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"Un Blanc", de Mika Biermann

Publié le par Nébal

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BIERMANN (Mika), Un Blanc, Toulouse, Anacharsis, coll. Fictions, 2013, 131 p.

 

Bon, je ne vais pas vous refaire tout le topo comme à chaque fois : j'aime les récits polaires, voilà. Celui-ci, ce court roman publié par les très recommandables éditions Anacharsis, et dû à un Marseillais d'origine allemande, me faisait de l'œil depuis une mémorable (forcément) Soirée de la petite édition. Ma libraire préférée en avait rajouté une couche, et, lors de sa venue aux Dystopiales, l'auteur m'a gratifié d'une dédicace idéale : un pingouin dément qui montre sa bite aux passants. Dans ces conditions, vous comprendrez bien qu'il était assurément temps que je me plonge dans la lecture d'Un Blanc.

 

Le point de départ est pour le moins saugrenu (la suite l'est encore plus, hein). Il s'agit d'une expédition antarctique qui, en guise de bonus, doit balancer un feu d'artifice au pôle sud, en plein soleil de minuit, le 31 décembre 2000, pour célébrer le passage au nouveau millénaire, le troisième après Jean-Claude. Bon, pourquoi pas, hein ?

 

Sauf que tout va mal se passer.

 

Très mal.

 

Bien plus que tout ce que vous pouvez imaginer.

 

Je n'ose guère en dire plus ici, tant la surprise est pour beaucoup dans la réception d'Un Blanc ; il serait dommage de spoiler outre-mesure... Je me contenterai de dire que nous suivons pour l'essentiel trois fils narratifs, à partir de notes prises pas les principaux protagonistes (car il ne s'agit pas d'une fiction, bien entendu : tout ceci s'est réellement produit). Nous avons ainsi, grosso merdo, le chef de l'expédition, son second et le cuisinier, mon chouchou bien sûr, puisqu'il s'agit d'un nain nécessairement lubrique et grossier. Tout ce petit monde va s'agiter dans le cadre toujours mortel quand bien même balisé de l'enfer blanc de l'Antarctique, assez joliment rendu (et agrémenté de quelques jolies scènes gores : le rouge est du plus bel effet sur le blanc).

 

Un Blanc est donc largement une parodie (comme de juste exécutée avec le plus grand sérieux) des récits d'aventures polaires les plus classiques, à commencer par L'Odyssée de l' « Endurance » de Sir Ernest Shackleton, modèle de choix et parrain idéal. L'idée est bonne, le rendu très correct.

 

Cependant, je ne puis qu'avouer une certain déception au sortir de la lecture d'Un Blanc, court roman amusant, certes, mais sans plus, et qu'on m'a quelque peu survendu, ai-je l'impression. Disons-le tout net : ça ne casse en effet pas cinq pattes à un panda polaire (?), d'autant que l'humour ne fait pas toujours mouche, et sombre régulièrement dans la lourdeur. On sourit poliment, mais guère plus, et si l'on adhère au projet, ce n'est pas sans frustration devant son accomplissement.

 

Rien de grave, non. Mais rien d'exceptionnel non plus. Une lecture pop-corn, ce qui n'est en soit pas désagréable ; de là à le recommander vraiment, il y a un pas que je ne franchirai pas.

 

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"Homesman", de Glendon Swarthout

Publié le par Nébal

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SWARTHOUT (Glendon), Homesman, [The Homesman], nouvelle traduction de l'américain par Laura Derajinski, Paris, Gallmeister, coll. Nature Writing, [1988, 1992] 2014, 280 p.

 

Rappelez-vous (si vous le voulez bien) : il y a quelque temps de cela, lors de mon premier cycle western, j'avais été saisi par la violence et l'ambiance crépusculaire du Tireur de Glendon Swarthout, chez Gallmeister. J'espérais, sans trop y croire, pouvoir lire d'autres westerns du monsieur. La sortie du film Homesman, de et avec Tommy Lee Jones, a heureusement justifié la nouvelle traduction, sous ce titre, du roman de Swarthout qui l'a inspiré (Il était auparavant paru aux Presses de la Cité sous le titre Le Chariot des damnées). Et une fois de plus, on n'est pas là pour rigoler...

 

La Frontière, dans le western, c'est repousser l'ouest. Mais faut vouloir y vivre. Et sous cet angle, Homesman frappe d'emblée très fort, en décrivant avec méticulosité toute l'horreur de la vie sur le Territoire. Notamment pour les femmes, attirées ici par les promesses et les espoirs de fringants pionniers, mais bientôt réduites à l'état de pondeuses dévolues aux tâches ménagères. Dans ces fermes quasi troglodytes, l'enfer se vit au quotidien, et cet hiver se montre particulièrement rude. Le précédent, à vrai dire, avait déjà été pas mal dans le genre, qui avait conduit plusieurs femmes à la folie, au point qu'il avait été nécessaire de les ramener au-delà du Missouri. Constat d'échec cinglant : le voyage se fait ici vers l'est.

 

Et le révérend Dowd constate amèrement qu'il va falloir remettre ça, quatre femmes ayant cette fois perdu la tête. Il leur faut un homesman, un « rapatrieur ». Dowd pense faire comme la fois précédente, et tirer au sort parmi les malheureux époux. Problème : le sort désigne un lâche, qui n'a aucune envie d'accomplir ce périlleux voyage. Alors c'est une femme qui se dévoue : Mary Bee Cuddy, ancienne institutrice, un peu homasse peut-être, fermière célibataire et forte femme (mais est-elle assez forte?), décide de prendre la place du couard. Elle change agréablement des archétypes féminins du western, à savoir la veuve et la putain...

 

Mais elle considère néanmoins qu'un homme ne sera pas de trop pour l'assister dans cette rude tâche, et « désigne un volontaire » en la personne du filou qui se fait appeler Briggs (bien sûr, ce n'est pas son vrai nom), petit escroc façon coucou, voleur de concessions, à moitié lynché (mais à moitié seulement) par les camarades d'une de ses victimes. Mary Bee lui sauve la peau, à la condition que cet « homme de piètre morale » l'accompagne dans la périlleuse expédition, au terme de laquelle il touchera 300 dollars.

 

Les deux font la paire. Avec la description des terribles conditions de vie du Territoire, ce beau duo constitue le point fort du roman, qui peut dès lors, à vrai dire, se passer d'événements, ou presque. Homesman est bien, sous cet angle, « un portrait de l'âme humaine », ainsi que nous prévient The Los Angeles Book Review. Un portrait sans concession (aha), qui fait ressortir failles et rides. Et le roman, ainsi, en dépit de son postulat presque loufoque, devient véritablement poignant, pour ne pas dire déchirant. On retrouve ici, dans un sens, la profonde violence du Tireur. Et si Homesman n'est probablement pas aussi indispensable, c'est néanmoins un très beau roman, western à la marge riche de tout un univers d'échecs et de frustrations. 

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"La Petite Lumière", d'Antonio Moresco

Publié le par Nébal

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MORESCO (Antonio), La Petite Lumière, traduit de l'italien par Laurent Lombard, [s.l.], Verdier, coll, Terra d'Altri, [2009] 2014, 123 p.

 

 

 

Alors là, je cite :

 

« Figure majeure de la prose narrative contemporaine, Antonio Moresco [...] est sans aucun doute l'un des écrivains les plus inspirés, les plus puissants, les plus imaginatifs, mais aussi les plus délicats de la littérature italienne. »

 

Mazette ! Rien que ça ? Ça doit être bien, alors. Découvrons donc cet auteur jamais traduit en français auparavant, avec ce très court roman qu'est La Petite Lumière, présenté comme une excroissance d'un machin plus maousse.

