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"Le Piège de Lovecraft", d'Arnaud Delalande

Publié le par Nébal

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DELALANDE (Arnaud), Le Piège de Lovecraft. Le livre qui rend fou, Paris, Grasset, 2014, 365 p.

 

Tiens donc. Une lovecrafterie, encore, oui, mais chez un gros machin où on ne s’y attend pas. Et de la part d’un auteur français, à succès semble-t-il, notamment pour son thriller ésotérique (genre qui aurait dû, dans un monde idéal, crever après l’excellent et définitif Pendule de Foucault d’Umberto Eco) Le Piège de Dante. Et qui du coup appelle son nouveau roman… Le Piège de Lovecraft. Ça fait beaucoup, quand même. Au regard de mes préjugés, en tout cas. Disons-le tout net : j’en avais tellement que, si on ne m’avait pas suggéré d’en causer dans Bifrost, je n’aurais probablement jamais touché ce livre. Mais, vous le savez, Nébal est un con… Nouvelle démonstration, puisque j’ai en définitive passé un très bon moment avec ce roman ludique et malin, bien plus intéressant que ce à quoi je m’attendais, quand bien même certains défauts m’empêchent de lui décerner des lauriers.

 

Le livre commence par un échange de mails entre le narrateur, le Canadien David, et… Michel Houellebecq. Si. Au sujet de Lovecraft et du Necronomicon. L’auteur de H.P. Lovecraft. Contre le monde, contre la vie comprend bien vite qu’il est tombé sur un guedin, et met rapidement un terme à la discussion.

 

Suit le récit à la première personne de David, récit qui explique comment il a sombré dans la folie. Étudiant à l’Université de Laval, qui se pique de littérature, David se lie (autant que l’on peut se lier) avec le dénommé Spencer, qui ne tarde pas à abandonner leur pathétique groupe de pouètes pour s’impliquer dans un autre cercle dédié à Cthulhu, et pratiquant semble-t-il une sorte de jeu de rôle sur support électronique. Groupe qu’il ne tarde cependant pas à quitter… pour commetre un meurtre de masse suivi d’un suicide dans l’université.

 

Expérience traumatisante pour David, témoin de tout cela, et qui, du coup, cherche à comprendre, à déterminer les racines du mal qui s’est si étrangement exprimé. Alors David se penche sur le cercle de Cthulhu, et en arrive logiquement à Lovecraft. Et au Necronomicon, ce célèbre livre factice dont la légende le fascine bientôt, à tel point qu’il va consacrer sa thèse aux « livres imaginaires » en général et aux « livres maudits » en particulier. Ce qui va rejoindre son « enquête » sur Spencer et le Cercle de Cthulhu.

 

David va ainsi aller de révélation en révélation, dans sa quête du Necronomicon, ou, au-delà, du livre ultime, la source, celui qui contient tous les autres. Et il va être persuadé que l’invention de Lovecraft… pourrait bien avoir une forme d’existence réelle (numérisée par le Cercle ?). Bien sûr, il ne s’agit pas ici d’évoquer les pathétiques canulars tels que celui-ci, ou, pire encore, celui-là… Non, il s’agit ici d’une quête de l’horreur cosmique et du mal métaphysique.

 

Mais l’enquête de David est pour le moins étrange : facilitée sous certains angles – ainsi il rencontre « par hasard » Stephen king à Castle Rock, dans le Maine… –, elle laisse apparaître des données troublantes. Les noms, par exemple : sa femme s’appelle Armitage, il croise un Wade Jermyn, psychopathe soigné par un docteur Simon Orne… Des noms qui viennent de l’œuvre de Lovecraft ! Et c’est à Providence, bien sûr, que se trouvera la porte (et la clef) qui permettra de comprendre tout cela…

 

Oui, à lire ce résumé, j’imagine que vous avez déjà pigé la fin… En fait, on se doute très vite du tour que va prendre ce Piège de Lovecraft. Cela pourrait être ennuyeux, voire rédhibitoire, mais pourtant, non. C’est comme Lovecraft, en fait : pour tout un tas de raisons, ça ne devrait pas marcher… et pourtant, ça marche.

 

Sans doute parce que, au-delà de cette dimension vaguement dickienne, et résolument arrogante voire mégalomane, mais pas inintéressante, Arnaud Delalande se montre un conteur doué et plein d’astuce. La fin peut agacer, oui ; la philosophie de l’auteur aussi, qui paraît résolument hostile au matérialisme mécaniste et athée de Lovecraft… Mais ces points négatifs (on pourrait y ajouter quelques menues erreurs factuelles, mais qui ne seront relevées que par les puristes) sont compensés par une construction adroite, un indéniable sens du rythme, une plume agile et agréable.

 

Aussi Le Piège de Lovecraft est-il en définitive… un bon thriller ésotérique. Ce qui, logiquement, ne devrait pas exister. On pourrait s’arrêter là, et conclure au bon roman de plage, ce qui serait déjà en soi tout à fait honorable. Mais je tends à coire qu’il y plus que cela dans ce livre, qui, à défaut d’apporter des réponses satisfaisantes, pose de bonnes questions.

 

Ludique et malin, disais-je. Une très bonne surprise, donc. Certainement pas irréprochable, mais nettement au-dessus du lot des lovecrafteries habituelles.

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"L'Abomination d'Innswich", d'Edward Lee

Publié le par Nébal

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LEE (Edward), L’Abomination d’Innswich, [The Innswich Horror], traduit de l’anglais par Thomas Bauduret, [s.l.], Mythologica, 2014, 150 p.

 

Oh ben tiens, une lovecrafterie de plus. Le titre (pas terrible…) est assez explicite, non ? En tout cas, il m’a davantage parlé que le nom de l’auteur : je n’avais jamais entendu causer d’Edward Lee avant de découvrir ce court roman, et avais même soupçonné, du coup, le pseudonyme (on est paranoïaque ou on ne l’est pas)… Mais non, il semblerait bien qu’Edward Lee existe (il a une fiche Wikipedia, preuve ultime !), et même qu’il ait commis plusieurs lovecrafteries en dehors du présent roman.

