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"029-Marie", de Franck Manuel

Publié le par Nébal

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MANUEL (Franck), 029-Marie, Toulouse, Anacharsis, coll. Fictions, 2014, 185 p.

 

Je ne sais pas si c'est moi qui hallucine ou bien quoi, mais j'ai de plus en plus l'impression que la bonne science-fiction – et ça vaut pour la science-fiction française – se trouve en dehors des collections dédiées au genre... Bon, j'exagère peut-être un peu. Ce qui est certain, en tout cas, c'est qu'il y en a. Ainsi chez Anacharsis, éditeur très recommandable dont j'ai déjà eu l'occasion de parler à plusieurs reprises, mais pour des livres bien éloignés du genre : 029-Marie, le second roman de Franck Manuel (le premier, Le Facteur Phi, avait déjà été publié chez le même éditeur), en relève très clairement (première incursion de l'éditeur en terres science-fictives, sauf erreur).

 

Il a même à vrai dire, surtout dans les premières pages, quelque chose de tellement classique, de tellement codé, qu'il en est presque caricatural : cette société souterraine aseptisée et dystopique, où la nature est abolie et le contact charnel prohibé, peut faire penser à pas mal de choses – pour ma part, j'ai immédiatement eu en tête l'excellent film de George Lucas THX 1138. On aurait cependant bien tort de s'arrêter à cette première impression : si 029-Marie joue des codes, assurément, c'est avec talent et finalement inventivité ; tout cela est brillamment renouvelé, pour donner au final un roman d'autant plus séduisant et convaincant qu'il est servi par une plume très travaillée, subtile et puissante.

 

Donc, un lointain futur, où la Terre (mais pas Mars...) est régie par le Code, très sévère, qui règle le moindre aspect de la vie quotidienne. Si le mariage n'a étrangement pas été aboli, le sexe y est impensable. Le moindre contact, en fait, entraîne immédiatement des excuses démonstratives, avec gestuelle appropriée et prononciation de la Formule... La décence impose de bien boutonner sa robe, et le moindre écart est impitoyablement sanctionné, ne serait-ce que par le rejet des autres scandalisés.

 

029-Marie, professeur de littérature pré-Code – on suit notamment ses cours sur le mythe du double, ce qui n'a bien entendu rien d'innocent – est un parfait spécimen d'intégration dans cette société (à première vue tout du moins...). Habile à manier le DC – disque cérébral qui équipe presque tout un chacun, et donne un côté transhumain au quidam –, elle gagne bien sa vie, et ne devrait pas avoir à se plaindre, en principe... Pourtant, elle est hantée par le souvenir de 328-Pierre (avec qui, horreur glauque et sacrilège impensable, elle a fait l'amour, une fois), et a du mal à élever son fils 454-Jean. Elle n'est de toute évidence pas heureuse...

 

Pas grand-chose à perdre, sans doute, et son passé, peut-être, mais surtout son habileté avec le DC, expliquent que Channel 7 s'intéresse à elle. Et vient un jour lui proposer un étrange travail : il s'agirait pour elle de participer à une sorte d'émission de téléréalité... basée sur le tourisme sexuel extraterrestre. Dans cette société où l'on ne baise pas, on l'invite ainsi – et en la payant bien – à s'embarquer pour un périple interstellaire de trois ans au cours duquel elle se fera troncher par tout ce qui peut exister dans l'univers (et il y a des créatures sacrément bizarres, l'imagination de l'auteur joue ici à plein et est à l'origine de quelques formes de vie tout à fait intrigantes)... et à enregistrer tout ça, dans le plus grand secret, pour le diffuser ensuite aux frustrés inconscients de la Terre, avec ses commentaires en voix-off.

 

029-Marie accepte. Elle deviendra ainsi une star, la femme de l'espace. L'émission Alien Sex, foncièrement hypocrite, met le doigt sur l'hypocrisie de la société du Code ; révolutionnaire, scandaleuse, elle a un succès colossal et bouleverse les institutions, modes de vie et manières de penser. Il lui faut un double, masculin cette fois ; Channel 7 va ainsi recruter en prison ce petit fumier de 065-Marc...

 

Pendant un certain temps, je n'ai su que penser du fond de 029-Marie. Comme bon nombre de dystopies, le roman n'est pas épargné par une certaine tendance à la réaction anti-technologique qui a toujours tendance à me gêner un peu. Je craignais en outre, finalement, le racolage, avec un sujet pareil : 029-Marie aurait ainsi joué de l'hypocrisie qu'il dénonce à bien des égards, comme les émissions de Channel 7...

 

Je me trompais, heureusement. Si le roman n'est pas exempt d'une certaine ambiguïté à cet égard, c'est en se montrant astucieux et intelligent ; loin de se complaire dans un bête racolage ou exhibitionnisme, 029-Marie, finalement assez pudique pendant un bon moment, développe des fantasmes quasi sadiens (chouette) sans juger, ce qui est appréciable ; le roman ne vise ni à exciter ni à choquer, contrairement aux émissions de téléréalité, mais interroge habilement la relation complexe de notre société à la sexualité et à son exploitation. Il ne s'agit heureusement pas de faire dans la diatribe, anti-pornographie par exemple, mais plutôt dans une sorte de satire un brin mélancolique, qui expose sans condamner unilatéralement.

 

Ceci grâce à trois atouts indissociables : la réussite, et donc complexité, des personnages, 029-Marie en tête, une tête et un cœur avant d'être un vagin et un anus ; l'inventivité dans les écologies extraterrestres, très appréciable, et qui fait un contraste saisissant avec le classicisme du cadre terrien ; et, enfin – mais c'est sans doute le premier de ces atouts à saisir le lecteur –, un style irréprochable, savoureux et juste, qui séduit l'oreille et prend aux tripes : certes, il ne faut pas être allergique aux phrases interminables, pas plus qu'aux légères expérimentations formelles, mais il y a là de quoi se régaler ; à vrai dire, le style seul aurait pu faire de 029-Marie un roman tout à fait recommandable (d'autant que cette attention à la plume n'est pas forcément caractéristique de la SF, en raison de vieilles lubies dont on a parfois encore du mal à se débarrasser...), mais son intelligence et sa justesse achèvent d'emporter l'adhésion.

 

Sans aller jusqu'à parler de chef-d'oeuvre – ne poussons pas mémé dans les griffes du Mente –, on ne peut que louer la réussite du roman de Franck Manuel, sous tous ses aspects. 029-Marie est probablement une des meilleures choses qui soient arrivées à la science-fiction française ces derniers temps ; et c'est hors-genre... Ben on va faire avec, hein ?

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"L'Histoire de ma vie", d'Henry Darger

Publié le par Nébal

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DARGER (Henry), L'Histoire de ma vie, [The History of my Life], traduit de l'anglais [États-Unis] par Anne-Sylvie Homassel, préface de Xavier Mauméjean, Paris, Aux Forges de Vulcain, coll. Arts, [2013] 2014, 135 p.

 

Nébal est un con, certes, mais en outre Nébal est inculte... Je n'avais jamais entendu causer d'Henry Darger jusqu'à très récemment (quelque temps avant la sortie de ce beau livre). En tout cas, je ne savais rien du monsieur quand j'ai chroniqué le très bon American Gothic de Xavier Mauméjean (qui signe ici la préface, du coup) ; je n'étais donc pas conscient des nombreuses références que ce roman contenait, renvoyant à cet « artiste invisible » à l'œuvre aussi prolifique qu'inpubliable. Autant dire que, même si j'ai aimé ledit roman, je suis sans doute passé largement à côté. Bon...

 

Mais il n'est jamais trop tard, hein ? Et je dois dire que la présentation qui m'a été faite du mystérieux bonhomme (notamment par la traductrice Anne-Sylvie Homassel) m'a autant intrigué qu'alléché.

 

Un « artiste invisible », disais-je. Du vivant de Darger, personne, absolument personne, n'était conscient de sa production artistique. Ce n'est qu'à sa mort qu'on a découvert l'ampleur de la chose. Ses logeurs, en l'occurrence, qui avaient l'œil, et ont compris immédiatement qu'il y avait là quelque chose qui sortait de l'ordinaire.

 

Une œuvre double. Picturale, tout d'abord : de très nombreuses pièces à base de dessins et collages (j'apprécie tout particulièrement ces derniers) qui ont fait, à titre posthume, de Darger un géant de « l'art brut » ou « art naïf » (je n'y connais rien). Littéraire, ensuite, avec des milliers de pages constituant notamment une gigantesque saga merveilleuse de littérature enfantine, dans la droite lignée, probablement, du Magicien d'Oz ; une œuvre colossale, jamais publiée donc, et probablement jamais publiable. Avec des éléments complémentaires, comme d'obsessionnels relevés météorologiques (j'y reviendrai), ou encore cette étrange autobiographie, dont les pages traduites ici ne constituent qu'un extrait (il y en a là encore des milliers de pages).

 

Première publication de Darger en français, donc, que ce quatrième volume de la collection « Arts » des Forges de Vulcain. Et, disons-le, pas forcément la plus facile des portes d'entrée... Au sens où l'intérêt littéraire de la chose est inexistant (on appréciera par contre grandement les impressionnantes reproductions en couleurs de certaines œuvres picturales de l'auteur) ; par contre, l'intérêt psychiatrique...

 

Dire de Darger qu'il était « fou » ne rime sans doute à rien, même s'il consacre nombre de pages à cette réputation qu'il avait notamment durant son enfance, et qui lui a valu de passer plusieurs années dans une sorte d'asile pour enfants (dont il s'est évadé à plusieurs reprises). On ne peut cependant s'empêcher de dire, à la lecture de ces pages, que le bonhomme était tout de même bel et bien... dérangé. Son comportement en classe n'implique pas forcément grand-chose, et on ne déduira rien de ses crises de colère parfois violentes. On sera déjà un peu plus intrigué par ses diverses obsessions, et notamment sa fascination pour les incendies (ça revient très souvent ; et il a semble-t-il allumé quelques petits feux lui-même...) ou encore pour les tempêtes (relevées systématiquement, souvent de manière très précise, bien plus précise à vrai dire que tous les autres événements de sa vie).