 

Le narrateur, qui a de fâcheux airs d'écrivain et cause aux oiseaux, s'exile dans un hameau abandonné « pour disparaître ». Il arpente seul les ruines des anciennes habitations, ne retournant à une civilisation toute relative que pour faire quelques courses de temps à autre.

 

Mais il se pourrait bien qu'il ne soit pas le seul à avoir eu cette idée saugrenue. Il est en effet intrigué, tous les soirs, par une petite lumière qui se dessine sur une crête voisine, et dont il ne parvient pas à s'expliquer la provenance. Il va comme de bien entendu enquêter, écarter certaines pistes (les OVNI...), et finalement se rendre lui même sur place pour tirer cela au clair. La quatrième de couverture spoile déjà pas mal, et l'on peut donc bien dire ici qu'il y rencontrera un enfant, la tête rasée, qui vit a priori seul dans cette région désertique...

 

Tout cela, convenons-en, aurait pu fournir la matière à une bonne, voire une très bonne nouvelle fantastique. Mais, étiré ainsi sur environ cent vingt pages, cela se révèle en définitive plus laborieux qu'autre chose...

 

La Petite Lumière est construit comme un « roman de l'attente » (façon Le Rivage des Syrtes, etc.), et tout tarde, du coup. Cela aurait pu susciter une ambiance particulière, mais, n'en déplaise aux zélateurs de ce texte et notamment à celui qui en a rédigé la très laudative quatrième de couverture, ici, ça ne fonctionne tout simplement pas, à mes yeux de béotien en tout cas... et on s'emmerde plus qu'autre chose, au long de scènes répétitives autant qu'inutiles, percluses de descriptions sans attrait et d'une plume terne, quand on ne vire pas carrément aux divagations vaguement pédantes sur la vie, l'univers et le reste dont ne se prive certes pas notre agaçant narrateur.

 

Bref : le cadre sylvestre émaillé de ruines, qui aurait pu être superbe, est finalement anodin. Le propos, obscur, espérons-le du moins, n'arrange pas les choses. Heureusement, il reste cette intrigue minimaliste sur la petite lumière et l'enfant ; on touche sans surprise au fantastique, et c'est ce qui « sauve » en définitive ce texte autrement fort médiocre (toujours à mes yeux de béotien).

 

Inspiré ? Puissant ? Imaginatif ? Délicat ? Ben non, rien de tout ça, Je ne trouve pas, en tout cas. Ceci dit, c'est au final beaucoup moins mauvais que ce que j'ai longtemps redouté, en me faisant suer avec le narrateur paumé... C'est juste anodin. Tristement anodin. Et donc parfaitement dispensable. 

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"Bardo or not Bardo", d'Antoine Volodine

Publié le par Nébal

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VOLODINE (Antoine), Bardo or not Bardo, Paris, Seuil, coll. Points, [2004] 2005, 233 p.

 

Nouvelle lecture d'Antoine Volodine. Je n'ai hélas pas pu assister à la rencontre du 1er octobre à la Librairie Charybde, mais ce n'était certes pas une raison pour interrompre la découverte de cet auteur aussi excellent qu'hors-normes.

 

Après le fabuleux Des anges mineurs, j'ai donc continué de suivre les précieux conseils de Léo Henry & Jacques Mucchielli en enchaînant sur le très différent Bardo or not Bardo. Un « roman », nous dit-on. Plus exactement, le rassemblement de sept textes tournant autour du Livre des morts tibétain, le Bardo Thödol, que récitent ou entendent toute une kyrielle de Schlumm.

 

De l'exécution sommaire d'un révolutionnaire impénitent attaché jusqu'au bout à ses idéaux égalitaristes au suicide d'un gros clown qui ne faisait plus rire personne depuis bien longtemps, Bardo or not Bardo fait ainsi office de curieux cortège funéraire, où les morts se bousculent quand bien même ils n'ont jamais été aussi seuls. Car c'est bien seul que l'on doit en définitive traverser le néant du Bardo, le monde d'avant la naissance et d'après la mort, pendant quarante-neuf jours, au terme desquels le pèlerin trouve une nouvelle incarnation, peut-être aussi horrible qu'une araignée, tandis que les chances de se dissoudre dans la Lumière et de devenir Bouddha sont extrêmement faibles. Il est d'autant plus important de tendre l'oreille, jour après jour, en direction des litanies des bonzes récitants, qui accompagnent ainsi les défunts dans un murmure liturgique dont on ne sait trop s'il est véritablement apaisant, ou, bien au contraire, parfaitement angoissant.

 

On ne peut donc pas dire que la joie domine dans Bardo or not Bardo (en même temps, on ne s'y attendait pas vraiment...). Cela n'exclut pas cependant, et étrangement peut-être, un certain humour, noir comme la mort, forcément, reposant sur le burlesque et l'absurde, plus proche dès lors du génie d'un Kafka que d'un triste existentialisme teinté de mystique orientale.

 

Au long de ces sept récits, on voit ainsi défiler bien des avatars de la mort, et nombre de frais cadavres entamant la traversée périlleuse de cet entre-deux sinistre et obscur qu'est le Bardo. Le ton varie, dès lors, de l'éloge funèbre à la brève de comptoir – autant de moyens d'accompagner l'âme perdue jusqu'à sa nouvelle incarnation, aussi déprimante soit-elle. Ces histoires sont ainsi profondément marquées par d'émouvants liens d'amitié, voire de complicité.

 

Et puis, bien sûr, il y a la plume d'Antoine Volodine, riche en images fortes qui impressionnent durablement le lecteur. Le contraste entre les lamasseries enneigées et le noir impénétrable du Bardo n'est qu'un des très nombreux effets de lumière mis en œuvre par l'écriture imparable de l'auteur. Il est également très à l'aise dans l'art du portrait, parvenant, en quelques traits que l'on pourrait juger grossiers chez tout autre, à camper finement des personnages authentiques, avec un long passé derrière eux, un passé fait d'attentats voués à l'échec, de longs tabassages dans les camps, de pitreries dans des cirques vides.

 

Effet remarquable, donc, que celui produit sur le lecteur par ce Bardo or not Bardo original, fou en apparence mais profondément cohérent. Ce voyage au pays des morts a un sérieux goût de reviens-y... et je n'en ai décidément pas fini avec Antoine Volodine et le post-exotisme.

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"Le Bureau des chats", de Kenji Miyazawa

Publié le par Nébal

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MIYAZAWA (Kenji), Le Bureau des chats, [Futago no hoshi, Kumo to namokusi to tanuki, Neko no jimusho, Mekura budô to niji, Yodaka no hoshi], traduit du japonais par Elisabeth Suetsugu, Arles, Philippe Picquier, coll. Picquier poche, [1997, 2009] 2010, 101 p.

 

Il va de soi que ce compte rendu particulièrement miteux n'a aucunement pour but de traiter de littérature, mais qu'il s'agit bien plutôt d'appâter sur ce blog les amoureux transis des lolcats. C'est une simple question de statistiques : il faut contrebalancer la puissance des requêtes Google pornographiques qui atterrissent en Nébalie.

 

Nous répéterons donc ici le mot « chats ».

 

Chats.

 

Chats.

 

Chats.

 

Le Bureau des chats est un tout petit recueil de cinq contes du grand maître du genre que fut Kenji Miyazawa. Celui-ci, comme un certain nombre de ses pairs, n'a connu la gloire qu'à titre posthume. Il s'est par ailleurs fourvoyé de son vivant dans l'auto-édition ou des trucs du genre (ne suivez surtout pas cet exemple : en effet, lui, même réduit à ces sordides extrémités, il avait du talent, lui).