 

Vous l’aurez sans doute compris à la lecture de ces quelques lignes d’introduction : j’avais pas mal de préjugés concernant ce livre publié parallèlement au Mythologica spécial Lovecraft, et par les mêmes gens, grosso modo. La faute à ce titre un peu couillon, à la ridicule et bête mention « Pour public averti » figurant en quatrième de couv’ (ce gag ne me fait jamais rire), et à une abondance de coquilles que le lecteur imprudent se prend en pleine poire dès l’incipit.

 

On aurait cependant bien tort de s’arrêter à cela. Et, disons-le, si L’Abomination d’Innswich ne casse pas trois tentacules à un shoggoth, c’est quand même pas pire (bitte), et même, allez, tout à fait honnête, à condition d’aimer, au-delà du Lovecraft « pur », les séries B à Z vaguement lovecraftiennes et jouant volontiers la carte du grotesque ; disons, pour faire un parallèle cinématographique, que ce Lovecraft-là m’a pas mal fait penser à Stuart Gordon, pour le pire (From Beyond) mais heureusement surtout pour le meilleur, ou en tout cas le plus sympathique (Re-Animator et surtout, bien sûr, Dagon, puisque ce dernier film, en dépit de son titre, est en fait une adaptation plutôt marrante du « Cauchemar d’Innsmouth »). En effet, il y a tout de même pas mal d’humour dans cette Abomination d’Innswich, pas mal de cul aussi (mais gentil, hein, le « public averti » s’en prend aisément plus dans le foufouillon – faudra que je vous parle prochainement du Neonomicon d’Alan Moore et Jacen Burrows, d’ailleurs…), un héros con-con, une romance bêtasse, des twists et des révélations qui n’en sont pas mais c’est pas grave puisque c’est le jeu… Bref, oui, tous les ingrédients d’une série B à Z vaguement lovecraftienne, donc. Et plutôt d’une bonne. Certes, il ne faut pas s’attendre ici à des merveilles de littérature et à des baffes stylistiques, pas davantage à des constructions audacieuses, et en fait de profondeur on se contentera de Profonds. Mais ça se lit tout seul, et ça fonctionne ; bon nombre de pastiches ne peuvent pas en prétendre autant…

 

L’histoire ? L’est pas ben compliquée… Cousue de fil blanc, à vrai dire, mais ça fait partie du jeu, encore une fois. Nous sommes à la fin des années 1930, peu après la mort de Lovecraft, donc. Foster Morley, de Providence, s’est pris de passion pour l’œuvre de cet illustre inconnu qui finira par devenir une célébrité locale et mondiale. Riche dilettante, il fait du tourisme en Nouvelle-Angleterre sur les traces de son idole. Et, un jour que l’on n’osera pas qualifier de « beau », il fait la découverte d’un patelin du nom d’Olmstead… comme le narrateur du « Cauchemar d’Innsmouth », sa nouvelle préférée (on notera que cette information ne figure pas dans la nouvelle, en fait, mais seulement dans des papiers de Lovecraft dont je ne suis pas certain qu’ils aient été publiés à l’époque, mais passons…). Intrigué par la coïncidence, Morley se rend sur place ; là, il découvre une ville presque entièrement neuve – tous les bâtiments ont été refaits au début de la décennie –, bien différente de la terrible Innsmouth de Lovecraft. Mais Morley, fin connaisseur de ce chef-d’œuvre, repère en ville bien des coïncidences étranges dans les noms locaux… jusqu’à la pointe de la ville, du nom d’Innswich. Bien décidé à percer les secrets de l’inspiration du gentleman de Providence, Morley prend une chambre en ville. Mais il n’est pas au bout de ses surprises… dans ce patelin où toutes les femmes semblent être enceintes, comme la belle Mary.

 

Vous vous doutez déjà de la suite : l’idée, pour l’essentiel, c’est que Lovecraft a dit la vérité dans sa nouvelle, ne masquant qu’à peine les noms et les événements. SPOILER !!! Tu parles, on le voit venir dès le début. Et c’est bien pour ça que je trouve que ça fait partie du jeu. Edward Lee s’amuse avec la nouvelle de Lovecraft comme avec le lecteur qui l’apprécie, quitte à commettre quelques hérésies ici ou là. Et ça marche plutôt bien, notamment du fait de la naïveté, non, de la bêtise du narrateur (par ailleurs conservateur et très chrétien…). Du coup, c’est assez drôle, en fait, même quand ça sombre dans le pire mauvais goût grivois. On se serait peut-être passé du gros twist final, mais peu importe : en attendant, aussi étrange que cela puisse paraître, on a plutôt passé un bon moment. Et ce même si ça ne tient pas totalement la route.

 

Plutôt une bonne surprise, donc. Même si l’on ne fera certainement pas de cette Abomination d’Innswich une lecture indispensable – à vrai dire, je ne sais même pas si elle est recommandable… –, le fait est que je me suis plutôt amusé avec cette courte lecture. Un pastiche assez réussi, donc. Et dans le foisonnement des lovecrafteries, ça n’arrive pas tous les jours…

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"In God We Trust", de Winshluss

Publié le par Nébal

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WINSHLUSS, In God We Trust, Bègles, Les Requins Marteaux, 2013, [n.p.]

 

Je le confesse : je ne connais vraiment pas grand-chose en matière de BD bien eud’ chez nous. Au-delà des classiques franco-belges de mon enfance, et de quelques Humanoïdes et autres Fluides plus tard, j’ai de sérieuses lacunes. Aussi ai-je dû à maintes reprises me reposer sur le bon goût d’aimables concitoyens pour piocher ici ou là tel ou tel machin qu’il est bien.

