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"Shades of Grey", de Jasper Fforde

Publié le par Nébal

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FFORDE (Jasper), Shades of Grey, I : The Road to High Saffron, London, Hodder, [2010] 2011, 435 p.

 

Avec Shades of Grey, I : The Road to High Saffron, qui devrait être traduit en français très prochainement au Fleuve Noir, l’excellent Jasper Fforde, que l’on connaissait jusqu’alors essentiellement pour la brillante série des « Thursday Next » (lisez-moi cette merveille tout de suite, si c’est pas déjà fait), entame une nouvelle trilogie qui l’éloigne quelque peu de ses préoccupations habituelles. Il s’agit en effet à bien des égards d’une sorte de dystopie, plus ou moins dans la lignée de 1984 et compagnie, mais néanmoins avec une touche bien particulière, très personnelle, de gros délire qui tache.

 

Nous sommes plusieurs siècles dans le futur. Et même plusieurs siècles après le mystérieux « Something Has Happened ». Le monde est désormais régi par la parole de Munsell, qui a instauré, à grands coups de règlements tous plus absurdes les uns que les autres – et dont chaque chapitre nous offre un exemple en tête –, une société passablement liberticide. Mais, surtout, inégalitaire, d’une manière pour le moins surprenante. En effet, dans ce monde-là, les individus sont hiérarchisés en fonction de leur affinité avec les couleurs de l’arc-en-ciel, qu’ils perçoivent plus ou moins, et qui déterminent en retour leurs fonctions et leurs relations sociales. On trouve ainsi des Rouges, comme notre héros Eddie Russett, mais aussi des Bleus, des Jaunes, etc. Et, en-dessous, la masse indistincte des Gris, qui n’ont pas suffisamment d’affinité avec telle ou telle couleur, et qui forment l’essentiel de la force de travail.

 

En outre, les individus sont jugés selon leur « mérite », qui se gagne et se perd en fonction de leurs actions, et constitue une sorte de monnaie d’échange (on peut ici penser à l’excellent Dans la dèche au Royaume Enchanté).

 

Enfin, la technologie des « Previous » est progressivement effacée, par une suite de « grands bonds en arrière » (grrr… Fforde, salaud de plagiaire ! Tu m’as volé cette idée !).

 

Eddie Russett, donc, est un Rouge. Et, accessoirement, il a « besoin d’humilité ». C’est pourquoi il est envoyé, aux côtés de son père (un « swatchman », une sorte de médecin), dans la localité excentrée d’East Carmine. On lui a en effet confié une mission absurde : faire un recensement des chaises de la ville. Après cela, il compte bien revenir à Jade-Under-Lime, et épouser Constance Oxblood, qui a plein de couleur à apporter à son lignage. Mais les choses ne s’annoncent pas si simples : à East Carmine, Eddie découvre une société gangrenée par la corruption et l’hypocrisie, et où pas mal de concitoyens traînent de vilaines casseroles ; et son retour semble très tôt compromis…

 

Mais il découvre aussi l’amour, le vrai, à East Carmine, en la personne de Jane, une Grise au nez particulièrement « retroussé ». Mais, pour son plus grand malheur, ladite Jane a un caractère de cochon, et est à peu de choses près une véritable psychopathe… qui a bien des choses à cacher.

 

Selon le schéma classique des dystopies totalitaires, nous suivrons donc Eddie dans sa prise de conscience progressive de la réalité perverse de la société dans laquelle il vit. Cocktail dangereux : Eddie est à la fois très curieux et un peu couillon… ce qui lui suscite bien des inimitiés, et l’obligera à risquer sa peau sur la route de High Saffron.

 

Avant de finir dans un arbre carnivore, du fait de Jane.

 

La dystopie de Shades of Grey est donc « classique » par certains côtés, mais, rassurez-vous, c’est loin d’être une énième resucée du genre : on reconnaît bien la patte délirante de Jasper Fforde, et son imagination sans limites, qui font de ce roman quelque chose d’extrêmement riche et dense. Les idées fusent en tous sens, meilleures les unes que les autres, et jamais gratuites. On se régale devant les nombreuses inventions de l’auteur de la première à la dernière page, et c’est assez impressionnant. Et c’est aussi très drôle, malgré la gravité indéniable du fond. Ce mélange de délire et de sérieux fonctionne à merveille. On peut éclater de rire sur une page, et s’indigner à la suivante, sans qu’il y ait véritablement de rupture de ton. Étonnant et admirable.

 

Le roman bénéficie en outre de personnages remarquablement bien campés : on s’identifie facilement à Eddie, et, comme lui, on ne manquera pas de tomber amoureux de cette dingue de Jane (Jasper Fforde est décidément très doué pour ses personnages féminins, lui qui m’avait déjà fait craquer pour Thursday Next…), tandis que d’autres personnages susciteront tour à tour l’indignation ou le rire avec un naturel désarmant.

 

Jasper Fforde m’avait légèrement déçu avec Moi, Jennifer Strange, dernière tueuse de Dragons. Avec ce premier tome de Shades of Grey, il remonte largement dans mon estime : si la série se poursuit avec autant de brio, on pourra bien la considérer au moins aussi bonne que celle des « Thursday Next », et ce n’est pas rien… J’attends la suite avec impatience.

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