 

Le présent recueil nous donne un aperçu de son art, très varié finalement. Et l'on nous rappelle en quatrième de couverture cette vérité à laquelle l'auteur était semble-t-il très attaché : non, les contes, aussi naïfs soient-ils en apparence, ne sont pas réservés aux seuls enfants, mais sont destinés à « un âge universel » (la formule est belle ; on renverra les plus sceptiques au fameux essai « Du conte de fées » de J.R.R. Tolkien, que l'on trouvera, dans des traductions différentes, dans Faërie et dans Les Monstres et les Critiques).

 

Des contes, donc. Je ne pense pas qu'il serait approprié de les détailler par le menu, le recueil est assez bref comme ça. Mais disons qu'il y a un monde entre le merveilleux pur de certains récits « étoilés », et, par exemple, la « fantaisie administrative » qui donne son titre au recueil. On relèvera aussi cet élément peut-être fondamental du conte, finalement : la cruauté, particulièrement caractéristique ici du récit animalier, violent et sadique.

 

Et l'on n'en dira pas plus, parce que bon. Lisez, en tout cas, Le Bureau des chats.

 

Chats.

 

Chats.

 

Chats.

 

Pas seulement parce qu'on y traite de chats, mais tout simplement parce qu'il s'agit là de très jolis contes, tout à fait charmants, jusque dans leur violence sourde ; des pièces de choix d'un art éternel, destiné à tous.

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"Le Royaume de Dieu", de Damon Knight

Publié le par Nébal

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KNIGHT (Damon), Le Royaume de Dieu, [Rule Golden], traduit de l'américain par Nathalie Dudon, Neuvy-en-Champagne, Le Passager clandestin, coll. Dyschroniques, [1954, 1980, 2012] 2014, 155 p.

 

 

 

L'idée derrière la collection « Dyschroniques » du Passager clandestin m'a toujours paru fort intéressante et en tant que telle tout à fait louable : il est bon, sans doute, d'exhumer ainsi quelques pépites oubliées de la science-fiction et, même si cela passe par des tarifs parfois un peu élevés, de rappeler par la même occasion combien le genre est historiquement lié au format court, de la nouvelle (voire de la short short) à la novella.

 

 

 

Le choix des textes, cependant, est quant à lui plus discutable... Et pour chaque bon titre ainsi ressuscité, j'ai le sentiment que le Passager clandestin a tiré des limbes par la même occasion des textes qui auraient mieux fait d'y rester. Aussi ne puis-je m'empêcher, devant chaque publication de la collection, d'attendre d'abord quelques avis autorisés avant d'acquérir la chose.

 

 

 

Ce Royaume de Dieu de l'auteur (mais surtout éditeur et critique, ai-je l'impression) Damon Knight ayant reçu un avis favorable auprès desdites autorités compétentes, je me le suis donc procuré les yeux fermés, ou presque.

 

 

 

Et mal m'en a pris.

 

 

 

En effet, si cette novella a pu en séduire dans mon entourage, je l'ai pour ma part trouvée extrêmement mauvaise (à vrai dire, mon jugement est peut-être d'autant plus négatif que mes attentes étaient élevées). Je m'en vais tâcher de dire ici pourquoi.

 

 

 

Cette nouvelle a été publiée originellement en 1954, au plus fort de la guerre froide. Cela n'a rien d'innocent et se doit d'être souligné, tant le contexte d'équilibre de la terreur est fondamental dans son élaboration comme dans sa réception.

 

 

 

On va aller à l'essentiel, hein (et ça va SPOILERpas mal, vous êtes prévenus) : au milieu d'une cohorte de faits-divers étranges, de type coïncidences troublantes pour certains d'entre eux, un journaleux se met à enquêter sur un secret militaire bien gardé (ou peut-être pas tant que ça...) qui s'avère une sorte de « Zone 51 » (on est aussi au cœur de « l'épidémie » d'OVNI, avec Roswell et compagnie).

 

 

 

Et notre bonhomme de faire ainsi la rencontre d'Aza-Kra, extra-terrestre de son état, tripède pour faire un pied (aha) de nez à H.G. Wells et ses Martiens. Et Aza-Kra va parvenir, grâce à notre scribouillard humain, à s'échapper pour amener la paix sur Terre aux hommes de bonne volonté. Car telle est sa mission, justifiée par l'état d'avancement de la science terrienne.

 

 

 

Ce scénario ne manque pas de rappeler, à bien des égards, le célèbre film de Robert Wise Le Jour où la Terre s'arrêta...qui est antérieur de trois ans au Royaume de Dieu.Certes, l'aspect le plus « gênant » de la mission de Klaatu est ici évacué (il n'est donc pas question d'imposer la paix de l'extérieur au nom d'une menace encore plus terrible !), mais, hélas, tout ce qui faisait l'intérêt du film de Robert Wise (sur le pur plan narratif s'entend – on ne critique pas ici les aspects les plus spécifiquement audiovisuels) est dégagé par la même occasion...

 

 

 

Et, du coup, ce Royaume de Dieupré-hippie devient tout bonnement insupportable tant il dégouline de bons sentiments. Bon, ça n'engage que moi, hein, et je suis un gros con cynique. Mais là, franchement, c'est trop. La niaiserie nous est servie à la louche dans cette apologie (justifiée par ailleurs) de la non-violence, ce qui aboutit à des scènes pour le coup très comiques (la révolte des employés des abattoirs, tout de même...).

 

 

 

C'est fâcheux, mais la justesse du propos et la générosité des idées, ici, viennent nuire au texte. Et c'est bien pourquoi j'ai trouvé, en fin de compte, ce Royaume de Dieuquasi illisible. Resservez-moi de la pâtée dépressive, cynique et violente, et plus vite que ça ! On s'alimente comme on peut...

 

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"Vivre sauvage dans les villes", d'Anne-Sylvie Salzman

Publié le par Nébal

Vivre sauvage dans les villes

 

 

SALZMAN (Anne-Sylvie), Vivre sauvage dans les villes, illustrations de Stepan Ueding, Cadillon, Le Visage Vert, 2014, 114 p.

 

Une précision s'impose tout d'abord : Anne-Sylvie Salzman est une amie, et j'ai reçu ce bref recueil de nouvelles en service de presse.

 

 

 

Ceci étant, j'en aurais de toute façon fait l'acquisition, tant le précédent recueil de l'auteur, Lamont(déjà au Visage Vert), m'avait fait une bonne impression (sans même parler du roman à paraître chez Dystopia, Dernières Nouvelles d'Œsthrénie, mais chut, chut...). Anne-Sylvie Salzman y avait fait la preuve de son talent pour un fantastique racé à la plume élégante, que j'aurais envie de situer au voisinage de celui du très recommandable également Romain Verger.

 

 

 

Les sept textes ici repris (dont je n'en connaissais qu'un seul, le premier, mais j'y reviendrai) ont pour la plupart connu une première publication en revues, avant d'être réunis, en anglais (!), dans le recueil Darkscapes(comprenant également les textes de Lamont). Il nous aura donc fallu attendre un peu plus de temps avant de voir paraître chez nous ce bref recueil titré (joliment trouvé-je) Vivre sauvage dans les villes.