 

Plus globalement, la composition de cette autobiographie laisse perplexe. Dans les premières pages (le temps de s'habituer, on va dire), elle fait même carrément peur, et on se demande en frissonnant dans quoi on a bien pu s'embarquer... Le « style » de Darger est en effet au moins aussi naïf que ses compositions picturales, sans que cela produise le même effet. On a l'impression de lire un texte écrit par un enfant, à vrai dire (rien d'étonnant, sans doute, pour cet homme qui affirmait qu'il ne voulait pas grandir, en bon avatar de Peter Pan)... Mais un enfant un peu maniaque, qui relève méticuleusement les tempêtes et incendies (donc), mais aussi la situation géographique de tel ou tel bâtiment dans Chicago, ses dimensions, le nombre d'étages, la disposition des fenêtres...

 

Le fait est que cette Histoire de ma vie se consacre pour l'essentiel à des choses qui ne nous intéresseraient pas en temps normal, et gomme ce que l'on aurait envie de juger essentiel : la production artistique de l'auteur. Celle-ci n'est jamais évoquée. Tout au plus peut-on relever cette remarque amusante (et qui en dit long, sans doute) ; « Pour aggraver les choses, je suis un artiste à présent, le suis depuis des années. » Et c'est tout.

 

Non, Darger préfère parler de tempêtes et d'incendies.

 

Bon, il parle quand même de sa vie, certes. De son enfance un tantinet perturbée (notamment de son séjour à l'asile de Lincoln, donc), puis de son travail en tant qu'adulte : Darger a passé l'essentiel de sa vie à travailler dans des hôpitaux, à la plonge ou au nettoyage. Et il s'étend notamment sur ses relations souvent houleuses avec ses supérieurs.

 

Il s'attarde aussi sur ses douleurs et maladies, et dresse, consciemment ou non, un portrait psychologique de sa personne plutôt étonnant : cet homme qui était semble-t-il avant tout discret (on veut bien le croire) et poli se présente comme très colérique, parfois violent, un tantinet égoïste, aussi. Il se montre cependant bon catholique, et insiste sur l'importance de la religion à ses yeux (quand bien même, dans ses crises de colère, il se montre blasphématoire).

 

L'ouvrage, d'abord pénible – et qui, formellement, le reste pas mal jusqu'au bout, avec notamment ses innombrables allers-retours, sa confusion générale, ses nombreuses répétitions –, devient cependant étrangement fascinant. Pas comme une brillante œuvre littéraire, non, ce qu'il n'est certainement pas ; encore moins comme un autoportrait d'artiste, puisqu'il gomme totalement cette dimension de sa vie qui nous apparaît pourtant aujourd'hui essentielle : ne vous attendez pas à de brillantes dissertations de théorie artistique, Darger ne parle pas d'art une seule fois dans toute L'Histoire de ma vie. Non, je maintiens : c'est un cas clinique, un interloquant document psychiatrique. Fascinant en tant que tel, oui. On ne peut qu'être étonné par ce texte étrange et laborieux ; jusqu'à lui trouver un intérêt qui paraît tout d'abord inexistant.

 

Un livre très bizarre, donc. Peut-être pas la meilleure des portes d'entrée pour découvrir l'œuvre d'Henry Darger. Il étonne néanmoins, il intrigue ; et c'est ainsi qu'il intéresse. Je n'en conseillerais cependant pas la lecture à tout le monde, sans doute faut-il être dans un état d'esprit bien particulier (que je n'avais pas forcément...) pour l'apprécier. En en retournant la dernière page, toutefois, outre la conviction que Darger était un grand artiste pictural (cela ne laisse aucun doute à en juger par les quelques reproductions qui émaillent cette édition), demeure, voire se retrouve renforcée, la curiosité de découvrir son œuvre de fiction...

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"Intrabasses", de Jeff Noon

Publié le par Nébal

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NOON (Jeff), Intrabasses, [Needle in the Groove], traduit de l'anglais par Marie Surgers, bande originale du livre par David Toop, [s.l.], La Volte, [2000] 2014, 208 p.

 

 

 

Tracklist :

01 – door code /

02 – scorched out for love

03 – bass instructions #1

04 – heavy on the download

05 – glamourboys parade

06 – plugged in total

07 – bass instructions #2

08 – dubbed out for love

09 – the kiss

10 – the kiss (recorded)

11 – bass instructions #3

12 – vibegeist

13 – smoked out for love

14 – bass instructions #4

 

Bon, ce n'est plus un secret, hein : j'adore Jeff Noon. Depuis ma lecture enthousiaste de Pixel Juice, et malgré une petite déconvenue sur son roman le plus culte, Vurt, je ne cesse de clamer mon intérêt pour le génial auteur mancunien. Et je guettais cet Intrabasses depuis un moment (sous le titre Needle in the Groove, certes pas évident à traduire) ; je me suis précipité dessus à sa sortie, même si je n'ai trouvé le temps de le lire que ces derniers jours. Et, mazette...

 

Noon, quoi.

 

Dans Intrabasses, Noon (joie!) parle de musique. Et plus particulièrement (re-joie!) de la musique de Manchester (pardon : Madchester ; révisions  ici, par exemple). Intrabasses est en effet une ode à la scène mancunienne, pour le meilleur et pour le pire, et balaye toute son histoire, du skiffle à la dance en passant par le glam et le punk. Le roman est semé d'allusions, ne serait-ce que dans la topographie mancunienne : on évoque très tôt un Ian Curtis Boulevard, et toute la ville est parsemée de semblables rues musicales.

 

Mais resserrons le point de vue. Intrabasses nous est narré par Elliott, un bassiste (cool) de 24 ans, qui a connu quelques problèmes de came et se perd à jouer pour de mauvais groupes de rhythm n' blues dans les pubs mancuniens. Un enfant du rock (littéralement), cependant, qui est repéré un soir par Donna, chanteuse noire jeunette qui lui propose de tenter l'expérience Glam Damage : un vrai groupe, quoi. Elliott opine, et rencontre ainsi deux autres zozos plus difficiles à vivre, la DJ Jody, sans doute géniale, en tout cas très engagée dans ce qu'elle fait, mais avec un caractère de cochon, et le batteur 2spot, excellent dans sa partie mais foncièrement déconcertant ; on le devine vite méchamment névrosé, et apprend qu'il est le rejeton d'une impressionnante dynastie musicale. Ah et puis, il y a le chat, Gallagher (Noël ou Liam?).

 

Intrabassesse concentre sur l'enregistrement de deux morceaux, « Cramé d'amour » et « Vibegeist » (lequel fait environ 17 minutes 30, comme  ce morceau génial, et je ne crois pas que ce soit un hasard, mais j'hallucine peut-être). De la pop qui fait danser tout en expérimentant intelligemment (chouette !). Et Elliott retrouve le groove en plaquant sa quatre cordes sur le kaléidofunk du Damage. Il retrouve la musique. Il l'a bientôt dans les veines. Un diamant dans les veines...

 

Car le Damage use et abuse d'un nouveau procédé d'enregistrement et de remixage, révolutionnaire, génial et fou, qui rend la musique liquide. Et qui en fait – littéralement – une drogue, aux effets déconcertants...

 

Je ne peux pas en dire plus quant à la trame, il faut la découvrir par soi-même. Mais c'est beau et puissant.

 

Mais j'ai adoré, bordel. Un roman vraiment impressionnant, qui expérimente à bon escient, fout une sacrée baffe dans la gueule, et tétanise d'admiration. Saluons au passage le boulot impeccable de la traductrice Marie Surgers, qui a dû se prendre quelques suées en officiant...

 

Dans Intrabasses, Noon parle donc de musique. Ce qui est à mon sens très, très difficile. Et il fait ça remarquablement bien. Un extrait valant mieux qu'un long discours, voici, par exemple :

 

« et puis / soudain / je m'entends qui déboule / de nulle part, la basse lancée si forte, si profonde / elle engloutit la salle / BANG ! allez, encore, allez / BANG supersonique ! la piste crie sous le choc / le sang palpite en rythme fluide / puis 2spot, batterie distordue, se joint au mix / comme une crise d'angoisse, batterie folle, pouls électrique / fend l'air / l'ouvre en grand / et ça les chope, juste quelques-uns / quelques danseurs courageux, inconscients qui osent trouver un filon dans le bruit / parce qu'il a un beat rien qu'à lui, et il y a ce piège, notre subterfuge / le rythme caché / au fond, au fond, au fond du fond / où dansent les danseurs solitaires, ils se rencontrent sous l'œil exigeant de la foule / mais répandent un virus contagieux / ça devient un show, une performance, une parade de l'étrange

 

« quelque chose dont seuls certains sont capables / et donc un code d'abord

 

« une espèce de cercle se forme / des inconnus au rire triste, réduits à regarder / ces membres qui bougent en tout sens / ces genoux et ces hanches désarticulés puis figés / et le lent mouvement des pieds, comme une coulée de mathématiques sur le dancefloor / diagrammes de flux qui ne suivent pas le rythme mais les fréquences/

 

[...]

 

« une autre personne entre dans le beat / et une autre, une autre / pour emplir la piste d'un amour jamais pur

 

« bon dieu, quand tous les enfants brisés apprennent à danser »

 

Je suis béat d'admiration. « Bon dieu, quand tous les enfants brisés apprennent à danser », je dis rhaaa.

 

 

Allez, encore !