 

C’est comme ça que j’ai découvert Winshluss, grâce à un aimable concitoyen, donc (et dont c’est d’ailleurs l’anniversaire aujourd’hui, vieillis heureusement, l’ami) qui, constatant mon ignorance de la BD bien eud’ chez nous, a fortiori à une époque où je lisais surtout des histoires de tapettes en collants, m’a glissé régulièrement un Ferraille entre les pattes. Et ça me plaisait bien, ça, la revue des Requins Marteaux. C’était ben drôle, ça oui, et ça trépignait d’enthousiasme juvénile délicieusement régressif et de bon mauvais goût qui tache ; tout pour me plaire, quoi, et remplacer avantageusement Fluide Glacial qui me paraissait alors en sévère perte de vitesse (sans parler du reste). Et Winshluss, donc, y était, qui nous contait avec Cizo les aventures de Monsieur Ferraille, rien que ça. C’était bien.

 

Quelques années plus tard, j’ai – comme beaucoup de gens semble-t-il – redécouvert Winshluss à l’occasion de la sortie, toujours chez les Requins Marteaux, du fantabuleux Pinocchio, lu chez un autre aimable concitoyen, de bon goût lui aussi malgré son humour déficient car planchapinesque. Et disons-le tout net, sans faire preuve d’originalité : Pinocchio est un chef-d’œuvre, d’une ambition démesurée, qui expérimente volontiers, mais garde toujours le ton absurdo-trash et frais qui faisait tout l’intérêt de Ferraille en général et de Winshluss en particulier.

 

Une émission de radio – mais mérite-t-elle seulement ce nom ? –, à savoir la Salle 101, est depuis revenue maintes fois sur la carrière de Winshluss, par le biais de l’ignoble et répugnant Raoul Abdaloff. Le bougre ne tarrissait pas d’éloges sur chaque nouvelle sortie du créateur de petits mickeys, et c’est comme ça que j’ai fini par entendre parler de In God We Trust (toujours chez les Requins Marteaux). Le projet – revisiter la Bible, épisodes I et II, à la sauce Ferraille – me plaisait bien, et, dès que l’opportunité s’en est présentée, j’ai donc acheté puis lu la chose.

 

Adonc, nous avons saint Franky, patron des amateurs de boublon et des bandes dessinées (un type bien, donc), qui nous rapporte pour notre plus grand plaisir quelques fameux épisodes des deux testaments, de la Genèse à l’Apocalypse, même si un peu dans le désordre, mais on s’en fout. C’est que Winshluss a une mission, dans In God We Trust : sauver nos âmes pécheresses et ignorantes en nous disant ce qu’il y a au juste dans le Livre des livres, histoire de mourir moins bête, et si possible d’aller faire un saut au Paradis plutôt qu’en ENFER. Ambition louable, qui va s’exprimer dans des cases avec des bulles, parce que lire vraiment la Bible, c’est quand même sacrément chiant (pour ma part, dans l’Ancien Testament, j’ai jamais pu franchir les Nombres ; j’ai lu le Nouveau, mais quel pensum…).

 

On s’en doute : dans sa mission d’édification religieuse, Winshluss va adopter un ton absurde et blasphématoire. Certes, le blasphème, c’est foncièrement puéril, et peut-être même un peu ambigu (après tout, un agnostique convaincu comme votre serviteur, et a fortiori un athée, n’a pas besoin de blasphémer…), mais ça peut être vach’ment rigolo.

 

Ça peut.

 

Mais là, c’est triste à dire, le plus souvent, ça ne marche pas.

 

Oh, il y a bien quelques bons gags – comme celui de la tequila paf, crétin comme on les aime –, et les pubs sont toujours aussi hilarantes, mais on sourit plus qu’on ne rit, généralement. Pour une raison toute simple : la plupart des gags composant In God We Trust sont sacrément éculés, voire carrément faciles. Et, du coup, malgré quelques bonnes idées ici ou là, quand l’absurde l’emporte sur le blasphème (ou quand l’auteur fait intervenir Conan et Superman, ce qui marche forcément bien sur moi…), dans l’ensemble, on tourne les pages sans grande passion. Et plutôt qu’un bon Ferraille, on a parfois le triste sentiment de parcourir d’un œil distrait un mauvais Charlie Hebdo (oui, je sais, c’est un pléonasme)…

 

Graphiquement, on peut de même être un peu déçu : certes, c’est bien fait, et il y a bien un peu de variation de styles, mais on est quand même très loin de la maestria de Pinocchio, album mégalomane qui montrait toute la palette du talent de Winshluss.

 

Bref : ce n’est pas foncièrement mauvais, mais ça n’est pas bon pour autant ; et j’ai le sentiment d’avoir un peu gaspillé mes sous avec cet album dont j’attendais trop… On sait que Winshluss est capable de faire bien mieux ; alors, même en tant que fanboy, on ferait mieux de ne pas s’encombrer de cette pochade inutile. Déception…

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"Les Furies de Boras", d'Anders Fager

Publié le par Nébal

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FAGER (Anders), Les Furies de Borås et autres contes horrifiques, [Samlade Svenska Kulter], traduit du suédois par Carine Bruy, Bordeaux, Mirobole, coll. Horizons pourpres, [2011, 2013] 2014, 345 p.

 

Les jeunes éditions Mirobole m’ont tapé dans l’œil avec leurs chouettes couvertures à forte identité graphique, et tout particulièrement la collection « Horizons pourpres », abritant semble-t-il du chouette fantastique à la provenance plus ou moins improbable. J’avais ainsi envie, depuis pas mal de temps, de me lancer dans la lecture de Je suis la reine d’Anna Starobinets, dont j’ai entendu dire le plus grand bien. Mais les lecteurs qui m’ont précédé ont été unanimes : s’il y en avait un, parmi ces titres, qui m’était destiné, c’était de toute évidence Les Furies de Borås du Suédois Anders Fager. Il faut dire que, là encore, la couverture est explicite : il y a du tentacule dans le bocal.

