"029-Marie", de Franck Manuel
MANUEL (Franck), 029-Marie, Toulouse, Anacharsis, coll. Fictions, 2014, 185 p.
Je ne sais pas si c'est moi qui hallucine ou bien quoi, mais j'ai de plus en plus l'impression que la bonne science-fiction – et ça vaut pour la science-fiction française – se trouve en dehors des collections dédiées au genre... Bon, j'exagère peut-être un peu. Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu'il y en a. Ainsi chez Anacharsis, éditeur très recommandable dont j'ai déjà eu l'occasion de parler à plusieurs reprises, mais pour des livres bien éloignés du genre : 029-Marie, le second roman de Franck Manuel (le premier, Le Facteur Phi, avait déjà été publié chez le même éditeur), en relève très clairement (première incursion de l'éditeur en terres science-fictives, sauf erreur).
Il a même à vrai dire, surtout dans les premières pages, quelque chose de tellement classique, de tellement codé, qu'il en est presque caricatural : cette société souterraine aseptisée et dystopique, où la nature est abolie et le contact charnel prohibé, peut faire penser à pas mal de choses – pour ma part, j'ai immédiatement eu en tête l'excellent film de George Lucas THX 1138. On aurait cependant bien tort de s'arrêter à cette première impression : si 029-Marie joue des codes, assurément, c'est avec talent et finalement inventivité ; tout cela est brillamment renouvelé, pour donner au final un roman d'autant plus séduisant et convaincant qu'il est servi par une plume très travaillée, subtile et puissante.
Donc, un lointain futur, où la Terre (mais pas Mars...) est régie par le Code, très sévère, qui règle le moindre aspect de la vie quotidienne. Si le mariage n'a étrangement pas été aboli, le sexe y est impensable. Le moindre contact, en fait, entraîne immédiatement des excuses démonstratives, avec gestuelle appropriée et prononciation de la Formule... La décence impose de bien boutonner sa robe, et le moindre écart est impitoyablement sanctionné, ne serait-ce que par le rejet des autres scandalisés.
029-Marie, professeur de littérature pré-Code – on suit notamment ses cours sur le mythe du double, ce qui n'a bien entendu rien d'innocent – est un parfait spécimen d'intégration dans cette société (à première vue tout du moins...). Habile à manier le DC – disque cérébral qui équipe presque tout un chacun, et donne un côté transhumain au quidam –, elle gagne bien sa vie, et ne devrait pas avoir à se plaindre, en principe... Pourtant, elle est hantée par le souvenir de 328-Pierre (avec qui, horreur glauque et sacrilège impensable, elle a fait l'amour, une fois), et a du mal à élever son fils 454-Jean. Elle n'est de toute évidence pas heureuse...
Pas grand-chose à perdre, sans doute, et son passé, peut-être, mais surtout son habileté avec le DC, expliquent que Channel 7 s'intéresse à elle. Et vient un jour lui proposer un étrange travail : il s'agirait pour elle de participer à une sorte d'émission de téléréalité... basée sur le tourisme sexuel extraterrestre. Dans cette société où l'on ne baise pas, on l'invite ainsi – et en la payant bien – à s'embarquer pour un périple interstellaire de trois ans au cours duquel elle se fera troncher par tout ce qui peut exister dans l'univers (et il y a des créatures sacrément bizarres, l'imagination de l'auteur joue ici à plein et est à l'origine de quelques formes de vie tout à fait intrigantes)... et à enregistrer tout ça, dans le plus grand secret, pour le diffuser ensuite aux frustrés inconscients de la Terre, avec ses commentaires en voix-off.
029-Marie accepte. Elle deviendra ainsi une star, la femme de l'espace. L'émission Alien Sex, foncièrement hypocrite, met le doigt sur l'hypocrisie de la société du Code ; révolutionnaire, scandaleuse, elle a un succès colossal et bouleverse les institutions, modes de vie et manières de penser. Il lui faut un double, masculin cette fois ; Channel 7 va ainsi recruter en prison ce petit fumier de 065-Marc...
Pendant un certain temps, je n'ai su que penser du fond de 029-Marie. Comme bon nombre de dystopies, le roman n'est pas épargné par une certaine tendance à la réaction anti-technologique qui a toujours tendance à me gêner un peu. Je craignais en outre, finalement, le racolage, avec un sujet pareil : 029-Marie aurait ainsi joué de l'hypocrisie qu'il dénonce à bien des égards, comme les émissions de Channel 7...
Je me trompais, heureusement. Si le roman n'est pas exempt d'une certaine ambiguïté à cet égard, c'est en se montrant astucieux et intelligent ; loin de se complaire dans un bête racolage ou exhibitionnisme, 029-Marie, finalement assez pudique pendant un bon moment, développe des fantasmes quasi sadiens (chouette) sans juger, ce qui est appréciable ; le roman ne vise ni à exciter ni à choquer, contrairement aux émissions de téléréalité, mais interroge habilement la relation complexe de notre société à la sexualité et à son exploitation. Il ne s'agit heureusement pas de faire dans la diatribe, anti-pornographie par exemple, mais plutôt dans une sorte de satire un brin mélancolique, qui expose sans condamner unilatéralement.
Ceci grâce à trois atouts indissociables : la réussite, et donc complexité, des personnages, 029-Marie en tête, une tête et un cœur avant d'être un vagin et un anus ; l'inventivité dans les écologies extraterrestres, très appréciable, et qui fait un contraste saisissant avec le classicisme du cadre terrien ; et, enfin – mais c'est sans doute le premier de ces atouts à saisir le lecteur –, un style irréprochable, savoureux et juste, qui séduit l'oreille et prend aux tripes : certes, il ne faut pas être allergique aux phrases interminables, pas plus qu'aux légères expérimentations formelles, mais il y a là de quoi se régaler ; à vrai dire, le style seul aurait pu faire de 029-Marie un roman tout à fait recommandable (d'autant que cette attention à la plume n'est pas forcément caractéristique de la SF, en raison de vieilles lubies dont on a parfois encore du mal à se débarrasser...), mais son intelligence et sa justesse achèvent d'emporter l'adhésion.
Sans aller jusqu'à parler de chef-d'oeuvre – ne poussons pas mémé dans les griffes du Mente –, on ne peut que louer la réussite du roman de Franck Manuel, sous tous ses aspects. 029-Marie est probablement une des meilleures choses qui soient arrivées à la science-fiction française ces derniers temps ; et c'est hors-genre... Ben on va faire avec, hein ?