 

« BRANCHE-MOI, OVERDOSE VIBEGEIST

 

« est-ce que vous vous êtes déjà défoncé / déjà / vous avez été drogué, camé, dansé, embrassé / et avez-vous eu le cœur tremblant, le sonic beat du sang drogué au baiser pop qui danse / et ces baisers, étaient-ce des baisers de percussions dopées / comme des fréquences de popdance électrique / comme des carillons d'insectes / comme un chatoiement shooté / baiser pop, passion de basse liquide en baiser batterie / et avez-vous déjà embrassé une drogue, dansé une drogue / déjà / vous l'avez déjà fait, là c'est un rendez-vous en musique / un mix au sang / où le beat est à un sillon, à une veille de l'aiguille tendue / des nuages de dance affluent, nuages d'étincelles, baisers de batterie / et votre basse, déjà, capturée de nuages, amollie, toutes les notes injectées dans les veines / grimper dans le mix en rythmes orbitaux / pour flotter dessus, loin, dans les vagues de son jaillies des enceintes / et enfin, tomber / et dans la chute, entendiez-vous les voix / voix de batterie, distantes, presque tout au bord du mix / était-ce un dub murmuré, un chuchotement / perdu depuis longtemps et jamais retrouvé / la voix fantôme que toute votre vie vous entendiez presque à moitié / le fantôme à quatre cordes / enfin, enfin joué

 

« ce genre de choses, ça vous est déjà arrivé ?

 

« vous êtes-vous déjà trouvé une drogue / comme je m'en suis trouvée / je me suis trouvé une dope de danse baisers pop, cramé jusqu'au fond / avec les quatre cordes qui s'enflamment une à une

 

« jusqu'à »

 

Voilà. Moi, je trouve ça splendide, comme un long poème en prose. Un vrai.

 

Mais Intrabasses ne fait pas que parler (superbement) de musique. C'est aussi, au-delà, une histoire d'héritage et de lourd passé, qui plonge littéralement dans le temps et l'histoire de la scène mancunienne pour nous en livrer d'édifiants tableaux. Et puis il y a tout ce qui va avec, et notamment la drogue, l'amour («  Ever Fallen in Love »...) et la mort. Et, du coup, c'est un roman très subtil dans son approche de ces thématiques aussi rebattues que délicates, et qui se montre véritablement émouvant. Incroyablement poignant. Carrément bouleversant. Je crois, à vrai dire, que cela faisait un bail que je n'avais pas lu quelque chose d'aussi fort...

 

Un roman stupéfiant, quoi.

 

(Aha.)

 

Et puis il y a la cerise sur le gâteau : la bande originale du livre par David Toop. Quand j'ai appris que le roman serait accompagné de ce CD, j'ai été plus qu'aguiché, et ma curiosité méchamment attisée. Car je connais un peu David Toop. Pas tant pour sa musique à proprement parler – même si j'en avais écouté quelques trucs fort intéressants ici ou là, non, là – que pour sa manière d'en causer : j'avais en effet lu (et je vous le recommande) son passionnant essai Ocean of Sound, essentiellement consacré à l'ambient, et m'en étais régalé. La bande originale de Needle in the Groove, du coup, ne joue pas la carte pop / dance du Glam Damage. On lorgne bien plus ouvertement sur l'ambient, justement, et la musique expérimentale plus largement, avec pas mal de glitch. C'est très intéressant, et constitue une bande originale parfaitement appropriée, sur laquelle vient se coller la voix étrange et séduisante de Jeff Noon himself. Oui, une très jolie cerise sur le gâteau.

 

Et qui ne fait que confirmer mon impression ultra positive quant à l'intérêt d'Intrabasses. Ce n'est probablement pas un roman facile d'accès, et il ne parlera probablement pas à tout le monde. Mais je l'ai adoré. Si vous aimez Noon, tentez l'expérience ; si vous aimez la musique mancunienne, tentez l'expérience ; si vous aimez les deux, comme votre serviteur, jetez-vous dessus, et plus vite que ça !

 

EDIT : Gérard Abdaloff en dit vach'ment plein du bien ici.

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"Les Perséides", de Robert Charles Wilson

Publié le par Nébal

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WILSON (Robert Charles), Les Perséides et autres nouvelles, [The Perseids and Other Stories], traduit de l'anglais (Canada) par Gilles Goullet, Saint Mammès, Le Bélial', [2000] 2014, 311 p.

 

Robert Charles Wilson est un auteur qui a beaucoup compté dans ma rééducation science-fictive ; après tout, je me suis attelé sérieusement au genre grosso merdo à l'époque de la sortie de Spin, à n'en pas douter un des meilleurs romans de SF de ces dernières années. Mais je crois cependant que le premier texte de l'auteur que j'ai lu était une nouvelle, en l'occurrence « Divisé par l'infini », qu'on retrouve dans le présent recueil, mais qui avait déjà été publiée par Bifrost en son temps. Cela dit, je n'avais quasiment aucun souvenir de cette nouvelle... si ce n'est celui de m'être pris une énorme baffe à sa lecture ; ce qui s'est vérifié en revenant dessus dans Les Perséides.

 

Je n'avais jusqu'à présent pas lu énormément de nouvelles de Robert Charles Wilson, cela dit ; quand le gros Mysterium est paru chez Lunes d'encre, je me suis empressé d'en faire l'acquisition... mais n'ai toujours pas trouvé le temps de m'y mettre. J'ai guetté cependant la parution au Bélial' de ces Perséides, que je sentais bien, ce qui s'est vérifié à la lecture. Autant le dire de suite : s'il n'est pas sans défauts, ce recueil me paraît néanmoins franchement brillant, et place Robert Charles Wilson parmi les meilleurs nouvellistes contemporains du genre, aux côtés de Ted Chiang et Greg Egan.

 

Il est toujours délicat de chroniquer un recueil de nouvelles ; on sombre aisément dans le catalogue, à vouloir détailler tous les textes par le menu, ce que j'aimerais éviter cette fois... Essayons donc de nous en tenir à la vue d'ensemble.

 

Neuf nouvelles. La science-fiction (ou le fantastique ? On en est parfois à la lisière, et certains textes relèvent assez clairement de l'horreur) y est généralement très légère, et se passe heureusement de l'attirail le plus tape-à-l'œil du genre. D'ailleurs, on pourra relever d'emblée qu'aucun de ces textes (avec une petite exception, certes phénoménale) ne se situe dans le futur : la SF, chez Wilson, se conjugue ainsi généralement au présent, parfois au passé, ce qui nous fait des vacances.

 

La SF y est donc très légère, mais il ne s'agit pas d'un vernis pour autant, elle est essentielle. On pourra d'ailleurs noter que, en dépit de la discrétion qui caractérise leur exposition, les idées fusent dans ce recueil. Souvent, un auteur se contente d'une idée par nouvelle, et je ne jetterais pas la pierre à cet auteur hypothétique, c'est déjà beaucoup. Mais dans certains de ces textes, Wilson balance facile une idée par page, nom de Dieu, ainsi dans « Les Champs d'Abraham », l'impressionnante nouvelle qui ouvre Les Perséides. On a de quoi être bluffé par une telle inventivité, d'autant qu'elle sait éviter le m'as-tu-vu.

 

Mais bon : présent ou passé, SF fondamentale mais discrète. Par ailleurs, la plupart de ces nouvelles se situent au Canada, et plus précisément à Toronto, la ville de l'auteur (qui fait d'ailleurs directement l'objet d'une des nouvelles, « La Ville dans la ville », mais on appréciera tout autant la finesse dans la description de certains quartiers, ainsi celui des immigrants au XIXe siècle dans « Les Champs d'Abraham »). Il y a cependant des exceptions. J'en relèverais notamment une, qui m'a bouleversé : « L'Observatrice », qui se déroule en Californie dans les années 1950, et fait intervenir quelques célébrités, dont l'astronome Hubble, qui se retrouve jouer le rôle d'une sorte de père de substitution pour une adolescente perturbée.

 

Ce qui nous amène à une caractéristique fondamentale de ce recueil, mais à vrai dire au-delà de l'ensemble de l'œuvre wilsonienne : sa profonde humanité. Si les idées de SF justifient les textes, on sent néanmoins que l'auteur ne peut s'empêcher de s'intéresser profondément aux relations (parfois houleuses) entre ses personnages. Le recueil fourmille ainsi de couples qui battent de l'aile (au mieux ; ce que j'ai trouvé d'ailleurs un tantinet lassant, si je puis me permettre...), d'amis qui se demandent s'ils en sont toujours, d'enfants plus ou moins délaissés, etc. On le devine : ce questionnement de l'humain n'est pas spécialement joyeux...

 

Les nouvelles sont par ailleurs (vaguement) liées entre elles, par des lieux (Toronto, donc, mais surtout, plus précisément, la librairie d'occasion Finders la bien nommée) ainsi que par des personnages (Oscar Ziegler, Deirdre Frank). Il ne faut sans doute pas y attacher trop d'importance : ces liens n'excluent pas des contradictions, à vrai dire guère gênantes. Il ne faut simplement pas voir en Les Perséides un fix-up à proprement parler. Cela participe néanmoins de son atmosphère singulière, et renforce l'impression d'unicité qui en émane. Au-delà, en effet, des lieux et des personnages, les nouvelles de ce recueil sont liées par leurs thèmes et leurs approches, cette SF délicate et discrète qui n'en est pas moins riche, et qui accompagne sans jamais de conflit l'humanité essentielle des Perséides. Le recueil explore la psyché humaine, d'une part, et, d'autre part, développe des interrogations philosophiques aussi passionnantes que subtiles sur la place de l'homme dans l'univers, illustrées soit par de passionnantes dissertations qui peuvent être aussi bien théologiques que scientifiques, soit par des hommages un peu plus poussés à la science-fiction « classique » et à ses questionnements « traditionnels ».