 

Smloutch !

 

Et, oui, tout cela est effectivement très lovecraftien, mais à la sauce contemporaine. Les références ne manquent pas : si l’on ne cite directement ici que Nyarlathotep et Ithaqua, il y a des allusions transparentes à Shub-Niggurath, à Cthulhu, aux Profonds… Anders Fager ne fait sans doute pas vraiment dans « l’horreur cosmique » purement lovecraftienne, il se place clairement dans le registre fantastique plutôt que dans celui de la science-fiction, mais tout ceci est bel et bien « weird » au plus haut point, et s’avère très vite un régal.

 

Smloutch !

 

Au-delà de Lovecraft et de ceux qui l’entourent, références évidentes, la quatrième de couverture évoque également Stephen King (forcément) ou encore John Ajvide Lindqvist (qu’il faudra que je me décide à lire un jour) ; mais j’aurais pour ma part envie de citer un autre nom : les nouvelles composant Les Furies de Borås (une sélection prise dans trois recueils suédois) m’ont en effet furieusement fait penser au Clive Barker des « Livres de sang ». C’est dire si c’est de la bonne…

 

Smloutch !

 

Ce recueil est donc composé de nouvelles et « fragments » qui se répondent et se reprennent, gravitant surtout autour de la nouvelle titre : « Les Furies de Borås » constitue il est vrai une introduction de choix, avec ses lycéennes dévergondées qui sacrifient des mâles dans la tourbière… Du sexe, du sang et des tentacules : joli programme.

 

Smloutch !

 

Mais Anders Fager ne s’en tient pas à ce seul registre, et sait multiplier, avec une grande astuce et un certain humour, les expériences horrifiques. Certes, le thème de ces femmes qui ont pactisé avec des entités antédiluviennes (ou en sont elles-mêmes ?) et massacrent çà et là des mâles stupides revient à plusieurs reprises ; mais les variantes sont fort goûtues. On admirera ainsi la Profonde de « Trois Semaines de bonheur », ou encore le couple SM et leur étrange rencontre de « Encore ! Plus fort ! ». On retournera aussi avec grand plaisir dans le passé, à l’aube du XVIIIe siècle dans « Le Vœu de l’homme brisé », très touchant, ou aux débuts de la psychanalyse dans « L’Escalier de service », nouvelle très astucieuse et absolument délicieuse. Et le recueil se conclut sur « Le Bourreau blond », superbe nouvelle qui reprend, de même que certains fragments, une des protagonistes des « Furies de Borås ».

 

Smloutch !

 

Mais il est d’autres textes (je ne vais pas revenir ici en détail sur les « fragments », mais ils sont généralement du plus grand intérêt) qui jouent sur un tout autre registre. J’avoue avoir particulièrement aimé « Joue avec Liam », avec son gamin « innocent » qui s’amuse avec les « lapins-caca ». On notera enfin « Un point sur Västerbron », nouvelle très intrigante sur un suicide collectif de vieillards…

 

Smloutch !

 

Vous l’aure compris : Les Furies de Borås est un recueil de très grande qualité. À vrai dire, je le trouve même salutaire, en cette triste époque où le fantastique est le plus souvent réduit à peau de chagrin, quand il n’est pas noyé dans la bit-lit… Mais même au-delà : cela faisait très longtemps que je n’avais pas lu un aussi bon livre d’horreur contemporain. Indispensable ! On en veut encore, de ces nouvelles jubilatoires et riches en images fortes, à la fois sombres et drôles. Une vraie réussite, qui appelle une continuation… En attendant, foncez, c’est vraiment excellent.

 

Smloutch !

 

Smloutch !

 

Smloutch !

 

(NB : « Smloutch ! » est © Natacha Lamour.)

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"Offices & Humans", de Roope Eronen

Publié le par Nébal

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ERONEN (Roope), Offices & Humans. Le livre dont vous êtes l’être humain, [Offices & Humans], traduit du finnois par Kirsi Kinnunen, [s.l.], Misma, [2013] 2014, [n.p.]

 

Quand j’ai commencé le jeu de rôle, vers onze ou douze ans, ce fut avec des univers célèbres par ailleurs : Star Wars et, dans une moindre mesure, Le Jeu de Rôle des Terres du Milieu. J’avais Vampire en ligne de mire, mais j’étais décidément trop gamin pour l’apprécier… Cependant, le jeu qui m’a vraiment plongé dans cette passion et a constitué un déclencheur pour mes petits camarades, ce fut très classiquement Donjons & Dragons, le grand ancêtre créé par Gary Gygax (même si je jouais pour ma part à AD&D 2, et essentiellement dans les univers Dark Sun et Ravenloft – pas les plus classiques, donc). Je me rappelle avec une nostalgie douce-amère l’enthousiasme de ces longues parties où le délire le disputait à la bourrinade… Et mes persos ! Mon gladiateur demi-géant (oui, l’était plutôt du genre brutal, celui-là…), mon nécromancien avide de puissance (eh eh…)… Oui, de bons souvenirs, dans tout ça.