 

 

 

Le recueil se divise en trois parties. La première nous invite à suivre quelques « filles perdues ». J'en retiens surtout pour ma part « Fox into Lady », que j'avais déjà lu (sans y accorder l'attention méritée...) dans le Zanzibar Quarterly n° 1, très puissant conte nippon, où la féminité la plus organique (à la Tuttle ?) suscite un très beau traitement fantastique à mi chemin de l'horreur. Je ne pourrais en dire autant, hélas, de « La Brèche » (je suis passé complètement à côté), ni même de « Le Chemin de halage », plus séduisant mais moins fort à mon sens. C'est que, si tout cela est fort bien écrit, c'est aussi fort hermétique... et parfois (souvent ?) trop pour ma pomme.

 

 

 

Problème qui revient pour les textes de la deuxième partie, ces « crucifixions » ambiguës. « Shioge » et « Au pied du phare » sont là encore superbement écrits, mais peuvent également laisser un brin perplexe. J'y ai préféré, dans sa dimension vaguement pasticheuse, « La Main voyante », au délicieux ton suranné.

 

 

 

Puis il s'agit de « Vivre sauvage dans les villes » avec la nouvelle éponyme, peut-être bien la plus singulière de cette collection, à la fois très puissante et passablement obscure donc.

 

C'est que votre serviteur est un peu couillon, sans doute. Aussi n'ai-je pu pleinement apprécier ce recueil, au-delà de sa seule forme indéniablement impeccable. J'y préfère donc Lamont...mais cet avis, très personnel, n'engage bien entendu que moi, et il est certain que l'on trouvera de bien belles choses dans Vivre sauvage dans les villes.

 

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CR "Eclipse Phase" (3) : Bienvenue à bord

Publié le par Nébal

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Pour l’épisode précédent, voir ici.

 

L’ambiance est pour le moins morne sur Carnasis, après le massacre perpétré par les exhumains. Terminus les étoiles s’en tient cependant à son plan de route et, fidèle à sa tradition, vient en aide à l’habitat sinistré ; la plupart des touristes, ainsi que certains résidents permanents, ont décidé de partir, que ce soit par egodiffusion ou en prenant un ticket pour l’essaim d’écumeurs. Les PJ seront bien sûr du voyage, et Callisto commence à préparer leur intégration, en leur trouvant un logement temporaire et en arrangeant quelques rencontres.

 

Un nouveau PJ intègre le groupe : Washak, néo-lynx mondain, artiste et reporter d’avant-garde ; arrivé trop tard pour la simulation « test », il retrouve les autres sur Carnasis, sur les instructions du Philosophe. Ils font le point sur les événements récents et sur la double mission que leur a confiée Firewall.

 

Buck s’est résigné à accompagner le reste du groupe à bord de l’essaim, dans la mesure où ça le rapprochera de Mars (et où il tient à son morphe, précieux pour le Mouvement). Shad fait de son mieux pour l’apaiser alors qu’il passe ses journées à boire (et à faire des pompes… il a par ailleurs arrêté de prendre du clarum).

 

Shad et John font connaître leur présence dans Terminus les étoiles, proposant leurs services.

 

John contacte le Philosophe, l’interrogeant sur les raisons qui l’ont poussé à choisir ce cadre précis et la Chute pour le « test ». Le proxy, qui prend cette fois l’apparence de Sigmund Freud, lui propose en gros de se livrer à une forme d’analyse, et dans un premier temps de se repasser la simulation, de bien l’étudier ; John se rend compte qu’elle lui produit effectivement un certain effet, sauf la fin, qui ne colle pas.

 

En attendant le départ de l’essaim, qui sera suivi d’une sorte de fête d’accueil dans le Flagship, Callisto entreprend d’organiser quelques rencontres. Elle amène notamment Buck et Washak (qui se fait remarquer et brille au jeu) à bord d’Abstinence Only, dans un tripot sans pareil, et biaise pour que le Dr Mindfuck, qui a l’air un peu gêné, ait une petite conversation avec Buck… laquelle tourne court. Le docteur est accompagné d’un citoyen de Callisto, Hubertus Khan, et l’écumeuse lui fixe un rendez-vous après s’être entretenue avec le psychochirurgien du cas de Buck et de la « Génération perdue ».

 

Puis elle convie John et Natalia à bord de Thoughtcrime, pour qu’ils fassent la rencontre du collectif des anciens savants soviétiques et notamment de Lena Andropov.

 

Callisto et Washak ont laissé Buck s’écrouler dans un coin d’Abstinence Only. Il est réveillé par un Futura alors que la personnalité d’Adán reprend le dessus, lequel inconnu lui rend son arme « confisquée » par Callisto qui s’en était débarrassée et lui suggère de se méfier du Dr Mindfuck. Il se remet immédiatement au clarum.

 

Puis c’est le départ, bientôt suivi d’une réception à bord du Flagship. La plupart des gens présents sont là pour faire la fête, et Natalia comme Washak ne s’en privent pas (qui discutent notamment avec François Leclerc, le styliste néo-avien), mais la discussion avec notamment Kalbir Singh (John) et Alice Chu (Shad) permet de prendre conscience de certaines tensions relevant de la politique interne de l’essaim.

 

Les membres d’Eat-Drink-Fuck (EDF) et le chef de la sécurité sont hostiles au passage par Jupiter, et expliquent que cette décision aberrante et potentiellement très dangereuse résulte de l’action mémétique de jeunes excités contestant leur « autorité » et désireux de frapper un grand coup en narguant la Junte jovienne ; le Dr Mindfuck joue un rôle important dans cette « faction », en affichant clairement son hostilité à l’égard des leaders traditionnels de l’essaim (et notamment d’Alice Chu) et de toutes formes de hiérarchies informelles (lui-même ne compte donc pas a priori devenir une « autorité » de remplacement, mais il est un symbole des dissensions internes) ; mais il paraît difficile de changer la route de l’essaim désormais…

 

Kalbir Singh évoque également la présence d’autres Futuras à bord de l’essaim – une concentration inhabituelle pour ces individus rares –, dont un aurait été assassiné récemment ; il s’inquiète donc de la présence d’Adán à bord, et recommande à ses camarades la prudence.

 

Le Dr Mindfuck s’incruste dans la réception et fait son show, ce que supporte assez mal Alice Chu. Hubertus Khan passe une bonne partie de son temps à surveiller Adán, essaye d’avoir une conversation avec lui, mais Callisto intervient ; tous deux parlent des difficultés rencontrées par les habitants de Callisto, et notamment de Hyoden, du fait de l’action impérialiste de la Junte ; Khan mentionne Arcas, la némésis de Callisto Hawke, qui aurait gagné en pouvoir ces derniers temps.

 

Après la réception, qui s’éternise, et tandis que certains vont se « finir » sur Abstinence Only, Adán reçoit un contact télépathique renouvelant les avertissements de méfiance à l’égard du Dr Mindfuck. John, qui s’est éclipsé plus tôt pour faire des recherches et se repasser les séquences de simulespace, reçoit de son côté une LX du Philosophe, mais décide de la mettre de côté pour le moment…

 

À suivre…

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"Des anges mineurs", d'Antoine Volodine

Publié le par Nébal

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VOLODINE (Antoine), Des anges mineurs, Paris, Seuil, coll. Points, [1999] 2001, 217 p.

