"Wakefield", de Nathaniel Hawthorne
HAWTHORNE (Nathaniel), Wakefield, [Wakefield], traduit de l’anglais [États-Unis] par Hélène Frappat, Paris, Allia, [1835] 2012, 43 p.
Il y a de cela quelque temps, je vous avais dit tout le bien que j’avais pensé de La Maison aux sept pignons de Nathaniel Hawthorne, lu un peu sur un coup de tête, mais qui m’avait amplement convaincu. Aussi avais-je envie de poursuivre la découverte de cet illustre auteur. Plusieurs pistes s’offraient à moi : son plus célèbre roman, La Lettre écarlate ; ses contes et nouvelles « gothiques » ; et puis cet étonnant petit récit (petit par la taille, hein…) qu’est Wakefield, dont on m’avait dit le plus grand bien (notamment à propos de son édition bilingue aux belles mais chères éditions du Chemin de fer), et qui est semble-t-il considéré comme un texte fondateur de la littérature américaine, ou à tout le moins un classique.
Dans la mesure où mon travail ne me permet guère à l’heure actuelle de lire pour ce blog, j’ai eu envie de me tourner vers des textes très courts pour ne pas le laisser totalement en rade. Wakefield était donc des plus approprié pour ce faire ; l’ayant trouvé dans une édition moins chère chez Allia (qui ne néglige pas les effets de mise en page pour autant, la police rétrécissant au fur et à mesure, idée pour le moins pertinente comme on le verra par la suite), je me suis dit que je pouvais bien commencer par là, et, ma foi, je ne l’ai pas regretté. Même s’il s’agit maintenant d’en dire quelques mots, ce qui ne s’annonce guère évident ; je ne me sens guère de faire une critique éminemment subtile de ce classique, et sa brièveté entraîne un gros risque de paraphrase. Bon, verra bien…
Wakefield est à l’origine un article inspiré par un étrange fait-divers (peut-on dès lors parler de nouvelle ? c’est une piste de réflexion, en tout cas…). L’histoire se résume en quelques lignes : un homme, un Londonien que l’auteur baptise du nom de Wakefield, décide un jour de quitter le foyer matrimonial… pour s’installer dans un immeuble voisin, où il restera plus de vingt ans, à surveiller sa femme (sa « veuve »). Une bien étrange plaisanterie, poussée très loin, et dont on a du mal à saisir ce qui a pu la motiver. L’histoire en elle-même est assez intrigante assurément pour fournir le canevas d’une nouvelle, et aurait pu appeler bien des développements malgré ce postulat laconique. Mais Nathaniel Hawthorne ne se livre pas véritablement ici à un récit, une histoire commençant à un point a pour finir à un point b ; il dresse surtout une fascinante étude de caractère, un portrait psychologique très fort, appelé à déboucher sur une morale.
Un homme disparaît, donc. Un médiocre, sans doute, qui n’a guère trouvé que cette mauvaise blague pour entrer dans l’éternité. Un homme pris au jeu diabolique de sa décision d’un instant, et qui, par un mécanisme fatal, se voit amené à prolonger sans cesse son « auto-bannissement ». Il ne s’absente tout d’abord que pour quelques jours ; puis quelques semaines ; quelques mois… vingt ans. Et rentre enfin chez lui, comme si de rien n’était. La raison d’être de cette bizarrerie restera un mystère. Mais peu importe ; il y a quand même des enseignements à en tirer, sans doute, le fait-divers, aussi absurde soit-il (d’un absurde qui peut d’ailleurs le rapprocher du fantastique, dans un sens, même en l’absence de tout élément surnaturel), pouvant se faire porteur de morale. En Wakefield, c’est ainsi l’humanité qui se retrouve questionnée, l’humanité au sens le plus médiocre et quelconque, avec son désir de se distinguer ; mais par un étrange retournement, c’est bien la disparition qui devient la forme la plus subtile, sinon la plus élégante, de distinction.
Hawthorne dissèque Wakefield ; il le suit à la trace, blagueur pervers pris à sa propre plaisanterie, voyeur jamais vu, qui observe sans relâche sa pauvre « veuve » – dont le portrait est par ailleurs singulièrement poignant – et la fuit autant qu’il se fuit lui-même, sous son identité d’appoint, dans son logement d’exil. Ce qui nous vaut des réflexions saisissantes et jamais verbeuses, et quelques superbes images, notamment sur le final.
L’étrangeté du fait-divers justifie amplement ces développements ; mais là où quelques lignes suffiraient à raconter l’histoire, à la façon d’une dépêche dans un journal, Hawthorne, en se contentant de l’étirer sur quelques pages, guère plus, lui offre une tout autre dimension. Il prend la vie et y déniche l’art ; la maestria du style chamboule l’anecdote, et la mue en littérature ; et de là, en conte philosophique.
En parcourant les réseaux sociaux, je suis tombé il y a peu sur une énième conversation de wannabe-(h)auteurs, alignant les sarcasmes, et affichant semble-t-il un dédain généralisé pour la description ; la chasse au superflu, bien légitime, devenait du coup appel à une narration peu ou prou réduite à l’action pure, comme seule possible après les excès picturaux et, j’imagine, psychologisants de la littérature du XIXe. Ce pseudo-débat passablement pathétique est entré en résonance avec ma lecture de Wakefield. Certes, il n’y a pas véritablement ici de portrait « balzacien » ; mais la description psychologique y atteint des sommets, les « paysages intérieurs » ont rarement été aussi stupéfiants.
Aussi n’ai-je pu m’empêcher de voir en la « nouvelle » de Nathaniel Hawthorne une véritable leçon ; un exercice de style, à maints égards, mais qui sublime sa gratuité par la finesse de la réalisation. Wakefield, nous dit l’auteur, devient un banni de l’univers pour s’être effacé un instant ; Hawthorne, en brodant sur l’anecdote, lui a conféré l’immortalité des lettres ; en artiste accompli, il recentre l’univers. Et fait du futile un chef-d’œuvre.
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