"Vol de nuit", d'Antoine de Saint-Exupéry
SAINT-EXUPÉRY (Antoine de), Vol de nuit, préface d’André Gide, Paris, Gallimard, coll. Folio, [1931, 2010] 2012, [édition numérique]
J’ai somme toute très peu lu Antoine de Saint-Exupéry. Bien sûr, il y a peu, je vous ai brièvement entretenu de la Lettre à un otage, et j’ai lu et relu et re-relu bien des fois Le Petit Prince, y découvrant toujours de nouvelles merveilles. Mais de ses romans « adultes » traitant de l’aviation, je n’avais jamais lu, sauf erreur, que Pilote de guerre, il y a de cela une éternité (et je dois confesser n’en avoir plus beaucoup de souvenirs aujourd’hui). Pourtant, le sujet comme l’auteur m’intéressent fort, et j’ai un frère dingue de Saint-Ex’ qui n’a pas manqué de m’en vanter les mérites… Étrange.
Va falloir combler cette lacune. On va y aller tranquillou, en commençant par le très court – c’est plié en moins de deux heures – Vol de nuit, roman (?) qui connut dès sa sortie un énorme succès et remporta immédiatement le prix Femina.
Vol de nuit, qui émane bien entendu largement de l’expérience personnelle de l’auteur, traite d’une petite compagnie aéropostale sud-américaine, basée à Buenos-Aires. Ladite compagnie enchaîne (donc) les alors – nous sommes en 1930, c’est encore largement une époque de pionniers – particulièrement périlleux vols de nuit pour compenser la concurrence du chemin de fer. Le roman est centré sur la figure éminemment charismatique de Rivière, le chef de cette entreprise. Rivière est un personnage complexe, qui se moque d’être considéré comme juste ou injuste – et par voie de conséquence donne souvent l’impression d’être impitoyable –, et qui a avant tout en tête une sorte d’idéal du devoir, qu’il ne manque pas d’inculquer à ses hommes, quel que soit leur poste dans la compagnie. Quand un de ces vols de nuit, celui du jeune marié Fabien, tournera mal à cause d’une tempête inopinée, il n’en restera pas moins campé sur ses positions, en dépit de tout.
Une bien étrange chose que ce très bref roman (oui, je pourrais encore mettre un point d’interrogation, parce qu’il y a franchement de quoi se poser la question de la classification, une fois n’est pas coutume). On hésite, selon les pages, à y voir avant tout une sorte de témoignage sec et relativement dépouillé, ou – bien au contraire, et en raison tant de la plume de l’auteur que de la composition du texte – un véritable poème en prose. C’est qu’on ne fait pas ici, malgré le thème, dans la « petite » littérature aventurière (pardonnez-moi cette horrible expression). Le style est fignolé à l’extrême, précis et superbe, d’une beauté à tomber par terre (ce qui est dangereux, à bord d’un avion). Parallèlement, il est difficile de dire que Vol de nuit raconte à proprement parler une histoire, même s’il a tout de la tragédie à certains égards (l’unité de temps – une nuit – et – plus ou moins, cette fois – de lieu, notamment). Il y a un côté « tranches de vie », qui renforce l’aspect « documentaire » de ce roman, mais celui-ci tend à s’envoler (aha) régulièrement au-delà des seuls aspects matériels et narratifs pour aboutir, on ne sait trop, à une sorte de littérature absolue, ou à une réflexion philosophique sur les notions d’héroïsme et de devoir.
L’héroïsme. Comme André Gide le fait remarquer dans la préface, Saint-Exupéry n’en est pas exactement un apologue. Il se méfie de la bravoure qui se justifierait elle-même : « Jamais plus je n’admirerai un homme qui ne serait que courageux. » Et pourtant, les pilotes de Vol de nuit, le malheureux Fabien en tête, font à n’en pas douter preuve d’héroïsme. Mais c’est un courage discret, presque caché, qui, à certains égards, perd de sa substance devant le quotidien.
Aussi, avec Rivière, c’est bien davantage la notion de devoir qui prend le devant de la scène. Et, je me répète, je le sais, le devoir est impitoyable. Le règlement se fait absurde, et la course contre la montre de l’acheminement du courrier semble justifier une forme d’inhumanité, froide et monstrueuse ; ou bien est-ce, au contraire, une caractéristique propre de l’humanité, justement ? Complexité de Rivière, décidément ; un « chef » idéalisé, en tant que tel à la fois adulé et détesté, admiré et craint. Un homme qui, en dépit de son attachement au devoir, qui ne saurait faire de doute si l’on s’en tient à la seule façade et aux décisions sévères du patron, est intérieurement tourmenté ; ça turbine beaucoup, dans la tête du sieur Rivière, ça s’interroge sur le bien-fondé de telle ou telle décision, ça remet tout en question ; mais, en définitive, le règlement et le devoir triomphent toujours, comme l’unique chose à laquelle se rattraper, comme un absolu par nature incontestable et ne laissant aucune place au doute.
On appréciera – ou pas – cette double réflexion sur l’héroïsme et le devoir, qui sent malgré tout un peu la sueur, l’homme viril. Je dois avouer que ni l’héroïsme, ni le devoir, personnellement, ne me parlent beaucoup… Mais on vibrera très certainement devant le sort de Fabien, et on succombera à une certaine fascination pour (ce salaud magnifique de) Rivière. Et, par-dessus tout, on s’émerveillera du talent de poète (oui, pour une fois je ne dirai pas « pouète »…) et de conteur de l’écrivain aviateur. C’est que c’est beau, Vol de nuit ; la plume est splendide, l’émotion à fleur de peau malgré la froideur du thème, et Rivière est un personnage extraordinaire.
Aussi Vol de nuit mérite-t-il assurément bien des éloges, justifiant son énorme succès. Ce livre, si petit par la taille, est indubitablement grand par l’art dont il fait preuve (désolé). Une confirmation, s’il en était besoin (bon, je crois pas…) de la force et du talent de Saint-Ex’. Et une première étape de choix dans la –véritable – découverte de son œuvre si particulière.
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