 

Le 1er octobre qui vient, l’indispensable librairie Charybde reçoit Antoine Volodine, et c’est quand même la classe. Du coup, j’ai eu envie de me lancer dans un petit cycle post-exotique, dans la mesure où je ne connais finalement que très peu cet auteur hors-normes ; je n’en avais après tout jusqu’à présent lu (sous le nom d’Antoine Volodine en tout cas…) que les quatre premiers romans, en leur temps publiés en science-fictionnie dans la défunte collection « Présence du Futur » (l’auteur faisait partie du groupe Limite), puis repris dans un omnibus en « Des heures durant », et aujourd’hui semble-t-il introuvables. Ce premier contact ne m’avait pas laissé de marbre, c’est rien de le dire ; mais il m’avait confronté à un terrible problème : si j’avais adoré (oh que oui), je ne savais absolument pas comment en parler, ni même dire au juste de quoi ça parlait…

 

Problème que j’avais déjà rencontré auparavant avec le très volodinien et parfaitement indispensable Yama Loka terminus de Léo Henry & Jacques Mucchielli, premier tome de leur cycle consacré à Yirminadingrad. Les deux auteurs, zélés propagandistes, n’avaient pas manqué de me recommander la lecture de Volodine, à bien des égards une figure tutélaire de ce premier recueil, avec un J.G. Ballard et quelques autres tout aussi admirables. Si je me souviens bien – mais du temps a passé, je dis peut-être des bêtises –, ils m’avaient notamment vanté Des anges mineurs, que j’avais acquis immédiatement mais qui était resté à prendre la poussière dans ma pile à lire, ainsi que Dondog et Bardo or not Bardo (tous trois disponibles en « Points »). Si j’ai découvert l’auteur par d’autres romans (donc), ces titres me sont restés derrière l’oreille, et il est bien temps aujourd’hui de leur faire un sort.

 

Bref. J’ai (enfin) lu Des anges mineurs (en son temps récompensé par plusieurs prix, c’est aussi mérité qu’étonnant). Et, après avoir un peu patiné sur les premières pages, j’ai adoré. En fait d’introduction à l’auteur, disons-le tout net, ce livre n’est pas vraiment d’un abord aisé. On se prend tout un univers dans la gueule, sans véritable préambule, et, si ça produit indéniablement son effet, si l’on est bien vite séduit par la plume de l’auteur et les « enfers fabuleux » qu’il nous dépeint, on peut néanmoins s’y noyer, pour le meilleur et pour le pire, et l’on peut même être tenté de dire (ce fut mon cas, j’en connais d’autres) qu’on n’y comprend pas grand-chose, et sans doute que c’est quand même un peu frustrant. Mais, passée la moitié environ du « roman », les pièces du puzzle s’assemblent en une étrange et belle épiphanie, ou apocalypse, comme vous voudrez ; non, on ne comprend certainement pas tout, et l’on passe sans doute à côté de bien des choses essentielles (le jeu des contraintes, notamment, qui se devine sans se montrer écrasant), mais on a le sentiment – et quand je dis « on », je veux essentiellement dire moi, Nébal – de mettre le doigt sur quelque chose de fondamental, et l’effort accompli jusqu’à présent (si tant est que l’on doive parler d’effort) se trouve amplement récompensé.

 

Ces quarante-neuf « narrats étranges », semble-t-il dus à Will Scheidmann, l’homme providentiel créé par des vieilles immortelles pour parfaire la révolution égalitariste, mais qui a finalement rétabli le capitalisme, et dont le procès puis l’exécution s’étirent sur des années, constituant le véritable (ou le plus visible…) fil rouge du livre, nous décrivent un avenir cataclysmique, quelque part entre une Union soviétique grisâtre, ressuscitée pour mieux déchoir, et une Mongolie martienne, un futur d’après l’histoire déserté de l’humanité, réduite à quelques dizaines d’individus qui ne meurent pas. Chaque narrat se voit attribuer un numéro et un nom, formant ainsi une litanie de victimes et bourreaux tout droit sortis des camps, voyageurs, écrivains, chamans, etc., errant dans le presque-néant, et témoignant, à leur façon, d’un monde absurde en train de périr. Le temps s’étire sur des siècles, on ne sait trop s’il s’agit d’une action lente ou d’une inaction éternelle. Et les récits s’organisent, qui voient passer d’un bout à l’autre du monde tous ces noms issus de listes, parfois à peine entraperçus, parfois centraux ; des hommes, des femmes plus encore ; des animaux, aussi. Quarante-neuf icônes d’une réalité qui se délite, traversée de fulgurances et d’improbabilités, de rencontres hasardeuses et d’occasions manquées, dans une atmosphère, aurais-je envie de dire (pardon), de « surréalisme socialiste ». L’histoire d’une révolution qui a échoué – le grand mouvement égalitariste, beau et violent, condamné d’avance, malgré un succès temporaire – et d’un simulacre, d’une farce à la façon dont Marx qualifiait, dans Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, les événements de 1848 : l’insurrection des vieilles de la pension du Blé-Moucheté, ces immortelles qui ont suscité le petit-fils idéal, et qui, juges et bourreaux, l’ont collé à un poteau au cœur de la steppe, afin qu’il entonne lui-même le réquisitoire autocritique le condamnant à mort… mais qui a tant de choses à dire.

 

Les « narrats étranges » oscillent ainsi entre politique et poésie – sans doute parce qu’au fond c’est, ou cela devrait être, la même chose. Mais cela dépasse probablement en bonne part la compréhension ; l’œuvre, dont on pourrait craindre une certaine froideur, intellectuelle, mécanique, industrielle (ou post tout ça, en plus de l’exotisme), touche finalement au cœur, chargée d’émotions inqualifiables, et d’autant plus belles et fortes. On a (trop ?) souvent opposé, en science-fiction, littérature d’idées et littérature d’images ; nous avons ici les deux, avec ces quarante-neuf anges mineurs, beaux comme des friches industrielles.

 

Et nous avons – je ne peux pas m’empêcher de conclure là-dessus, même si d’aucuns, sans doute, pourraient y voir un vulgaire troll – de l’excellente science-fiction. Le meilleur, à vrai dire, de la science-fiction française, à des années-lumière de la médiocrité du tout-venant qu’on nous refile au quotidien (médiocrité qui a ses exceptions, certes, mais rares, comme de juste). Il y a une continuité nette entre l’œuvre de Volodine estampillée Limite et les œuvres qui y ont succédé en « blanche ». Et il est à vrai dire d’autant plus éloquent et regrettable que cette excellence se retrouve exilée en dehors des collections de genre. C’est sans doute mieux pour l’auteur, qui touche ainsi un plus large public, c’est probable. Mais, quand bien même la question de l’étiquette me passionne de moins en moins (voire m’horripile carrément), je ne peux m’empêcher de me dire que cette situation bien particulière est symptomatique d’un triste problème inhérent, peut-être au genre, peut-être à sa perception en France, de l’intérieur comme de l’extérieur. Attention : je ne dis pas que la science-fiction française devrait être ainsi (elle ne doit rien du tout, et il y a de la place pour bien des approches du genre), mais je prétends qu’elle pourrait se le permettre plus souvent, et que cela serait mieux pour tout le monde. Mais voilà : lors d’un récent sondage à la con sur « les auteurs de SF français préférés », Antoine Volodine ne figurait même pas dans la liste… ce qui, à mon sens, est bien plus absurde que les narrats les plus improbables de Des anges mineurs. Parce que l’auteur, en l’occurrence, pour le peu que j’en ai lu, écrase de toute sa puissance brute la masse informe que je n’oserais même pas qualifier de concurrence, quand bien même ce ne serait que pour blaguer.

