité) qui m’avait échappé jusqu’alors (il faut dire qu'il n'a pas été réédité depuis plus de vingt ans, si je ne m'abuse), mais dont il me semblait bien avoir entendu causer ici ou là (sons de cloches divers).

 

Salut l’Amérique ! est au croisement de deux tendances de l’œuvre de Ballard : d’une part, on y retrouve dans un sens le décor et certaines thématiques de ses fameuses quatre « apocalypses » (Le Vent de nulle part, Le Monde englouti, Sécheresse et La Forêt de cristal), qui marquèrent ses débuts romanesques en science-fictionnie ; d’autre part, on y croise également un Ballard plus « moderne », qui fait dans la farce grinçante et vaguement surréaliste, comme dans La Course au paradis (pas estampillé SF celui-ci ; des romans de l’auteur que j’ai lus, c’est néanmoins probablement celui qui s’en rapproche le plus), mêlée de parabole empruntant plus ou moins la forme d’une fable (un peu comme dans Sauvagerie, toujours pas estampillé SF, mais d’une manière beaucoup moins noire, cela dit).

 

Dans un siècle environ. Du fait d’un mélange improbable (ou pas…) de crise économique (liée à la raréfaction du pétrole pour l’essentiel) et d’une catastrophe climatique résultant de la manipulation de la Terre par des apprentis sorciers (la construction d’un barrage au détroit de Behring !), les États-Unis ne sont plus. Et ils sont même largement sombrés dans l’oubli, abandonnés qu’ils ont été par des millions d’immigrants qui ont repris les chemins des autres continents. Il faut dire que le pays est devenu largement invivable : les bouleversements climatiques ont entraîné la désertification de tout l’est des Rocheuses, vaste Sahara qui a poussé jusqu’à l’Atlantique, tandis que la côte ouest s’est transformée en jungle amazonienne.

 

Mais le Rêve américain existe toujours dans le cœur de certains, et notamment du jeune Wayne, passionné par tout ce qui touche aux anciens États-Unis, au point de s’embarquer clandestinement dans le SS Apollo, navire employé par une expédition de reconnaissance emmenée par un commissaire russe et une petite bande de scientifiques, qui s’intéressent notamment au sort d’une précédente expédition, mais aussi à de mystérieux tremblements de terre ayant peut-être leur origine dans des explosions nucléaires. Quand Wayne est découvert – cela s’est déjà produit quand le roman débute –, il n’a pas à subir les conséquences de son geste un peu fou, et parvient assez vite à s’intégrer au groupe. Au point d’en devenir quasiment le pilier quand l’Apollo accoste à New York (ou, plus exactement, s’échoue sur les ruines de la Statue de la Liberté, au grand plaisir du capitaine Steiner, fasciné par le désert américain, et qui s’empresse d’abandonner son poste pour explorer le pays abandonné avec le reste de l’expédition).

 

Commence alors une longue et dangereuse odyssée à travers ce nouveau Sahara. Mais la petite troupe n’est pas au bout de ses surprises : déjà, les nouveaux « Indiens » (les rares Américains à ne pas avoir quitté le pays, divisés en tribus loufoques : les Bureaucrates, les Divorcées, etc.) confirment les tremblements de terre et évoquent un mystérieux astronef qui aurait été aperçu à chaque fois… Mais, surtout, au terme de la traversée des Rocheuses, quand les survivants, Wayne en tête, déboulent à Las Vegas après avoir été l’objet d’étranges visions hallucinées, c’est pour découvrir effarés la nouvelle Amérique démente et pop du 45ème président, un certain Charles Manson…

 

Le « réalisme » n’intéresse guère ici J.G. Ballard, qui adopte très tôt le ton de la fable caustique et mordante : si le prétexte peut paraître un peu gros (c’est rien de le dire), et si le roman verse rapidement dans la caricature outrancière, c’est pour mieux servir le propos de l’auteur, mêlant critique cinglante (et hilarante, et d’une actualité impressionnante) des États-Unis contemporains et réflexion nostalgique sur le Rêve américain et ses icônes culturelles, qu’il s’agisse de Frank Sinatra, Marilyn Monroe ou Mickey Mouse, du Coca-Cola, des Cadillac ou, bien sûr, des 44 présidents ayant précédé Manson… et que l’on retrouve ici sous forme de robots au service d’un savant aussi génial que fou.