 

Une note, cependant : la quatrième de couverture place ce recueil sous « l'ombre des grands maîtres tutélaires de l'œuvre wilsonienne : Jorge Luis Borges, Howard Phillips Lovecraft et Clifford D. Simak en tête ». Je suis sceptique, il faut quand même se livrer à quelques contorsions pour repérer de ces trois auteurs illustres dans Les Perséides... Va pour Borges, à la limite, dans la discrétion, la subtilité, les questionnements philosophiques, admettons ; Lovecraft, c'est déjà plus dur (ne vous attendez certainement pas à voir débarquer Cthulhu et ses petits camarades – tant mieux, d'ailleurs), même si l'on peut peut-être s'attacher à cette horreur métaphysique qui oscille entre fantastique et science-fiction ; Simak, bof, bof, même si l'humanité caractérise aussi l'auteur entre autres de Demain les chiens (ou de Voisins d'ailleurs et Frères lointains, pour citer deux titres également parus au Bélial'), mais l'importante dimension urbaine des Perséides me gêne un peu en l'espèce. Pour ma part, s'il faut à tout prix jouer ce jeu des références, je crois que je dirais Theodore Sturgeon (voyez ici)...

 

Quoi qu'il en soit – après tout il me paraît plus profitable de mettre en avant la singularité de l'auteur et de ce recueil plutôt que de le caser à tout prix dans une tradition, une filiation –, Les Perséides m'a fait l'effet d'un recueil tout à fait brillant, d'une intelligence, d'une subtilité et d'une délicatesse rares. Une science-fiction exemplaire, dans un sens (même si on est libres, hein) : elle donne l'impression de ne pas trop en faire, en délaissant notamment la quincaillerie, mais, sous le vernis psychologique et humain, soulève des lapins pilosophico-scientifiques qui ont de quoi faire tourner la tête : le sense of wonder est là et bien là, mais au détour d'une conversation où est émise telle ou telle idée qui met à mal les conceptions traditionnelles ; inutile de faire péter les big dumb objects (même si l'auteur en a joué avec une grande astuce dans ses romans, Spin en tête). Avec des personnages profondément humains (et donc tourmentés) qui papotent, Robert Charles Wilson suscite l'émerveillement science-fictif ou la terreur métaphysique qui va de pair. C'est fort, très fort.

 

Un très bon recueil, donc, et une nouvelle réussite pour le Bélial', qui assure vraiment ces derniers temps (et je dis pas ça pour faire de la lèche, c'est on ne peut plus sincère).

 

EDIT : Gérard Abdaloff est un peu confus quand il en cause, .

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"Victus", d'Albert Sanchez Piñol

Publié le par Nébal

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SÁNCHEZ PIÑOL (Albert), Victus. Barcelone 1714, [Victus], traduit de l'espagnol par Marianne Millon, illustré par Xavier Piñas et Joan Solé, Arles, Actes Sud, coll. Lettres hispaniques, [2012] 2013, 611 p,

 

Et si on retournait aux vrais livres, mmmh ?

 

Oui.

 

Et avec un candidat de choix. Que l'on m'avait beaucoup vanté au moment de sa sortie, mais je n'avais pas encore trouvé l'occasion de le lire. J'en attendais pourtant beaucoup. Il faut dire que je m'étais vraiment régalé avec La Peau froide, sauf erreur le premier roman de l'auteur catalan Albert Sánchez Piñol, et en tout cas celui avec lequel je l'avais découvert (c'était à vrai dire, jusqu'à ce jour, le seul que j'en avais lu : Pandore au Congo figure dans ma bibliothèque de chevet, mais, encore une fois...). Une vraie baffe que ce roman, lovecrafterie futée, aussi divertissante que réfléchie, et témoignant d'un talent certain.

 

Mais bon, Victus n'avait a priori rien à voir ; a posteriori non plus d'ailleurs. Cette fois, l'auteur s'est attaqué au genre du roman historique, et a livré un bon gros pavé que l'on pouvait craindre aride eu égard à son sujet, mais qui se révèle en définitive incroyablement réjouissant (ce qui n'exclut pas le drame, loin de là).

 

Victus, donc, est censé correspondre aux mémoires de Martí Zuviría, ou Zuvi Longues-Jambes, ce bon Zuvi. Un Catalan (forcément) du siècle des Lumières. Quasi centenaire, alors que l'Europe tremble devant les délires des révolutionnaires français, il entreprend donc de raconter sa vie, via sa chère et repoussante Waltraud qui tient la plume dans un salon viennois. Zuvi remonte en fait au début du siècle ; et il s'abstiendra de narrer par le menu sa longue et riche vie qui l'a emmené aux quatre coins du monde. Non, il s'en tiendra aux années 1705-1714, et ce sera bien suffisant ; le terminus est même précisé d'emblée : le 11 septembre 1714, Le jour où Barcelone est tombée devant l'armée des Deux Couronnes : française (c'était encore le temps de Louis XIV, qu'on n'appellera pas le Roi-Soleil mais bien plus justement le Monstre) et espagnole (castillane, donc, obéissant à Philippe V, petit-fils du précédent). Et Barcelone, nous dit-il d'emblée, sa Barcelone, est tombée à cause de lui. Près d'un siècle plus tard, Zuvi expulse ainsi ses souvenirs, remords et regrets, cherchant un exutoire dans l'écriture.

 

Mais pour comprendre ce qui s'est passé au cours du siège de Barcelone de 1713-1714, infâme boucherie aux conséquences terribles, il faut donc remonter quelques années plus tôt. Pas seulement pour se plonger dans le complexe bain de la guerre de Succession d'Espagne, dont le siège de Barcelone marquera dans un sens la fin, et qui méritait bien le qualificatif de « guerre mondiale », mais bien pour comprendre ce que Zuvi pouvait bien y foutre et quel a pu être son rôle dans tout ce bordel.

 

L'histoire commence donc en mars 1705. Et en France, où le père de Zuvi a envoyé son crétin de gamin pour qu'il étudie auprès des carmélites de Lyon. Las, ce bon Zuvi finit par commettre une gaffe monumentale qui l'oblige à abandonner ses études... Or revenir à Barcelone dans ces conditions est impensable, la colère paternelle constituant une certitude. Reste une opportunité (assez invraisemblable, mais après tout, hein, bon...) : aller au château de Bazoches pour s'y faire l'apprenti du seigneur local, un certain marquis de Vauban...

 

Oui, Vauban. ZE Vauban. Le grand ingénieur, le plus grand nom de la poliorcétique (c'est classe, comme mot, « poliorcétique » ; j'aime bien...).

 

L'examen d'entrée est déconcertant. L'instruction sera pire encore, aux mains des jumeaux Ducroix, qui feront subir à ce bon Zuvi les choses les plus impensables. Mais voilà : il s'agira ainsi pour Zuvi, qui se montre persévérant, de devenir un ingénieur ; et même un Ponctué (je n'en dis pas plus), qui place sa vie sous le signe du Mystère, et, après le décès de Vauban, se mettra en quête d'un mot, le Mot.

 

Veni, vidi, victus. C'est ainsi que Zuvi, l'ingénieur, rentre en Espagne plongée dans une atroce guerre. Zuvi sert ici, puis sert là. Il sert le Monstre (après tout, il a été formé en France), puis, le moment venu, abandonnera les Bourboniens pour rejoindre sa Barcelone. Avec une pute, un enfant, un nain et un vieux. Barcelone, la fière Barcelone, qui, malgré les intrigues des paillassons rouges et des botiflers, sera la dernière à résister à Philippe V.

 

Mais dans quelles conditions... L'auteur aura amplement le temps de développer la question : le dernier tiers du livre, assez colossal, est entièrement consacré au terrible siège de la capitale de la Catalogne. Ce siège annoncé dès la première page, et qui constitue la raison d'être du livre.

 

Cette première page, justement, parlons-en. Le ton est tout d'abord celui que l'on était en droit d'attendre : emphatique, soigné, porté sur le drame. Mais c'est une illusion, qui s'éclipse passé le premier paragraphe. L'auteur abandonne en effet très vite ce style soigné, rigoureux, très évocateur des Lumières, pour un autre bien plus fluide et proche de la conversation, émaillé d'ailleurs des remarques et insultes que Zuvi ne cesse d'adresser à sa chère et repoussante Waltraud. C'est au début assez déconcertant, cette rupture, ce décalage ; à vrai dire, j'ai même craint un peu pour la qualité du livre... mais je me trompais, heureusement. Victus est ainsi un roman historique qui délaisse très vite l'application formelle propre au genre (et qui lui nuit souvent : rien de pire que du faussement archaïque...) en faveur d'une sorte de spontanéité (simulée comme de juste), pleine de gouaille, débordant d'humour. On doute d'abord, donc, mais on est vite conquis, et on se laisse bientôt emporter par la conversation de Zuvi.

 

Un sacré personnage, faut dire : authentique fripon, d'un cynisme (au sens vulgaire) aussi révoltant que réjouissant, délicieux de par son humour ; le vieillard touche en évoquant le petit con qu'il a été un jour, mais fait ça avec un naturel désarmant, qui a de quoi faire rire aux larmes (si). Ce qui n'exclut certes pas le drame, surtout à mesure que l'on avance dans le roman, et donc dans les atrocités de la guerre de Succession d'Espagne... Mais l'enthousiasme est longtemps de la partie, qui fait tourner les pages avec avidité, dans l'attente toujours satisfaite de nouvelles frasques improbables de notre narrateur exubérant. Quand le tragique l'emporte (régulièrement, et de plus en plus), cette même avidité est toujours là ; la motivation est différente, certes, mais l'effet reste très similaire.

 

Un sacré personnage qui ne cesse de rencontrer (et de revoir, dans des allers-retours picaresques) toute une galerie de figures notables, des plus admirables aux plus repoussantes. Contraste immense entre, d'une part, un Vauban, un Villarroel, hommes d'une noblesse authentique, mentors nécessaires, et d'autre part un van Verboom ou un Pópuli, ignobles crapules, bouchers repoussants. Entre les deux, toute une galerie de figures complexes, plus difficiles à situer : où placer véritablement Berwick, brillant dans son cynisme ? Et que faire du miquelet Ballester, dont la cruauté n'a d'égale que l'héroïsme ? Et puis il y a les femmes, et notamment, bien sûr, Jeanne Vauban, la fille du marquis, le premier amour de Zuvi, et, pire encore, le second, Amelis... Des personnages émouvants ou repoussants, complexes, humains en somme. Et c'est rien de le dire : Albert Sánchez Piñol sait faire vivre tout ce petit monde.