 

Et, de toute évidence, je ne suis pas le seul pour qui Donj’ a joué ce rôle fondateur. J’imagine qu’une bonne part de la population des rôlistes est également passée par là. Et c’est probablement le cas de Roope Eronen, l’auteur de la brève bande dessinée (au format et au graphisme très gamins, mais il ne faut pas s’y tromper…) qui nous intéresse aujourd’hui, et vient répondre à cette question fondamentale : si nous autres humains rêvons de mondes pleins de donjons et de dragons, à quoi donc rêvent les petits dragons ? Mais au monde des humains, bien sûr ! Et au plus périlleux, au plus fascinant et incompréhensible de ces mondes, celui de l’entreprise et des marketeux. Nos petits dragons – d’abord un maître et un joueur, puis, dans Offices & Humans Evolution, un maître (un dragon à deux têtes forcément un brin schizo) et deux joueurs – jouent avec la bénédiction de leurs parents (qui ont eu la chance de ne pas connaître Mireille Dumas, Jacques Pradel, etc.) des employés de bureau, des commerciaux généralement, impliqués dans des intrigues palpitantes : espionnage industriel, débauchage, ou encore création d’un nouveau jouet pour les gamins (à base de hérisson)…

 

Nos petits dragons (mais attention, hein, répétons-le : « Ce livre ne convient pas aux dragons de moins de 150 ans. »), armés de leurs fiches de personnages (des prétirés dans le deuxième scénario), se lancent ainsi à coups de dés dans des actions héroïques et palpitantes : faire marcher une photocopieuse, regarder ses e-mails, faire un power-point… et profitent de leur temps libre pour prendre une boisson énergisante, mater du porno sur Internet ou encore jouer à Sonic (mais c’est de la documentation pour le jouet à base de hérisson !).

 

On pourrait croire que ce dispositif, très amusant au premier abord, ne tiendrait pas la route bien longtemps, et lasserait vite le lecteur. Mais Roope Eronen se montre très malin, et sait ménager de belles surprises qui entretiennent l’enthousiasme. On admirera notamment, outre la plaisanterie efficace sur la vie des marketeux, la narration à deux niveaux – les dragons et leurs personnages humains – qui rend la lecture de ce petit volume parfois un peu acrobatique, mais avec toujours beaucoup d’astuce. De même, le graphisme très enfantin, déstabilisant au premier abord, se montre en fin de compte très approprié, et très utile pour faire passer les émotions des dragons, de l’enthousiasme à la frustration, en passant par la colère et la gourmandise.

 

Certes, on ne fera pas d’Offices & Humans une lecture indispensable (et on avouera au passage que c’est assez cher pour quelque chose qui se lit aussi vite…). C’est néanmoins une belle idée, bien concrétisée, et, si je ne suis pas certain que le public en général s’y retrouvera, je pense néanmoins que cette bande dessinée originale saura séduire les rôlistes, et pas seulement ceux qui ont fait leurs armes sur Donj’. Une friandise, en somme, aussi acidulée que ses protagonistes, bien vue, et porteuse d’une satire mordante de la vie de bureau qui vient transcender le gag originel de ces petits dragons jeteurs de dés bizarres avec plein de faces. Très rigolo.

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Pub copinage : deux rencontres dystopiennes

Publié le par Nébal

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"L'Etrange Histoire de Benjamin Button", de Francis Scott Fitzgerald

Publié le par Nébal

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FITZGERALD (Francis Scott), L’Étrange Histoire de Benjamin Button, suivi de La Lie du bonheur, traduit de l’américain par Suzanne Mayoux, traduction révisée, Paris, Gallimard, coll. Folio 2 €, [1967, 2008] 2010, 103 p.

 

Ma quête de tout petits bouquins n’exclut certes pas les classiques. Quand j’ai demandé à La Libraire si elle avait des titres du genre à me conseiller, le premier, je crois bien, fut cette Étrange Histoire de Benjamin Button de Francis Scott Fitzgerald. Ce titre ne m’était certes pas inconnu, pas plus que le nom de l’auteur, même si je n’en avais rien lu jusqu’alors ; certes, j’avais bien entendu parler (a fortiori ces derniers temps) de Gatsby le Magnifique, mais sans jamais avoir touché à la chose ; quant à Zelda, pour moi, c’était avant tout une princesse qui se faisait sempiternellement enlever par des méchants, puis sauver par un petit couillon vêtu de vert… Pardonnez mon inculture, je vous en prie. Après tout, hein, il n’est jamais trop tard pour bien faire ? Je me suis donc emparé du petit bouquin que me désignait La Libraire, sélection de deux nouvelles tirées du recueil Les Enfants du jazz.

 

Commençons donc par « L’Étrange Histoire de Benjamin Button » à proprement parler. Une bien étrange histoire en vérité. Benjamin Button, en effet, quand il naît, a l’apparence d’un septuagénaire… Scandale à la maternité ! Son père, du coup, a du mal à accepter la chose, lui qui se préparait à changer les couches d’un bambin baveux. Mais il doit bien faire avec, et la famille de même. Le « petit » Benjamin, cependant, ne s’arrête pas là dans la bizarrerie : en effet, il rajeunit au lieu de vieillir, et, à mesure que les années passent, ses cheveux se foncent, sa taille diminue, etc. Il passe ainsi tout d’abord pour le grand-père de son père – on ne saurait accepter qu’il s’agisse d’un enfant, bien sûr, l’apparence étant reine –, puis pour son frère quelques années plus tard, avant de devenir un jeune homme (ô combien frivole et avide de succès), puis un enfant (enfin ! mais c’est un peu tard…), et… Bon. La fin coule de source (et, douce amère, elle est très belle, et indéniablement émouvante).