 

Citons, en instrumentalisant peut-être (je ferai mon autocritique sur le poteau) :

 

« La Troisième Chanson golde n'avait été interprétée nulle part depuis qu'elle avait été écrite, deux cent quatre-vingt-un ans auparavant. Naïsso Baldakchan errait encore dans les songes de quelques individus isolés, souvent des femmes, des femmes très âgées, mais personne ne se donnait le travail de déchiffrer ses partitions, décrétées une fois pour toutes trop subtilement ou trop brutalement éloignées de ce qu'attend l'oreille humaine, à supposer que l'oreille humaine attende quelque chose. Pendant près de deux siècles, aucun cahier signé Naïsso Baldakchan n'avait été placé sur quelque pupitre que ce fût. Ensuite, les violonistes, altistes et violoncellistes avaient totalement disparu de la surface du globe. Pour entendre les Sept Chansons goldes, il fallait maintenant patienter jusqu'à ce qu'advînt un sommeil favorable. On pouvait alors constater que l'ostracisme dans lequel on avait tenu Baldakchan n'avait pas la moindre racine objective. Les harmonies de Baldakchan ne contenaient aucune brutalité, ses mélodies n'avaient rien de vilainement intellectuel. Elles étaient terriblement émouvantes. Il est vrai que désormais les auditeurs qui jugeaient Baldakchan correspondaient mieux au public parfait tel qu'il l'avait toujours imaginé quand il composait : des loups vivants, des immortelles pluricentenaires, des loups morts. »

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"Dédale"

Publié le par Nébal

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Ce fut le premier texte de ma veine psychiatrique-geignarde. Inspiré par un rêve. Écrit probablement courant 2004.

 

Dans un premier temps, tout était noir et vide. Ensuite, une grande lumière blanche, aveuglante, de ces lumières qui font mal et laissent encore longtemps leur empreinte derrière les paupières endolories, comme pressurées violemment. Alors seulement – après un temps de récupération en un délicat fondu flou – je pus me voir, démultiplié en un nombre infini de silhouettes ahuries, regardant toutes fixement, d'un air quelque peu stupide, dans ma direction. J'étais vêtu, à mon habitude, de couleurs sombres et sobres, et, au moindre mouvement que je faisais, c'était comme des milliers d'ombres me moquant dans une imitation narquoise, un balai grotesque qui se répétait de façade en façade pour nul autre spectateur que moi-même. Du moins, c'était ce que je pensais alors, et – je dois le confesser – ma grande frayeur, très vite, fut que quelqu'un d'autre ne se trouve en position de regarder ce singulier cauchemar. Regardant à droite, puis à gauche – des milliers de têtes bougèrent en même temps –, je m'assurai de ma solitude, puis me levai, quelque peu étourdi, tâtonnant contre les murs froids de l'étrange pièce où je me trouvais.

Partout, où que je tourne mon regard, ce n'étaient que reflets de reflets, s'enchaînant sans fin. Dans cette pièce, tous les murs, mais aussi le plafond et le plancher, n'étaient constitués que de miroir. J'en éprouvai vite une terrible sensation, véritablement maladive, de désorientation. Tout tournoyait à mon rythme, à gauche, à droite – des dizaines de milliers de moi –, et, par terre aussi, l'inquiétante impression de marcher dans le vide, de n'être séparé de la chute que par le fabuleux hasard qui me faisait marcher dans mes propres pas.

M'adossant à une paroi, je me laissai glisser jusqu'au sol ; je me réfugiai, ensuite, la tête contre les genoux, les bras contre le front, les yeux fermés, la respiration sèche et douloureuse. J'aurais sans doute pu rester fort longtemps ainsi – que faire d'autre, après tout ? Oui, longtemps, à jamais peut-être, silhouette prostrée ne demandant qu'à rester dans son isolement.

 

Pourtant, rebondissant contre les glaces – au bout de combien de temps, je n'en savais trop rien –, l'écho d'une conversation lointaine me parvint.

« Si si ! Je t'assure, j'ai vu une ombre, quelqu'un qui n'est pas de notre groupe.

— Vraiment ? Non, un reflet sans doute ; j'ai des vêtements amples et flottants : au moindre mouvement que je fais, paf ! ça perturbe vachement.

— Je sais ce que je dis ! C'était pas toi. »

— Bon, bon, du calme ! Enfin, si c'est vrai, on finira bien par tomber dessus, fin du débat. »

 

Les voix se rapprochaient. Des bruits de pas, aussi, avançant de manière désordonnée – quelques pas pressés s'enchaînant rapidement, une pause, deux, trois pas prudents, nouvelle pause, nouveaux pas saccadés –, je pensais à la démarche d'un insecte, ou peut-être d'un lézard. Mais je ne doutais pas, à tous ces sons, que c'étaient de mes semblables qui s'approchaient ainsi de moi.

Je pouvais distinguer quatre personnes. Il y avait tout d'abord cette voix rauque, cette voix de fumeur, chargée d'accent et d'autorité, débordante de confiance en soi et de virilité, une voix tour à tour menaçante et entraînante, celle d'un chef en somme. Une voix qui portait, aussi, bien plus distincte que les autres –, et de toute évidence son possesseur marchait en tête. Il y avait ensuite une voix de femme, une voix un peu enfantine, chantante et maladroite, de celles qui peuvent, selon l'heure et les circonstances, se révéler douces ou irritantes. Derrière, un toussotement récurrent, d'un homme sans doute, qui a vécu ; un toussotement nerveux, gêné, issu peut-être de l'ennui – ou encore de la simple envie de se faire remarquer. Plus loin, enfin, à peine audible, flottait un faible rire mesquin, un ricanement de hyène lourd de sarcasmes, qui virevoltait par-dessus les autres voix, les encadrant, les soulignant, les enveloppant.

Quatre personnes. Au moins.

Je relevai la tête. De nouvelles silhouettes apparaissaient dans mon champ de vision, par morceaux – ici, une étoffe rouge, là, un tissu blanc –, tout cela se répercutait comme dans un kaléidoscope fou, agité de violents mouvements.

 

« Là, tu vois ! »

C'était la voix de « chef ». Je distinguai sa figure dans un reflet éloigné face à moi, forte tête carrée au menton franc et aux yeux vifs, les lèvres alors parcourues d'un sourire triomphal. En avançant vers moi, il disparut ; mais, au bruit de ses pas, je ne doutais pas de son approche. Les autres semblaient suivre. J'avais l'impression – mais peut-être n'était-ce que l'anxiété de cette rencontre – j'avais l'impression que leurs pas s'étaient accélérés, comme une machine s'emballant, ou comme les dernières foulées du coureur devant la ligne d'arrivée. Encore quelques instants – si peu... –, et ils seraient là.

La simple idée de leur rencontre ne m'enchantait guère. Quant à leur parler, mais quoi ? Qu'aurais-je bien à leur dire ? Tandis que les bruits de ces intrus se faisaient plus pressants, je décidai de me lever et de les fuir. Me lever fut une chose ; mais fuir... La terrible sensation de désorientation ne se fit que plus forte alors que je tentais de diriger mes pas loin d'ici – marcher dans le vide, ne pas avancer vers moi, tâtonnant... J'avance une main, qui rencontre bientôt la surface polie d'une glace ; l'autre main à côté, je me déplace avec la gaucherie d'un mime exécutant un de ces ridicules numéros – crainte de tomber à chaque instant. Est-ce au moins par là que je dois diriger mes pas ? Non, peut-être à gauche mais les reflets, sans cesse, ils arrivent. NON ! Je prends l'autre direction – moins de reflets rouges noirs blancs, tissu vert aussi maintenant, un bras menaçant, comme tendu vers moi, comme cherchant à me saisir tel un insecte, et reproduit à des milliers d'exemplaires... Tourner, ailleurs, ici un long couloir – je cours vers mon reflet, mais toujours ces taches de couleur, violentes, soudaines, envahissantes ! J'avance pourtant j'avance...