 

Victus est drôle. Victus est poignant. Victus est humain. Ces traits suffisent à faire un bon roman. Reste le « détail » (tu parles) supplémentaire, qui fait passer du bon à l'excellent, et qui donne toute sa spécificité au roman historique : le sérieux dans la documentation, qui ne doit jamais nuire à la fluidité dans l'exposition. Et l'auteur accomplit parfaitement cette rude tâche, avec une aisance apparente qui force l'admiration. Roman très riche, dans son humanité mais aussi dans son érudition, Victusexpose avec souplesse des développements fort complexes mais jamais ennuyeux, remarquablement servis tant par la verve du narrateur que par l'abondance des illustrations et cartes qui viennent éclairer le propos. Autant dire que, pour un temps (eh), à la fin du roman, le lecteur sera à peu de choses près incollable sur des matières aussi subtiles et ardues que l'art du siège ou la guerre de Succession d'Espagne. Mais jamais, jamais, cela ne se fera aux dépends de l'intrigue, des personnages, ou du sens profond qui se cache derrière tout cela, sans parler du style ; Victus n'est donc pas seulement un bon, et même sans doute un excellent roman : c'est un bon et même sans doute un excellent roman historique, denrée tristement rare.

 

Je ne vais pas m'étendre plus que de raison (déjà que...) : lisez Victus. Démonstration supplémentaire du talent d'Albert Sánchez Piñol, à même de convaincre qui n'était pas encore totalement séduit jusque là, Victus est un vrai régal, un roman aussi divertissant qu'intelligent.

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"Rêver 2074"

Publié le par Nébal

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Rêver 2074. Une utopie du luxe français, une œuvre collective du Comité Colbert, [édition numérique]

 

Hop : http://www.rever2074.com/

 

Ces derniers jours, une polémique (qui ressemble fort à une tempête dans un verre d'eau, certes) a agité le petit monde de la SF francophone, à partir de l'anthologie Rêver 2074, commandée par le Comité Colbert, qui regroupe des grands noms du luxe français, pour fêter ses soixante ans, l'idée étant donc de se projeter en 2074 pour dresser un tableau du luxe en ce temps-là. On aurait sans doute ignoré le machin si un de ses acteurs, Jean-Claude Dunyach, ne s'était empressé d'en faire la promotion ici ou là, par exemple sur les forums du Cafard cosmique et du Bélial'. Ce qui n'a pas manqué de susciter des réactions généralement hostiles (de la Salle 101 à Fabrice Colin, en passant par Karim Berrouka et Yossarian)... Jérôme Noirez, faisant le point tout récemment sur cette triste affaire, attribuait ce blocage à une sorte de vieux fond mi judéo-chrétien, mi marxiste, bien français. À raison sans doute. Et votre serviteur plaide coupable : bien que n'étant ni judéo-chrétien ni marxiste, j'avoue avoir néanmoins baigné dans cette culture, et grincé des dents rien qu'en apprenant l'existence du projet.

 

Le luxe. Beurk. C'est mal ! Voilà bien ce que le quidam – moi par exemple, donc – a tendance à exprimer de prime abord. Le projet du Comité Colbert, dès lors, risquait d'être mal accueilli... Et il n'est pas dit que Jean-Claude Dunyach ait choisi les meilleurs arguments pour le défendre : outre qu'il ne s'est pas privé de faire un certain étalage de la chose et de ses conditions qui frisait l'indécence (mais voir plus haut pour le fond judéo-chrétien et marxiste...), son insistance sur l'aspect bénéfique de la chose aux fins de promotion de la science-fiction en général et de la science-fiction française en particulier avait de quoi laisser au mieux sceptique ; en effet, tel le grand philosophe Morsay, j'aurais envie de dire que, de tout ça, on s'en bat les couilles...

 

Mais bon : au-delà, pourquoi pas ? Si l'idée d'une œuvre de commande a pu à son tour faire grincer des dents, les miennes y compris, je ne la rejette pas dans l'absolu. Et, à vrai dire, j'étais curieux de voir ce que tout cela allait bien pouvoir donner... Je tends en effet à associer le luxe à des questions morales que je trouve extrêmement enrichissantes et tout à fait passionnantes ; d'où, d'ailleurs, ma lecture de La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes de Mandeville, qui me paraissait un préalable utile ; le temps de m'emparer de mon Kindle (oui, je n'arrive pas à lire sur ordinateur), et hop, je me suis lancé dans la lecture de la bête, en essayant de mettre autant que possible mes a priori de côté (à titre d'exemple, je me suis mis à cette lecture alors que des deux des auteurs en lice, à savoir Olivier Paquet et Anne Fakhouri, me font littéralement vomir... je n'étais pas certain d'être en mesure de lire leurs textes, ce qui m'a fait hésiter un certain temps sur la possibilité, pour moi, de lire cette anthologie et d'en causer le plus honnêtement possible ; mais bon : après tout, j'aime souvent ce qu'écrit Xavier Mauméjean, également dans les rangs, alors bon...). Lisons donc tous ces textes interconnectés par l'emploi d'un même lexique (j'y viens de suite), de même références technologiques (Nautys, egosphère, etc.), luxueuses bien sûr, et aussi personnelles, et enfin d'une histoire commune (la Pandémie, notamment).

 

Mais, mazette, ça commence mal, avec une sorte de préface (mais qui tient en même temps de la nouvelle) du lexicographe Alain Rey, qui livre donc une étude lexicale projetée dans le futur, percluse de références malvenues (bordel, Saint-Just, fallait oser, quand même!), de néologismes et de mots-valises moches (qui reviendront en fin de volume nous piquer les yeux) pour définir une utopie caractérisée par l'universalité et, ce qui me paraît contradictoire en soi, la mise à disposition de tous. Le luxe, à mon sens, implique la rareté et la cherté ; si tout le monde en dispose, ce n'est plus du luxe... L'intention utopique, dès lors, témoigne au mieux d'un certain aveuglement, et au pire – mais hélas je tends à croire que le pire soit le plus crédible... – d'un abominable « faux-derchisme », pour employer moi aussi une création lexicale hideuse : oui, il y a pas mal d'hypocrisie, dans cette prétendue utopie d'une naïveté confondante. Mais c'est peut-être plus ridicule que véritablement puant... ainsi quand l'auteur se livre à un éloge franco-français de la France qui rend le monde heureux et beau, à se pisser dessus.

 

Bon, passons aux nouvelles. On commence avec Xavier Mauméjean. Adonc, une organisation qui rend le bonheur à des personnalités qui l'ont perdu, grosso merdo (en commençant par un homme d'affaires russe, abject et lamentable cliché). Le faux-derchisme atteint ici des sommets. Non sans astuce, en même temps : c'est à la fois atrocement niais et non exempt de cynisme (au sens vulgaire, le plus appréciable ici). Mais oui, c'est assez malin (si), et il y a pas mal d'idées intéressantes au milieu de ce fatras de moqueries. N'empêche : des considérations privées sont sans doute en cause, mais je n'ai pu m'empêcher de voir dans cette imposture sur le bonheur une insulte personnelle. Il y a donc dans cette nouvelle une étrange association du pire et du meilleur. Belle illustration, sans doute, de ce que je craignais globalement pour cette « utopie » : qu'elle soit navrante comme une occasion manquée...

 

Olivier Paquet, le pathétique Olivier Paquet, s'intéresse ensuite, à défaut de nous intéresser, au rôle d'une intelligence artificielle dans l'élaboration d'un vin liquoreux. Œnologie, paternalisme et clichés nippons ridicules. Certes, j'ai comme un souci avec l'auteur, je ne le cacherai pas (j'aurais bien du mal, d'ailleurs), mais quand même : c'est une blague ? Non : une blague, même mauvaise, aurait plus d'intérêt que ce machin vide.

 

On passe à Samantha Bailly, 'tite jeune dont j'avais à peine entendu parler, avec une nouvelle (si c'en est bien une ? C'est tout de même très artificiel...) qui prend pour cadre le monde de la haute-couture. Futile ou pas ? Faut voir... à partir de la seule idée (quasiment) qui y est développée, l'émotissu, idée assez sotte pour être crédible. Impression de vide... De mauvais goût, peut-être, renforcée par les très nombreux clichés qui sont de la partie... Reste le gag récurrent et puéril de la situation amoureuse, mais c'est un peu léger.

 

Puis vient Jean-Claude Dunyach, qui s'est donc fait l'ardent promoteur du projet. Même si j'avoue n'avoir jamais été vraiment convaincu par les nouvelles du bonhomme (mais je n'en ai lu que des récentes, dans l'ensemble, et on m'a dit le plus grand bien des textes antérieurs), j'ai néanmoins de l'estime pour lui. Bon : la joaillerie, cette fois. On taille des diamants dans les météorites de la Tunguska. Plus globalement, groumf, on détourne la science pour faire des putains de bijoux – ce qui m'a déjà passablement agacé. Mais le pire est que l'on rajoute une louche de sentiments poisseux pour faire passer la pilule. La conclusion atteint des sommets dans le neuneu. Je dis : « Gloups », ce qui me permet de rester poli devant un texte qui ne le mérite guère.