 

Mais la farce impliquée par cette nouvelle fantastique n’est en rien innocente ; la destinée pour le moins singulière de Benjamin Button sert en effet de prétexte à une vigoureuse satire sociale, d’une bonne société pour laquelle seules les apparences comptent. Benjamin Button est en effet coupable d’être différent ; certes, il n’est pour rien dans ce qui lui arrive, mais on ne le lui reproche pas moins : pourquoi fait-il son intéressant, celui-là ? Il ne pourrait pas faire comme tout le monde ? Voilà bien ce qui gêne : la singularité du fils Button, qui fait tout à l’envers. Ce qui est impardonnable, et suscite à maintes reprises le scandale. Rejeté et raillé quand il est vieux (donc jeune), désespérant un père qui aimerait bien le vêtir comme un nourrisson et le voir prendre du plaisir à agiter un hochet, Benjamin Button est longtemps destiné à aller de déconvenue en déconvenue : ainsi, pas question pour lui d’intégrer une prestigieuse école quand il atteint l’âge de dix-huit ans, puisqu’on lui en donne facilement trente de plus… Voilà bien toute l’étrangeté de son cas, dans cette hypocrisie généralisée, qui consiste à nier son existence tout en la jugeant insupportable. Sauf bien sûr quand Benjamin vieillit assez pour avoir l’air jeune : bel homme tout dévoué au plaisir, il connaît alors un indéniable succès, à même de le consoler de son mariage qui ne pouvait que mal tourner. Cette jeunesse doublée d’expérience constitue l’apogée de Benjamin Button, et la satire n’en est pas moins mordante à cette étape de sa vie qui se révèle plus heureuse. Mais il n’en a pas fini, bien sûr ; et comment croire que ce gamin qui se présente à la caserne dit vrai quand il prétend être général de brigade et vétéran de la guerre contre l’Espagne ? La tragédie reprend son cours, vers l’amont, et une fin inéluctable. Très belle nouvelle en effet qui, au-delà de son point de départ aussi grotesque que réjouissant, débouche donc sur une belle critique sociale de la bourgeoisie d’alors (et sans doute aussi d’aujourd’hui), sans oublier de dépeindre avec une nostalgie non exempte de raillerie l’âge idéal d’une jeunesse forcément dorée. Une réussite à la hauteur de sa réputation.

 

Je n’en dirais hélas pas autant de « La Lie du bonheur », texte qui, malgré une belle construction, m’a laissé dans l’ensemble totalement indifférent… Cette nouvelle, que je suppose lourde de réminiscences autobiographiques (inversées ?), sur deux couples qui se délitent, et notamment celui d’une actrice et d’un écrivain qui sombre dans la paralysie en attendant la mort, ne manque certes pas de qualités, et quelques pages sont assez bien tournées ; mais c’est tout de même l’ennui qui a dominé chez moi dans cette pièce en contrepoint de la précédente (et dénuée de fantastique, même si l’on pense volontiers à la thématique chère au genre du double). Bon, pas grave…

 

Une très belle nouvelle, donc, aussi drôle et pertinente qu’émouvante, prolongée par un texte à mon sens anecdotique. Je ne garantis pas, du coup, de poursuivre bien loin la découverte de cet auteur culte que fut Francis Scott Fitzgerald (franchement pas dit que Gatsby m’intéresse, notamment…), mais j’ai tout de même passé dans l’ensemble un bon moment avec ce tout petit livre. Je ne dirais pas qu’il s’agit là d’une lecture indispensable, et pas davantage transcendante, mais il y a tout de même quelque chose qui mérite le détour.

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"Les Neuf Sorcières", de Poul & Karen Anderson

Publié le par Nébal

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ANDERSON (Poul & Karen), Les Neuf Sorcières. Le Roi d’Ys, 2, [The King of Ys – Gallicenae], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Daniel Brèque, Paris, Calmann-Lévy – LGF, coll. Le Livre de poche Fantasy, [1987, 2007] 2009, 501 p.

 

Hop, deuxième volet du « Roi d’Ys » de Poul et Karen Anderson, après le très bon Roma Mater. C’est aussi, hélas, le dernier à avoir été traduit en français… Ce qui est franchement triste, étant donné la très grande qualité de cette saga, jusqu’à présent tout du moins. On ne fera en effet pas de mystère : Les Neuf Sorcières est un digne successeur du premier volume, et en conserve les principaux atouts, sur lesquels, dès lors, il ne serait guère utile de revenir ici.

 

La tension est le maître mot de ce deuxième tome, qui voit le Roi d’Ys et centurion Gratillonius instaurer un véritable âge d’or dans la cité armoricaine, mais non sans difficultés. Tensions avec Rome et avec l’Église, notamment. Maxime est devenu empereur… et ne tarde pas à payer d’ingratitude son fidèle centurion. Prenant prétexte de son attachement au culte interdit de Mithra, le parvenu, inquiet de la réussite de Gratillonius, va jusqu’à le soumettre à la torture… La querelle priscillaniste, la rivalité avec l’ancien empereur d’Occident, mais aussi avec le grand Théodose de l’empire oriental, dessinent la toile de fond d’une cour impériale qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Ce qui a toutefois une conséquence positive, qui est de déciller les yeux de Gratillonius. Celui-ci, de retour dans sa cité d’Ys, comprend dès lors qu’il ne peut plus adopter sa position antérieure de pleine allégeance envers Rome, et a fortiori envers Maxime. Sa politique s’en ressent, et, sous sa gouverne, Ys redevient véritablement indépendante, tandis qu’une puissance relativement autonome se développe dans l’Armorique entière, fondée sur d’anciens légionnaires, et même d’anciens Bagaudes, dont le très beau personnage de Rufinus.

 

Mais se pose également la question religieuse. Non seulement Gratillonius doit concilier tant bien que mal sa dévotion envers Mithra et le culte de Taranis, Bélisama et Lir, ce qui ne va pas sans susciter la grogne chez les notables ysans mais aussi chez certaines Gallicenae, mais il doit aussi faire de nombreuses concessions à l’égard du christianisme… et la grogne devient alors encore plus féroce. Une très bonne idée, ici, de la part des deux auteurs, consiste à accorder un rôle prépondérant à deux saints fortement charismatique, le célèbre Martin de Tours et Corentin, ce dernier devenant à la demande du centurion chorévêque d’Ys. Personnages fascinants, y compris pour un vilain agnostique tel que votre serviteur, qui, en temps normal, n’en a franchement rien à cirer des saints et de leurs prétendus miracles… Mais dans ce cadre, cela passe remarquablement bien. (On pourra noter que le futur saint Patrick fait également une brève apparition.)