 

La critique, extérieure, évoque un pays « bigger than life », victime suicidaire de sa propre réussite, jonglant plus ou moins adroitement entre soft power et « équilibre de la terreur » dans ses relations aux autres, et perclus de contradictions. Bien au-delà de son postulat climatique peu vraisemblable (du moins dans ces termes…), qui ne sert qu’à définir un cadre mythique, Salut l’Amérique ! se montre d’une lucidité impressionnante en matière d’étude des mentalités ; les États-Unis, que ce soit sous la forme du désert oriental émaillé de ruines éloquentes, ou sous celle de l’utopie malade et régressive de Charles Manson dans la cité des flambeurs, y sont très intelligemment décryptés : sous la plaisanterie de plus ou moins bon goût, on décèle en effet une réelle interrogation en forme d’avertissement sur ce qu’est au juste l’Amérique, sur ce qu’elle a été de sa naissance à son déclin. J’ai été étonné et séduit par la pertinence du discours ballardien à cet égard dans le cadre de l’Amérique post-Onze-Septembre…

 

Mais ce qui fait l’Amérique, c’est peut-être (sans doute ?) avant tout le Rêve : nouveaux Colomb (pardon), Wayne, Steiner et compagnie ont tous en eux une certaine vision de l’Amérique. De la Maison Blanche où ils fantasment sur la présidence aux casinos décrépis de Sin City où celle-ci est devenue une étrange réalité, en repoussant comme les pionniers d’antan la Frontière, empruntant pour ce faire la seule direction possible : celle de l’Ouest (lointain, comme de juste), les « héros » de Salut l’Amérique ! se livrent à une odyssée mentale proprement fascinante. Et si les paysages « extérieurs » sont avant tout caractérisés par le vide, avec ses pisicines asséchées si courantes chez l'auteur, c’est pour mieux faire ressortir (eh : on est chez Ballard…) la richesse des paysages « intérieurs », notamment chez Wayne (c’est essentiellement à travers ses yeux que l’on vit tout cela). Et, à cet égard, le roman de Ballard n’est certainement pas unilatéral : si c’est tout d’abord l’aspect critique qui frappe, avec la douloureuse vigueur d’un salutaire coup de fouet, on ne doit cependant pas s’arrêter là. Derrière la farce pointe l’admiration, en forme de respect teinté de nostalgie pour ce que le monde doit à l’Amérique ; certes, on voit d’abord le ridicule, voire le sordide, mais Ballard sait aussi rendre à l’occasion son propos touchant et, j’aurais envie de dire, « amical ». Et le lecteur de partager en définitive les rêves absurdes de Wayne, voire de Manson, de déplorer la chute et de vouloir croire à son tour en l’idée d’une renaissance.

 

Mais quelle forme celle-ci pourrait-elle bien prendre ? Charles Manson, tout sourire, mais le doigt sur le bouton rouge, est bien un authentique psychopathe ; et c’est le Rêve américain dans son ensemble, fait d’ambition folle et de pop culture, qui prend ici un caractère psychotique. Salut l’Amérique !, sous ses airs de (mauvaise ?) blague, de son introduction hautement symbolique à sa conclusion jouissivement hollywoodienne (et inéluctable), interroge ainsi avec clairvoyance les idéaux, les beautés et les écueils de la première puissance mondiale.

 

Ne nous emballons pas trop, cependant : Salut l’Amérique ! est loin d’être un très grand Ballard, et j’imagine même qu’on pourrait, du fait de son outrance et de sa tendance à la régression, ou plus encore de son postulat hautement farfelu, le trouver éventuellement « mineur ». Mais un Ballard relativement mineur, ça reste une lecture tout à fait recommandable. Il n’a certes pas la perfection formelle d’un Crash ! ou d’un Empire du Soleil  (sans parler des nouvelles), et se montre sans doute moins ambitieux que d’autres œuvres de l’auteur, que l’on sent s’amuser beaucoup, s’offrir un petit plaisir vaguement coupable. Mais ça a son charme, les plaisirs coupables… Et, du coup, j’ai bien aimé. Je n’ai pas pris mon pied comme avec les plus grands chefs-d’œuvre de Ballard, non ; mais je me suis bien amusé, sans avoir l’impression de bêtifier pour autant. Un divertissement malin, en somme, pas indispensable, non, mais fortement sympathique. Et c’est déjà bien.

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