 

Suite : Anne Fakhouri. Bon, d'accord, d'accord, là aussi j'ai comme un problème avec l'auteur, qui n'est pour moi rien d'autre qu'un bloc de méchanceté pure... Mais essayons d'en faire abstraction. Retour à la haute-couture, donc, avec du cuir synthétique qui suscite une bataille de brevets. La rivalité d'entreprises est cependant moins pénible que celle qui oppose les deux frères Savage, Tado le petit con arrogant et Zadig l'handicapé du sentiment (j'ai cherché Voltaire). On vise essentiellement ici à fixer les odeurs (pour fixer les souvenirs qui vont avec). Bon, ça pue, mais juste un peu (essentiellement pour l'éloge hypocrite des petites mains qui accompagne tout ça). Il y a quelques idées... mais ça n'a pas grand intérêt pour autant, et se révèle plutôt agaçant. C'est néanmoins, avec tous ces défauts et en dépit de la personnalité de l'auteur, un des textes les moins ratés de l'anthologie avec celui de Xavier Mauméjean.

 

Mais vient le cas de Joëlle Wintrebert. Un cas délicat... En effet, au-delà des seules chimères dont les mues valent une fortune et qui constituent le prétexte de la nouvelle, on assiste ici à un vrai déferlement de luxe. Et c'est probablement dans cette nouvelle très riche que l'on approche le plus du vrai luxe, du luxe authentique (j'y reviens tout de suite après). Hélas, on n'évite pas pour autant l'écueil utopique, particulièrement niaiseux et vomitif à mesure qu'il prend de l'importance, avec la gamine autiste notamment. Quant à la trame, j'hésite : est-elle tout bonnement absurde, ou invraisemblablement stupide ? Au final, un ratage d'autant plus navrant que la nouvelle ne manquait pas d'atouts... Elle avait même probablement tout pour être la meilleure du recueil ! Ou la moins mauvaise, broumf...

 

Pas glorieux, hein, vous l'aurez compris... Il n'y a pas ici un seul texte que l'on puisse décemment (même si des petits fans ne s'en sont bien sûr pas privés) qualifier de « bon ». Ce travail de commande est foireux, et constitue – donc – une occasion manquée (même si on reconnaîtra qu'il était sans doute difficile de livrer un bon texte sur le luxe dans ces conditions) ; car, oui, je le maintiens, le sujet était intéressant, et il était légitime et profitable de l'aborder sans les œillères judéo-chrétiennes et marxistes. Mais pas comme ça, bordel ! En effet, je crois que ce qui m'ulcère le plus dans tout ça, c'est cette idée d'utopie caractérisée notamment par une impensable car contradictoire universalité du luxe. Hypocrisie pure et simple. Et voilà : je n'aime pas qu'on se foute de ma gueule. Nébal est un con, oui, mais Nébal seul a le droit de le dire? Bon, passons... Mais le luxe, par pitié, affichez-le pour ce qu'il est vraiment : hédonisme, égoïsme, cynisme peut-être, éventuellement futilité... Oui, tout cela, selon nos critères éthiques, le rend mauvais ; mais ce mauvais est appréciable, en quelque sorte, il constitue une justification nécessaire et suffisante du luxe : en effet j'approuve l'hédonisme, je peux comprendre l'égoïsme et le cynisme, quant à la futilité, pourquoi pas ? Oui, tout cela peut (doit?) chatouiller la fibre morale, au-delà des postures telles que celle que j'adopte moi-même. Mais je préfère de loin être choqué de la sorte qu'insulté comme c'est le cas ici. Je préfère le vrai luxe, le luxe authentique, rare, cher, à ces impostures. La frontière, en la matière, est ténue entre l'élégance et le mauvais goût, entre la classe authentique et le snobisme ridicule ; or, ici, les auteurs ont presque systématiquement penché du mauvais côté de la barrière. Et en voulant rendre le luxe « acceptable », les auteurs de ce qui n'est décidément qu'une vulgaire (le qualificatif est on ne peut plus approprié) plaquette publicitaire l'ont en fin de compte rendu plus répugnant encore...

 

Une anthologie très mauvaise, donc. Objectivement (autant que faire se peut), en dehors de toute considération morale : les textes sont ratés, tout simplement. Et si l'on y rajoute malgré tout l'aspect moral – et après tout on aurait sans doute du mal à se retenir –, il est temps, vite, vite, de chercher le sac à vomi.

 

Mais je m'en tiens de préférence à la dimension objective. La subjective, la plus personnelle en l'espèce, c'est la conviction d'une occasion ratée. Parce que je ne veux pas avoir le réflexe de pure hostilité qui a saisi bon nombre de mes camarades ; je veux croire que le sujet était intéressant, que le luxe en soi n'a rien de « mauvais » ; je doute certes qu'il était possible de livrer quelque chose de vraiment pertinent en l'espèce dans le cadre de ce travail de commande, mais sans rejeter pour autant dans l'absolu travail de commande ou mécénat, comme vous voudrez.

 

Reste que cette « œuvre collective » est foireuse avant d'être puante. Elle est gratuite certes, et librement disponible ; n'hésitez donc pas à vous faire votre propre idée, même s'il est probable que ce soit une perte de temps ; encore que... même si elle est mauvaise, je ne regrette pas d'avoir lu cette anthologie : car s'il y avait curiosité malsaine, il y avait aussi intérêt authentique. Bon, raté...

 

Et voilà : c'est ma contribution à la tempête dans le verre d'eau... 

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"La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes", de Bernard Mandeville

Publié le par Nébal

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MANDEVILLE (Bernard), La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes, [The Fable of the Bees], mise en vers français de Daniel Bartoli, [traduction en prose de Jean Bertain], préface et postface de François Dagognet, Paris, La Bibliothèque, coll. Les Billets, [1705, 1714, 1740, 1997] 2006, 89 p.

 

Un tout petit volume. Oserais-je dire passablement luxueux ? Oui. Ça tombe bien. Sous le titre La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes, on trouve la traduction, pour la première fois en vers (les alexandrins français répondant aux octosyllabes anglais ; joli travail de Daniel Bartoli), du texte autrement plus connu sous le nom de Fable des abeilles, dû au médecin anglais Bernard Mandeville (les mauvaises langues disaient « Man-Devil »...). Je n'avais, honte sur moi, encore jamais lu ce classique (qui était depuis 1740 disponible en prose, hein : la traduction de Jean Bertain est également reprise dans ce petit livre) ; cela faisait longtemps que j'en avais envie, cependant... La découverte de cette édition (merci à qui de droit) fut un premier pas en ce sens ; la récente polémique due à l'anthologie Rêver 2074. Une utopie du luxe français, dont je vous parlerai peut-être prochainement, a achevé de me convaincre qu'il était bien temps de faire un sort à ce très bref texte, faisant entre autres l'apologie du luxe.

 

La thèse de La Fable des abeilles est connue : il s'agit de montrer, de manière très provocante, comment du mal naît le bien, comment les vices privés engendrent des bénéfices publics, comment les défauts, le luxe, la corruption, etc., participent du bien commun. Pour démontrer cela (non sans paradoxes et ambivalence), Mandeville emprunte la forme de la fable, et se réfère directement, pour la forme mais aussi en partie pour le fond, à Jean de La Fontaine, qu'il avait par ailleurs partiellement traduit. Mais son apologie du vice, du luxe, etc., emprunte aussi, en les maltraitant, à Thomas Hobbes et John Locke, et anticipe le libéralisme du « laisser faire », mais aussi, ai-je l'impression, la philosophie vicieuse du marquis de Sade. Or Hobbes et Sade, notamment, ont toujours eu ma sympathie, même si je suis loin d'adhérer pleinement à leurs thèses pessimistes et immorales...

 

Il est donc une ruche, spacieuse et prospère. Les abeilles y sont nombreuses, et participent d'une société complexe, calquée sur celle de l'homme. Rien d'étonnant, sans doute, si le vice y est largement répandu : les profiteurs, les paresseux, les hypocrites, les imposteurs y sont légion ; le luxe et la corruption sont notoires ; les médecins (forcément), les jurisconsultes, les financiers, les ministres, les religieux, j'en passe et des pires, sont tous plus pourris les uns que les autres. Ce qui n'empêche pas, donc, la prospérité de la ruche ; bien au contraire : sans doute tout cela joue-t-il un rôle favorisant le bien commun. L'injustice, cependant, et la répugnance à l'égard de tous ces vices, suscitent une révolution, au nom de la vertu. Les abeilles rejettent violemment tous les torts de leur société passée. Hélas, en agissant ainsi, elles nuisent bien malgré elle à la ruche, qui décline et sombre dans le malheur... La morale, scandaleuse, est donc qu'il ne faut pas s'en prendre ainsi aux vices privés au nom d'une quelconque vertu ; car on en vient ainsi à nuire en fait au bien commun, qui profite de l'abjection morale des êtres les plus corrompus...

 

Tout cela vient chatouiller le sens moral du lecteur, choquer le quidam, qui refuse l'ambivalence du propos et l'immoralisme (ou peut-être plutôt l'amoralisme) de « Man-Devil ». Que ce soit au nom de la religion ou d'un engagement politique « vertueux », on rejette généralement, en poussant les hauts cris, l'abjection égoïste et cynique de La Fable des abeilles. On cherche par ailleurs à la contester, à montrer ses faiblesses, et, par le biais de son ambivalence notamment, on peut bel et bien y arriver : même indépendamment de l'aspect moral, à s'en tenir au seul plan de la raison objective détachée de l'éthique, La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes ne tient en effet peut-être pas la route...

 

Et pourtant, tout cela est fort intéressant ; et, tout en témoignant de son refus outré de la thèse, le lecteur vertueux ne peut manquer de s'interroger sur la véracité potentielle du contenu de la fable. Dans ses exemples, Mandeville fait régulièrement mouche, et pose des questions qui, pour être audacieuses, n'en sont pas moins pertinentes ; sur le plan économique, il se montre même tout bonnement révolutionnaire, et sans doute très juste : si un Adam Smith, notamment, gardera des considérations morales dans son analyse classique des mécanismes de La Richesse des nations, il n'en reste pas moins que l'on voit ici une apologie du « laisser faire » qui trouvera un fort écho chez les économistes libéraux.