 

Parallèlement, la vie suit son cours à Ys. La situation matrimoniale de Gratillonius occupe là encore une place importante, notamment du fait du décès de certaines Gallicenae et de leur remplacement par de nouvelles épouses… nécessairement liées aux précédentes, ce qui ne va pas sans poser problème. Il faut également accorder une grande attention à Dahut, la fille de Gratillonius et de la défunte Dahilis ; l’enfant marquée par le destin grandit sous nos yeux, chérie par la cité comme par son père, mais pointe à l’horizon un avenir funeste…

 

Enfin, bien loin de la cité merveilleuse, Poul et Karen Anderson nous font également connaître quelques épisodes particulièrement complexes de l’histoire irlandaise ; la dimension mythique des affrontements entre les chefs scots est savoureuse, mais j’avouerai pourtant avoir un peu moins goûté ces développements-là, parfois (souvent) difficiles à rattacher à la trame principale et, surtout, incroyablement compliqués, nécessitant d’ailleurs une profusion de notes en fin de volume…

 

Ceci dit, ce bémol tout relatif ne change rien à l’essentiel : Les Neuf Sorcières est bel et bien un très bon roman de fantasy historique, passionnant de la première à la dernière ligne, et servi par de magnifiques personnages, superbement campés. Le cadre est toujours aussi fascinant, la documentation bluffante, et les bonnes idées ne manquent pas (je ne peux m’empêcher de revenir ici sur le rôle des saints chrétiens, qui m’a décidément beaucoup séduit), qui font de ce deuxième tome du « Roi d’Ys » un digne successeur de Roma Mater.

 

Suite des opérations, en anglais donc (hélas…), avec Dahut.

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"Edgar Allan Poe", de Hanns Heinz Ewers

Publié le par Nébal

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EWERS (Hanns Heinz), Edgar Allan Poe, suivi de « The Raven » d’Edgar Allan Poe, [Edgar Allan Poe], traduit de l’allemand par Élisabeth Willenz, traduction allemande [de « The Raven »] de Hanns Heinz Ewers, traduction française de William L. Hughes, Cadillon, Le Visage Vert, coll. Essai, [1905, 1991] 2009, 94 p.

 

Bon, je ne m’en suis jamais caché, hein : la lecture d’Edgar Allan Poe a tendance à m’ennuyer un brin. Cela ne m’empêche certes pas de reconnaître son importance dans l’histoire des lettres et plus particulièrement de la littérature fantastique, mais le fait est qu’il n’a que rarement suscité mon enthousiasme débridé. Par contre, nombre de mes auteurs fétiches – au premier rang desquels H.P. Lovecraft, bien sûr – l’ont bel et bien placé au pinacle, sans doute à raison ; et je suis curieux, du coup, de lire ce que ces auteurs ont pu en penser.

 

Il est vrai, cependant, que je ne puis prétendre être connaisseur de l’œuvre de Hanns Heinz Ewers. Je crois juste l’avoir lu au détour d’un ou deux numéros du Visage Vert. J’étais néanmoins curieux de cette brève publication (aux éditions du Visage Vert, donc…), d’autant plus que l’on m’avait assuré qu’un béotien tel que moi, qui n’éprouve guère d’admiration pour Edgar Allan Poe, y trouverait malgré tout son compte. Et je peux bien d’ores et déjà le dire : c’est tout à fait vrai. Malgré mes préjugés concernant le sujet, c’est avec un grand plaisir que j’ai lu ce bref essai de critique littéraire à la plume tout à fait délicieuse (et merveilleusement rendue, comme de juste, par l’excellente Élisabeth Willenz). Et si je ne peux toujours pas prétendre, au sortir de cette lecture, partager l’enthousiasme de l’auteur pour son objet d’étude, j’en ai tout de même fortement apprécié l’analyse, et je ne peux que m’avouer vaincu par l’édition qui complète le volume du célèbre « Corbeau », en anglais (inimitable…), en allemand par Ewers (là, je suis bien incapable d’apporter le moindre jugement) et enfin en français par William L. Hughes (bof).

 

Il y aurait beaucoup de choses à dire sur ce bref essai qui prend prétexte d’une déambulation dans l’Alhambra pour dresser le portrait littéraire d’Edgar Allan Poe. Trop, sans doute, pour ce compte rendu, avec le risque de sombrer dans la paraphrase, ce qui serait pour le coup particulièrement absurde. Je n’en relèverai donc que quelques points saillants, qui m’ont particulièrement interpellé (en notant cependant déjà que les quelques éclairages biographiques apportés par Ewers, concernant le grand amour de Poe, m’ont fait mieux comprendre, moi, l’ignorant, l’importance que j’avais déjà relevée sans en connaître la raison du thème de la « morte-vivante » dans l’œuvre du poète…).

 

L’essai s’ouvre largement sur un cri de colère d’Ewers à l’encontre des biographes de Poe, notamment Grimswold et Ingram, et j’avoue avoir trouvé cette dimension tout à fait intéressante, et, hélas, toujours actuelle. Ewers s’insurge en effet contre la tendance à juger du génie de son sujet en fonction… de sa moralité, et plus précisément de sa consommation d’alcool. Ici, j’ai envie de procéder à une longue citation :

 

« Il buvait. – Il ne buvait pas ! Voilà comment les Anglais se querellent au sujet de leurs poètes ! laissant Milton mourir de faim, volant à Shakespeare l'œuvre de toute une vie, fourrageant de leurs doigts crochus dans les histoires de famille de Byron et de Shelley, répandant leur venin sur Rossetti et Swinburne, condamnant Wilde au bagne et montrant du doigt Charles Lamb et Poe... parce qu'ils buvaient !