 

Ils sont en face de moi, tournant le dos à mon reflet.

« Là, tu vois ! » fit à nouveau le chef en tendant l'index dans ma direction. Il devait s'adresser à la jeune fille ; celle-ci haussa les épaules d'un geste résigné, en faisant une moue dédaigneuse. Derrière, un homme plus âgé, crachant ses poumons par à-coups, s'adossa à son reflet et glissa contre le sol, l'air exténué. Le dernier – homme, femme ? – lui adressa un sourire moqueur, puis se tourna vers moi, les yeux brillants.

Ainsi qu'il était prévisible, ce fut le chef qui m'adressa la parole :

« Hé toi ! Ça va ? »

... Je ne savais que répondre. Dans un mouvement nerveux, je me collai à une glace, comme la proie acculée au pied d'une falaise. Mes lèvres tremblaient de murmures incohérents, et j'étais traversé de l'idée folle de hurler quelque chose, de hurler, oui, quoi que ce soit, quelque chose, que ma voix égale – ou même surpasse ! – celle de mon interlocuteur, qu'elle affirme ma capacité à atteindre ce niveau et à m'y maintenir, avec un timbre d'assurance, chargé de confiance en moi ! Mais rien, si ce n'est, bafouillé après quelques secondes d'éternité :

« Où... où est-ce que...

– Où c'est qu'on est ? » fit le chef. « Ah ! ça... Très bonne question, l'ami. Ben, si tu veux que je te dise, on en sait rien nous non plus, tiens.

– Qu'est-ce que ça peut faire ? On y est, c'est tout », fit le plus âgé des quatre. « Il ne sert à rien de se poser trop de questions », acheva-t-il d'un ton sentencieux pour le moins caricatural.

Les deux autres n'avaient pas ouvert la bouche. La jeune fille me scrutait de haut en bas, comme un animal au zoo, ou, que sais-je ? une acquisition récente et regrettée, le visage figé dans cette moue méprisante, suintant la répulsion, le dégoût. À ses côtés, « l'androgyne » faisait de même, en souriant.

Maintenant, ils me regardaient, tous, comme s'ils attendaient que je dise quelque chose. Mais je ne voulais pas de ce rôle d'interlocuteur, c'était trop tôt et... trop, tout simplement. Trop de visages se reflétant sans cesse partout, l'œil inquisitorial, dont le clignement, le moindre clignement, claquait dans l'espace comme un volet fracassé par la tempête contre les murs d'une vieille bâtisse. Non, je ne trouvais rien à dire. Alors...

 

...

 

Enfin, le chef dit :

« En tout cas, c'est un labyrinthe. »

 

...

 

Le vieil homme se releva – cent mille jambes frêles s'agitèrent partout autour de moi. Il éructa violemment, puis :

« Voilà. C'est ça. Un dédale. Et on est tous dedans. Hein ? Comme De Niro dans  Brazil : “We're all in it together, son ! Bon film... Très, très bon...

– Un labyrinthe, quoi », refit le chef. « Et... ça fait un moment qu'on s'y balade, et... enfin, je pensais juste, comme ça... ça te dirait de te joindre à nous, peut-être ? »

 

...

 

« Histoire d'être ensemble », fit la jeune fille. « On y arrivera toujours mieux, comme ça, hein ?

– Arriver à quoi ? » fit le dernier dans un ricanement cinglant. C'était la première fois que j'entendais sa voix, une voix clairement masculine, bien que suraiguë, une voix qui faisait sa mue, pourrait-on dire, avec de soudains pics. « Hein ? Arriver où ? À quoi ? Hein ? Parce que c'est ça la question », continua-t-il dans un crescendo foudroyant, « c'est ça la putain de question : où est-ce qu'on va, hein ? HEIN ? »

 

Un silence gêné s'installa, dont je ne me sentais pas cette fois le seul responsable. Ce fut le vieil homme qui le rompit :

« Eh bien, broumpf... C'est très simple. Hum... Nous sommes – donc – dans un labyrinthe. Or nous pouvons poser qu'un labyrinthe a forcément une sortie...

– Mon cul ! Pourquoi y'en aurait une, hein ? Quoi, quoi !... Y'a une Loi, peut-être, quelque part, qui pose qu'il y a toujours une nom de Dieu de putain de sortie dans un putain de bordel de merde de dédale ? Et pourquoi, hein ? Dis-moi seulement pourquoi, vieux gland !

– Oh, là ! du calme », fit le chef en saisissant le jeune homme à la gorge et en le plaquant soudainement contre la paroi. Le geste fut si brusque que le miroir se fissura, éparpillé en mille reflets sauvages des gémissements du jeune homme. « Vas-y, reprends », fit le chef à l'attention du vieil homme.

« Hum. Voilà. Ceci posé (le jeune homme fit mine de retourner dans la conversation mais le chef l'en dissuada d'un regard fauve), nous pouvons donc admettre qu'il y a un chemin, au sein de nombreuses possibilités, permettant d'accéder à cette sortie. Voilà... Brompf ! C'est là... que nous allons.

 

Je pensai d'abord rester muré dans mon mutisme. Mais le silence qui s'instaura était bien trop lourd d'anxiété, il y avait trop de tension dans l'air, il fallait que quelqu'un rompe à nouveau ce silence. N'y tenant plus, je demandai :

« Mais... comment trouver le bon chemin ? »

Le vieil homme sourit. Le chef, le désignant, fit : « C'est qu'y en a là-dedans », accompagnant sa sentence d'un petit coup de coude amical qui fit tousser le vieil homme. Après un temps – « Hum... » (Il en profita pour réajuster sa cravate) – le vieil homme reprit :

« Eh bien, voilà. Donc, nous sommes dans un labyrinthe, lequel labyrinthe a une sortie. Nous sommes d'accord ? » fit-il à l'attention du jeune homme d'un air abominablement hautain (l'autre ne répondit que par un sifflement haineux). « Bien. Par conséquent, pour atteindre cette sortie, vaille que vaille, il suffit d'une chose... » Et là il suspendit son discours, désireux de faire attendre la réponse ; mais la jeune fille, croyant bien faire, ne lui laissa pas cette chance :

« Il faut suivre le même mur ! » fit-elle dans un glapissement hystérique. « Et c'est pour ça qu'on tourne toujours à gauche ! » Il y avait dans ses yeux tant de joie tandis qu'elle prononçait ces mots magiques que je me surpris à être peiné pour elle. Je baissai la tête.

Le jeune homme se releva, alla se réfugier derrière elle, et, avant même que le chef n'y prenne garde, voulut relancer le débat :

« Ouais, mais ça, très chère, ça suppose au moins deux trucs, QUAND BIEN MÊME IL Y AURAIT UNE SORTIE », fit-il d'un air forcé, jonglant de la tête de la jeune fille au vieil homme. « Primo : faut avoir choisi le bon mur, parce que si ça se trouve, là, on est en train de tourner en rond comme des cons, et dans deux heures on va se retrouver ici, bêtement, à côté de ce putain de miroir où tu m'as fracassé la gueule ! » fit-il à l'attention du chef. Celui-ci banda les muscles, et le jeune homme recula, dans un gémissement. Puis il continua : « Deuzio : faut pas que ce putain de labyrinthe soit sur plusieurs étages, accessibles uniquement depuis des cheminées verticales – qu'on distinguerait carrément pas dans tout ce foutoir – et pas par des escaliers. Parce que là encore on se retrouverait à tourner comme des cons au rez-de-chaussée, quand la sortie est, je sais pas, moi, au troisième ? Capito ? »

 

Un long silence à nouveau. Puis le vieil homme se tourna vers le jeune, et, d’un air sec :

« Il est pourtant une chose qui prouve que nous sommes sur le bon chemin… »

Il se mit à taper du pied. La jeune fille le regardait, perplexe. Le jeune homme :

« Ah oui ? Et quoi ? Quelle intuition de génie vas-tu nous sortir cette fois-ci ?