 

À vrai dire, même au-delà de ces considérations précises, et toute performance économique mise à part (ça n'a jamais été un objectif si essentiel que cela à mes yeux), votre serviteur ne peut s'empêcher de trouver une certaine justesse dans la thèse si provocante de Mandeville. J'ai toujours envisagé l'homme de manière très pessimiste et cynique (au sens vulgaire, ici). Aussi, quand Hobbes parle de l'homme loup pour l'homme dans l'état de nature caractérisé par la guerre de tous contre tous, j'ai tendance à approuver ; le problème, c'est que je n'en tire pas la même conclusion que le philosophe anglais, et rejette pour ma part vigoureusement son apologie de la tyrannie du Léviathan... Il en va largement de même pour Sade : son approche jubilatoire et horrible des Malheurs de la vertu et des Prospérités du vice trouve un écho chez moi, du point de vue de l'observation ; je n'en tire certes pas les conséquences les plus outrées que l'on rencontre chez le Divin Marquis, sans doute pour une bonne part parce que je n'adhère pas à son matérialisme radical, qui vient effectivement tout justifier ou presque.

 

Mais si je n'adhère pas pleinement à la thèse de La Fable des abeilles, c'est sans doute parce que son pessimisme premier dans l'abord de la nature humaine débouche en fin de compte sur un optimisme social que l'on peut juger béat... C'est bien, après tout, pour une bonne part ce qui me gêne dans le libéralisme du « laisser faire » (outre qu'il me paraît faire l'économie – aha – de considérations cruciales mais pour le moins fâcheuses pour son approche ; bon, je ne vais pas développer ici, d'autant que je manque des outils pour ce faire...). François Dagognet livre un petit schéma sur le pessimisme et l'optimisme chez Locke, Mandeville et Hobbes : pour ce qui est de l'analyse de leurs pensées, il est sans doute très juste ; il n'empêche que je n'adhère pleinement à l'approche d'aucun de ces trois éminents penseurs de la Perfide Albion...

 

On en arrive, au-delà, à s'interroger sur deux questions essentiellement : tout d'abord, quelle est la place de la morale, notamment en matière de politique et d'économie, autrement dit quand on fait intervenir la notion de bien commun ? C'est la question essentielle de La Ruche bourdonnante ou les crapules virées honnêtes. Et je n'y ai pas de réponse... Si j'ai tendance, en raison de mon approche pessimiste, à nier largement l'importance de la morale, sur le plan de la raison et des considérations objectives, je suis moi-même choqué par les conséquences auxquelles on aboutit ainsi : il y a bien, tout au fond de moi, un moraliste, de gauche qui plus est, horreur glauque, qui ne peut que renâcler devant les extrémités mandevilliennes... C'est notamment que le culte de la performance, surtout en matière économique, me paraît néfaste, et entrer en contradiction avec la notion, plus morale – plus politique ? – de la justice. Or – et là je rejoins dans un sens la thèse de la fable – ce qui est juste n'est pas nécessairement ce qui est efficace ; mais la justice, en matière de politique et d'économie, me paraît plus louable que l'efficacité...

 

L'autre question qui me paraît essentielle ici concerne principalement l'hypocrisie, mais s'accompagne également de considérations sur la décence. Il s'agit dès lors de s'interroger sur les motivations de tout un chacun et les justifications profondes des comportements, qu'il s'agisse d'aller dans le sens de l'apologie du vice générateur de bien commun qui occupe le cœur de la fable, ou bien au contraire de s'indigner de l'immoralisme (ou amoralisme) de Mandeville et de ceux qui, d'une manière ou d'une autre, en viennent à mettre en œuvre ses thèses, consciemment ou pas. La question de la décence est ici mineure, mais le moraliste tout au fond de moi ne peut s'empêcher de s'interroger à son sujet...

 

On l'aura compris (enfin, je l'espère...) : ce tout petit texte, quand bien même il peut paraître souffrir de contradictions internes (je ne me suis pas étendu outre mesure sur ce sujet il est vrai), est remarquablement intéressant ; il l'est à vrai dire d'autant plus qu'il vient choquer le lecteur, en lui donnant à considérer des vérités qui le mettent mal à l'aise. La fable du médecin, en quelques vers cyniques, vient bouleverser les conceptions traditionnelles de la politique et de l'économie. Elle a gardé tout sa force aujourd'hui, et est toujours aussi provocante. Inacceptable, même, et donc peut-être d'autant plus juste... Cette belle édition est donc très appréciable. On va voir, maintenant, si je trouve l'envie et le courage de poursuivre la réflexion tout juste ébauchée dans ce compte rendu, en abordant l'œuvre collective du Comité Colbert...

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"L'Epée brisée", de Poul Anderson

Publié le par Nébal

L'Epée brisée

 

 

ANDERSON (Poul), L'Épée brisée, préface de Michael Moorcock, traduit de l'américain par Jean-Daniel Brèque, illustré (couverture & intérieur) par Nicolas Fructus, Saint Mammès, Le Bélial', [1954, 2003] 2014, 301 p.

 

L'Épée brisée a connu deux éditions différentes en langue anglaise, mais était resté inédit jusqu'à ce jour dans la langue de Marc Lévy, ce qui était intolérable. Le Bélial', qui, via Jean-Daniel Brèque, a traduit bon nombre des œuvres essentielles de Poul Anderson, avait annoncé cette traduction depuis des années, faisant saliver les petits fans tels que votre serviteur, mais ce n'est que cette année que ce projet antédiluvien s'est concrétisé. Vous vous en doutez : l'attente, du coup, était très élevée...

 

D'autant qu'on en a rajouté une couche, de manière sans doute un peu indue et à mon sens maladroite... En effet, ainsi que Michael Moorcock le fait remarquer d'emblée dans sa préface (en fait une critique parue dans le Guardian en 2003), et en France aussi, du coup, on a renchéri là-dessus, L'Épée brisée est paru originellement en 1954... soit la même année que le premier tome du Seigneur des anneaux. La tentation est grande, dès lors, d'établir un parallèle entre le roman de Poul Anderson et le chef-d'œuvre de J.R.R. Tolkien. Tentation à mes yeux erronée et qui ne peut que desservir L'Épée brisée... Moorcock, dans le texte cité, insiste sur la postérité du roman de Poul Anderson, et cite plusieurs auteurs majeurs (on pourrait à vrai dire sans doute l'ajouter lui-même à cette liste) ; mais je n'ai franchement pas eu le sentiment, à la lecture de ce roman par ailleurs tout à fait recommandable, que Poul Anderson se livrait à une entreprise de création comparable à celle de Tolkien, ou, plus tôt, à celle de Robert E. Howard, pour citer une autre grande figure ; il me paraît bien plutôt s'inscrire dans une tradition, qu'il sait certes renouveler avec talent ; on est loin, cependant, de l'inventivité, de la subtilité et de l'ambition du corpus tolkiénien... Évacuons donc d'emblée cette mauvaise idée : non, L'Épée brisée n'a rien à voir avec Le Seigneur des anneaux, et ne joue clairement pas dans la même catégorie ; ça n'empêche que c'est un bon et même un très bon roman de fantasy ; mais comparons ce qui est comparable...

 

Tant que j'y suis, j'ajouterais que le roman malgré sa puissance indéniable, n'est pas sans défauts : il est assez répétitif, notamment... Et, si l'on devait faire dans le politiquement correct, je noterais également que ce n'est pas exactement un roman féministe (pour revenir une dernière fois sur la comparaison indue, on a parfois critiqué Tolkien pour ses personnages féminins, de manière très exagérée à mon sens ; que faudrait-il alors dire des femmes de L'Épée brisée !).

 

Ceci étant, donnons quelques éléments sur ce que nous raconte le roman, et passons en temps utile aux éloges qu'il mérite indubitablement.

 

Nous sommes pour l'essentiel en Angleterre (même si on voyage pas mal), probablement vers le Haut Moyen Âge ; un monde qui connaît encore quelques traces de paganisme, essentielles pour notre histoire, mais qui est déjà largement, même si imparfaitement, christianisé.

 

Le duc elfe Imric le Retors joue un vilain tour bien elfique au seigneur humain Orm : il lui vole son fils nouveau-né, qui deviendra Skafloc chez les elfes, et le remplace secrètement par un changelin, né de son accouplement avec la petite-fille du roi des trolls qu'il a réduite en esclavage il y a bien longtemps ; le changelin deviendra Valgard, et sera un être foncièrement maléfique et cruel. L'épée brisée du titre est un présent de nom, cadeau des Ases, et même plus particulièrement d'Odin, pour le jeune Skafloc ; en temps utile, il est censé amener cette épée maléfique au géant Bölverk en Jötunheim pour qu'il la reforge et qu'elle accomplisse son rôle : procurer la victoire, accompagnée d'indicibles malheurs... Ceci, cependant, malgré le titre du roman, n'arrivera que bien tardivement (elle n'occupera un rôle dans l'histoire qu'à plus de la moitié du texte).

 

L'essentiel est semble-t-il ailleurs, notamment dans les vies parallèles et la rivalité de Skafloc et Valgard, qui débouchera sur d'innombrables bains de sang. Elle sera d'ailleurs au cœur du conflit terrible opposant deux puissantes nations de Faërie, les elfes et les trolls (et ça poutre sévère). Il faut y ajouter, comme de juste, une tragédie familiale : la descendance d'Orm prend cher du fait du berserker Valgard, et les amours de Skafloc et Freda, sa sœur (mais ils n'en sont pas conscients), jouent également un grand rôle dans la geste dont Poul Anderson se fait le conteur.

 

L'Épée brisée, on l'aura compris, relève donc à bien des égards d'une fantasy assez classique, inscrivant la Faërie dans notre vieille Europe, et riche en hauts faits et drames impitoyables. C'est, on le reconnaîtra volontiers, un très bon divertissement, rudement bien troussé, riche en images fortes et scènes poignantes. Sous cet angle, le roman de Poul Anderson, dès l'instant que l'on ne se livre pas à la comparaison maladroite mentionnée plus haut, est tout à fait à la hauteur de sa réputation.

 

S'agit-il pour autant, à proprement parler, d'un chef-d'œuvre ? Du sommet de l'auteur dans son approche du genre ? Je ne le pense pas. Pour être franc, même si j'ai passé un très bon moment à la lecture de ce roman séminal, je crois lui avoir largement préféré des productions plus tardives, comme par exemple, dans un registre finalement assez proche, La Saga de Hrolf Kraki, ou plus encore, dans un style quelque peu différent, la tétralogie du « Roi d'Ys ». Les amateurs de ces romans trouveront cependant à n'en pas douter leur bonheur avec L'Épée brisée ; seulement, eu égard à l'attente si longue et à la réputation un peu forcée qui l'a accompagnée, on peut concevoir aisément une certaine déception... Toute relative, comme de juste. Pris indépendamment, L'Épée brisée est une réussite éclatante ; mais il s'inscrit dans un genre prolifique, pour le pire certes, mais aussi pour le meilleur, et l'auteur lui-même a sans doute dépassé ultérieurement cette œuvre ancienne...

 

EDIT : Alice Abdaloff en cause, et Gérard Abdaloff opine, ici.

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"Animaux solitaires", de Bruce Holbert

Publié le par Nébal

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HOLBERT (Bruce), Animaux solitaires, [Lonesome Animals], traduit de l'américain par Jean-Paul Gratias, Paris, Gallmeister, coll. Noire, [2012] 2013, 324 p.

 

Je n'ai pas acheté ce livre. On me l'a mis dans les mains, sans plus d'indications, en supposant que ça me plairait, j'imagine. Il faut dire que j'avais un a priori positif : si c'est le premier volume de la collection « Noire » de Gallmeister que je lis, je me suis néanmoins régalé d'un certain nombre d'ouvrages de cet éditeur qui a pour ambition affichée de dévoiler une littérature américaine « autre ». Des westerns, essentiellement, en ce qui me concerne, mais d'autres titres m'ont fait de l'œil. J'étais donc curieux de lire ce premier roman dont je ne savais rien, d'un auteur à l'histoire familiale tragique (sur laquelle il ne me paraît néanmoins pas indispensable de revenir ici...).

 

Nous sommes en 1932, dans le comté de l'Okanogan (État de Washington). Une région rurale et bucolique, largement occupée par une réserve indienne ; les temps changent, cependant, et le New Deal n'est pas sans laisser sa marque sur la région, sous la forme de grands projets à même de bouleverser la géographie locale. Mais, si cette dimension n'est pas négligeable pour conférer au roman son atmosphère si particulière – on est bien chez Gallmeister, tout cela sent le nature writing même si on est dans une autre collection –, ce n'est néanmoins pas ce qui va nous intéresser le plus ici. Car, face à cette nature encore passablement sauvage mais en voie de domestication, nous nous intéresserons surtout à des hommes.

 

Et, au premier chef, au très charismatique Strawl, un vrai dur, flic à la retraite connu pour sa brutalité et sa violence, qui, à l'instar de l'auteur donc, a connu une histoire familiale complexe et éprouvante. La police de trois comtés vient lui demander de reprendre exceptionnellement du service, afin de mettre aux arrêts – ou, mieux encore, d'abattre... – un mystérieux tueur en série incroyablement sadique, qui massacre à tour de bras des Indiens de la réserve en leur infligeant les pires supplices. On vient voir Strawl avec une liste de suspects... sur laquelle, à vrai dire, il figure lui-même ! Et notre « héros », à qui la vie de fermier ne réussit guère, se lance donc sur la piste du tueur, en qui il devine en quelque sorte un miroir de sa propre personne.

 

Strawl a sa méthode, pas très orthodoxe. Et il prend son temps : là encore, cette dimension est importante pour conférer à ce roman son atmosphère si particulière ; Bruce Holbert se montre pointilleux, et décrit par le menu chaque repas de notre enquêteur, ou s'attarde même sur chaque cigarette... Strawl voyage à cheval dans la réserve, cherchant des témoins éventuels, ou pistant des suspects, accompagné bien vite par son fils adoptif Elijah, un Indien foncièrement chrétien qui joue au prophète. Mais les meurtres se poursuivent, tous plus atroces les uns que les autres, et la population locale ne se montre pas forcément très coopérante, c'est rien de le dire...

 

Animaux solitaires joue ainsi plusieurs cartes, et mêle les genres avec un certain brio : la trame de polar à serial killer n'exclut pas un certain côté western (on en retrouve quelques images inévitables, des périples à dos de canasson aux Indiens en voie d'acculturation), ni a fortioriune séduisante touche de nature writing dans le cadre. Mais tout cela – qui ne surprend pas dans un livre édité par Gallmeister – tient largement du décor. L'intrigue policière, à vrai dire, si elle est tout sauf bâclée et est assez adroitement menée (même si l'identité du coupable n'est pas forcément très mystérieuse, et ne surprend guère quand elle est enfin révélée... mais d'autres éléments connexes sont plus étonnants, et très bien vus), est un prétexte à bien des égards.

 

Animaux solitaires est en effet avant tout – reprenons l'expression du Seattle Times en quatrième de couverture – « une fable morale brûlante ». Ce roman très bavard (parfois juste un peu trop, mais dans l'ensemble c'est dosé avec une grande pertinence) tient en effet de la parabole ; et derrière les événements qui justifient le roman ou le cadre si singulier dans lequel il se déroule, Animaux solitaires est une histoire d'hommes qui parlent et s'interrogent sur leur condition, leur rôle, leur raison d'être. Et cette dimension est d'autant plus cinglante et juste que cette fable morale... est largement amorale, en ce qu'elle est servie par des protagonistes généralement guère aimables, voire franchement détestables, et toujours contestables dans leurs actes comme dans leurs pensées et paroles. La cruauté viscérale des intervenants – le tueur, bien sûr (la description de ses actes ne lésine pas sur le gore sadien), mais aussi Strawl lui-même – en rajoute encore dans cette dimension, qui rend le roman assez éprouvant, voire carrément rude, mais aussi, finalement, d'une intelligence désabusée tout à fait poignante. On a vu plus joyeux et humaniste, certes... Mais peu importe.

 

Vous l'aurez compris : j'ai beaucoup aimé ce premier roman, qui n'est certes pas sans défauts, mais est néanmoins d'une ambition et, d'une certaine manière, d'une finesse qui le rendent singulier et font tout son intérêt. Animaux solitaires est à mon sens un très bon roman noir (teinté de nature writing et de western, donc), dont on espère qu'il sera suivi par d'autres productions aussi fascinantes : le nom de Bruce Holbert me paraît en tout cas mériter une certaine attention ; et si je n'irais pas encore, pour le moment, jusqu'à le mettre dans la filiation de Cormac McCarthy (on y pense néanmoins, rien d'étonnant à ce que la quatrième de couverture cite le nom du fameux écrivain), je lui reconnais d'ores et déjà d'avoir écrit un premier roman indéniablement puissant, et suffisamment intriguant et bien vu pour que l'on lui décerne bien des louanges.

 

(Accessoirement, c'est la première fois depuis un bail que je suis relativement satisfait d'un article de mon blog ; cela ne tient en rien du hasard, j'imagine ; et pour cela aussi, merci, merci, merci, à tous ceux qui m'ont amené à lire ce roman auquel je n'aurais sans doute pas accordé la moindre attention autrement, pour tout un tas de raisons plus navrantes les unes que les autres...)

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"Hombre", d'Elmore Leonard

Publié le par Nébal

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LEONARD (Elmore), Hombre, [Hombre], traduit de l'anglais (États-Unis) par Élie Robert-Nicoud, Paris, Rivages, coll. Noir, [1961] 2004, 172 p.

 

Bon... Encore un problème pour chroniquer un livre lu il y a quelques semaines de cela et qui ne m'a laissé quasiment aucun souvenir... Sauf qu'à la différence de ce qui s'était produit pour Le Fil de l'horizon d'Antonio Tabucchi, le bilan est cette fois clairement négatif. La seule chose dont je me souviens, concernant Hombre d'Elmore Leonard, c'est que je ne l'ai pas du tout aimé, et que je me suis fait atrocement chier à le lire.

 

Vous vous en souvenez peut-être, j'avais été un poil déçu par 3 heures 10 pour Yuma, recueil de nouvelles western de l'auteur. Je ne comptais cependant pas m'arrêter là, et désirais lire d'autres westerns d'Elmore Leonard, auteur phare du genre. Mon choix s'est donc porté sur Hombre, court roman de 1961, également adapté au cinéma (en 1967, par Martin Ritt, avec Frederic March et Paul Newman), et d'excellente réputation. Et je dois avouer que je ne comprends pas cette pluie d'éloges pour ce roman qui m'a fait l'effet d'être au mieux médiocre, et en tout cas assez franchement laborieux.

 

Le roman prend le prétexte d'un voyage en diligence en plein désert. Les passagers sont censément croquignoles. On y compte notamment John Russel, dit l'Apache. Russel est blanc, mais a été élevé par les Indiens, et se sent plus indien que blanc. Bon... Un personnage vaguement miroir, ensuite, avec une femme qui a été enlevée par les Indiens, et sort tout juste de sa longue captivité. Un brigand, également, qui, avec ses camarades, tend une embuscade à la diligence pour détrousser un richouze. Les mauvaises graines se barrent avec la flotte. Russel devient dès lors le seul espoir des autres passagers, et fera tout pour les sauver et régler tant qu'à faire leur compte aux voleurs.

 

Voilà. Une base assez classique, qui met une touche de huis-clos dans le désert. Un héros façon dur qui a la classe, mal aimé mais qui sauve tout. Et c'est à peu près tout.

 

J'ai trouvé ça extrêmement laborieux, bourré de clichés et d'un ennui mortel.

 

Et je n'ai rien d'autre à en dire.

 

Je crois que je vais m'arrêter là pour ce qui est d'Elmore Leonard... 

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