– La nourriture. »

Le jeune homme devint subitement pâle. Il bredouilla quelque chose d’incompréhensible, tremblant de tout son corps.

« La NOURRITURE ! » répéta le vieil homme, un ton au-dessus.

« La nourriture ? » fis-je, tandis que la jeune fille sautillait de joie, sous l’œil ému et admiratif du « chef ».

« La nourriture », reprit le vieillard plus calmement. « Car, pour être dans ce dédale, nous n’en sommes pas moins des êtres humains qui éprouvons le besoin de nous sustenter. » Il marqua une pause, comme s’il souhaitait obtenir l’approbation de son auditoire. « Jeune homme », fit-il à mon attention, « voyez-vous, cela fait quelque temps que nous déambulons dans ces couloirs. Fort longtemps en ce qui me concerne. Certes, il est quelques éléments de notre groupe qui n’ont que récemment pris la décision de marcher à nos côtés », dit-il, à l’attention cette fois de son contradicteur, qui s’était effondré contre le miroir brisé, et agitait tristement un éclat de verre qui faisait rebondir son reflet lumineux sur les parois. « Or, et ce depuis que nous appliquons ma technique, nous avons toujours fini, à des horaires réguliers, par aboutir dans une pièce où se trouvait une table garnie des mets les plus délicieux, arrosés des boissons les plus exquises. C’est bien la preuve que nous sommes sur le bon chemin. D’ailleurs… »

Et il fit un signe de tête en direction du couloir au fond à gauche, derrière moi ; je me retournai, et vis un jeune garçon, d’une quinzaine d’années, semblait-il, et vêtu d’une étrange livrée, semblable à celle d’un groom du début du XXe siècle ; je pensai à une sorte de liftier. Il m’adressa un large sourire, et, d’un geste soigneusement étudié :

« Si vous voulez bien me suivre… »

 

Le petit groupe derrière moi s’avança sans hésiter – le jeune homme, l’air terriblement abattu, quelque peu à la traîne – et, suivant le groom, ils disparurent au bout du couloir. Je ne bougeais pas, perplexe. L’apparition soudaine de ce groom – et si à propos ! – m’avait stupéfait. Ne sachant trop que faire, je restais debout dans mon coin, tanguant d’une jambe à l’autre. Au bout d’un petit moment, la tête de la jeune fille apparut en biais, par-delà le couloir. Elle me fit signe d’approcher : « Allez, viens. » J’hésitai un instant, puis la rejoignis.

Elle m’entraîna jusqu’à une pièce semblable en tous points à la description du vieil homme. Au milieu de la salle se trouvait une longue table, avec cinq chaises, un mobilier du meilleur goût. Devant chaque chaise, une assiette en porcelaine, superbement lisse – à tel point qu’on s’y reflétait –, entourée de couverts en argent. Deux verres en cristal chacun. Et puis, au milieu de la table, sur une toile verte, divers plats. Je ne connaissais pas la plupart des aliments, mais ils étaient tous des plus appétissants.

 Le vieil homme, en se servant une salade de tomates fleurant bon le basilic, me fit un grand sourire : « Merveilleux, n’est-ce pas ? Et pour cela il suffit d’avancer, en tournant selon la méthode que je vous ai décrite… Tout simplement ! Et on arrive ainsi à ces excellents plats, qui nous permettent de continuer, et nous permettront, un jour que j’estime fort prochain, d’atteindre la sortie… Mais joignez-vous donc à nous ! Vous voyez bien qu’une chaise vous attend… »

Et le groom tira la dernière chaise inoccupée, en me regardant d’un air serviable. Avec un sourire :

« Monsieur, si vous voulez bien prendre place… »

 

… J’hésitais. Puis :

« Je n’ai pas faim.

– Allons, allons », fit le chef, « des conneries, tout ça ! On est obligé d’avoir faim quand c’est des trucs aussi bons que ça qu’on mange ! Allez, ramène-toi, et détends-toi un peu, l’ami ! Depuis tout à l’heure, tu es raide comme un cadavre, avec la tête qui se cache dans les épaules ! »

Il émit un rire gras. La jeune fille dodelina de la tête – « Viens, c’est vach’ment bon ! » – tandis que les autres mangeaient désormais en silence.

« Non. Je n’ai pas faim. »

 

Je m’assis dans un coin. Le groom restait debout près de la chaise qui m’était destinée : « Monsieur ? » Je ne répondis pas, je me contentai d’attendre. Le repas me sembla durer une éternité. Les plats étaient abondants et alléchants ; chacun mangea à sa faim. Après chaque plat, le chef – qui ne faisait guère de manières – se léchait goulûment les doigts ; il s’était empiffré comme un porc, ses lèvres affichant perpétuellement un sourire béat de pure satisfaction. La jeune fille, par contre, avait un appétit d’oiseau – elle expliqua à plusieurs reprises qu’elle devait surveiller sa ligne, d’autant plus qu’il y avait tous ces miroirs, là, partout… Le vieil homme, quant à lui, faisait preuve d’une grande délicatesse, et semblait montrer une attention toute particulière à respecter les plus ineptes des bonnes manières. Quant au jeune homme, il mangea peu, et sans dire un mot de tout le repas.

 

« Fameux ! » fit le vieil homme, enfin, en m’adressant un large sourire. Puis il se tourna vers le chef ; celui-ci, après un rot tonitruant, en se frottant la panse : « Bon, ben, va falloir y aller. » Et il se leva brusquement. Les autres l’imitèrent et se préparèrent à reprendre leur chemin ; la jeune fille baillait. Se retournant vers moi – qui n’avais pas bougé de tout le repas –, elle me demanda : « Vous nous accompagnez, bien sûr ? »

Ils se tournèrent tous vers moi, le groom y compris. Ils arboraient pour la plupart un sourire consternant.

« Non. Non, je ne crois pas, je… je vais rester seul un moment. »

Le vieil homme, haussant les épaules :

« Comme vous voudrez ! De toute façon, vous savez comment nous retrouver : il vous suffira de presser un peu le pas, et hop ! Toujours à gauche ! »

Sans plus d’adieux, ils s’en allèrent.

 

Le groom seul était resté. Il me regardait fixement : « Monsieur ? Peut-être désirez-vous maintenant une collation individuelle ? N’hésitez pas, surtout !

– Non, rien… Non, je… laissez-moi, je vous prie.

– Comme vous voudrez, Monsieur. »

Et il se mit à débarrasser. Bientôt la pièce fut entièrement vide, même la table avait disparu. Quand il eut tout emporté, le groom revint et s’assit un instant en face de moi. Relevant la tête, je le regardai d’un air de chien battu. Il me sourit et se leva.

« A un des ces jours, Monsieur ! »

Et il s’en alla.

 

 

Quant à moi, j’attendis longtemps, très longtemps, et puis la faim et la soif me saisirent, et l’ennui aussi, et alors je me levai et avançai. Je pris à gauche à la première intersection – j’entendais au loin les échos d’une conversation, très loin…

 

 

Avais-je un autre choix ?

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