 

« Je suis finalement heureux d'être allemand ! Nos grands hommes, eux, avaient le droit d'être... immoraux. « Immoraux », c'est-à-dire pas exactement moraux au sens où l'entendent les bons citoyens et les curés. Lorsque l'Allemand dit : « Goethe fut notre plus grand poète », il sait bien que sa conduite ne fut pas absolument irréprochable, mais il ne lui en tient pas vraiment rigueur. L'Anglais, quant à lui, affirme : « Byron était immoral, par conséquent ce n'était pas un grand poète. » Il n'y a qu'en Angleterre que le mot de Kingsley, cet abject ratichon moralisateur, sur Heine pouvait devenir proverbial : « Ne parlez pas de lui... cet homme était mauvais ! »

 

« Lorsqu'il n'y a cependant plus d'autre issue, lorsque tous les peuples alentour célèbrent et aiment ces poètes anglais « immoraux », l'Anglais se voit bien contraint d'en parler à son tour et alors... il ment. Loin de renoncer à son hypocrisie, le voici qui proclame : « De nouvelles investigations ont montré que cet homme n'était absolument pas immoral, bien au contraire : il était de la plus haute moralité, son âme n'était que pureté et innocence ! » Et c'est ainsi que ces fourbes d'Anglais ont racheté l'honneur de Byron. Il ne nous faudra plus attendre très longtemps avant que Saül Wilde ne se transforme en saint Paul ! Ainsi, pour Poe, la relève d'un Grimswold fut assurée par celle d'un Ingram : « Mais non, il ne buvait absolument pas ! »

 

« À présent, les Anglais peuvent reconnaître Edgar Allan Poe, dès lors qu'on lui a officiellement décerné un certificat de bonne moralité ! »

 

Au-delà de l’attaque anti-anglaise sans doute bien de son temps, il me semble qu’il y a là quelque chose de très juste, que l’on a hélas pu constater dans bien des domaines ; jusqu’à Sade que l’on cherche ainsi à « réhabiliter » ! Et je pourrais bien sûr revenir ici sur Lovecraft…

 

Mais je n’en tire pas les mêmes conclusions qu’Ewers : en effet, s’il ne fait en aucun cas l’apologie de l’alcoolisme comme vecteur authentique de création artistique, s’il ne dit pas que Poe était un génie parce qu’il buvait, ce qui serait tout aussi absurde que les accusations et dénégations qu’il stigmatise à bon droit, il n’en a pas moins tendance à considérer que Poe n’était pas alcoolique, disons, « dans le vide », mais qu’il y avait bien une corrélation, sinon une causalité directe, entre sa consommation d’alcool et sa production littéraire. C’est à mon sens une erreur, un héritage des « paradis artificiels » malgré tout ; à mon sens, l’alcoolisme de Poe est une donnée extérieure, et ce n’est que rarement et sans doute indirectement que l’on peut établir un lien entre cet alcoolisme et l’art du poète. Mais Ewers évoquait Wilde, à juste titre, et je ne me lasse pas de répéter cet aphorisme issu de la préface de Dorian Gray : « Un livre n’est point moral ou immoral. Il est bien ou mal écrit. C’est tout. » Et c’est bien entendu toujours aussi vrai aujourd’hui.

 

Il faut dire que, chez Ewers, cette analyse de l’alcoolisme de Poe débouche sur une sorte de théorie littéraire. Trois points me paraissent importants : tout d’abord, pour Ewers, la création artistique est une souffrance, voire une torture, et il s’insurge contre ceux qui prétendent que l’on peut créer quelque chose de valable sans douleur… Ensuite, cela débouche sur un certain « élitisme », et Ewers ne mâche pas ses mots à l’encontre des « imposteurs » qui singent les grands poètes, et de ceux qui « consomment » leurs œuvres, tels ces touristes dans l’Alhambra qui ont avec eux leurs best-sellers du temps et le consultent comme un Baedeker. Enfin, on aboutit à un idéalisme forcené :

 

« L'action n'est rien – la pensée est tout. La réalité est laide et rien ne saurait justifier l'existence de la laideur. Les rêves, eux, sont beaux, et ils sont vrais car ils sont beaux.

 

« Voilà pourquoi je crois aux rêves comme à l'unique réalité. »

 

Mazette. C’est bourrin, tout de même. Passablement provocateur, sans doute, peut-être plus encore à l’époque qu’aujourd’hui, quand bien même nous vivons dans une ère tragique où les mots de « réalisme » et de « matérialisme » se sont vus accoler les connotations les plus vulgaires (pour ne pas dire les plus « cyniques », autre terme dévoyé…). En tant que tel, ce n’est sans doute pas à prendre totalement au sérieux, et cela m’a rappelé, pour le coup, les aphorismes de Wilde dans l’immortelle préface citée plus haut.

 

Quoi qu’il en soit, ce texte, aussi contestable soit-il – et honnêtement je ne vois personne capable de prétendre y adhérer à 100 % –, est d’une lecture tout à fait intéressante. Et puis, il faut bien le reconnaître, la plume est là, qui mérite à elle seule le détour, aussi belle qu’agressive, délicate dans ses admirations et d’une violence extrême dans ses détestations.

 

L’essai d’Ewers, ainsi, remplit sans doute sa mission : il séduit et interroge, au-delà des affinités que l’on peut ressentir pour la vie (hors-sujet ?) et l’œuvre de Poe. Si l’on y ajoute l’époustouflant « Corbeau » qui complète le volume, et les superbes et nombreuses illustrations qui émaillent ce petit ouvrage, on ne peut que se féliciter de cette publication tout à fait intéressante, voire admirable ; oui, même moi, le vilain hérétique, le temps de cette lecture, j’ai eu le sentiment, sinon de comprendre Poe, du moins de comprendre l’enthousiasme qu’il a pu susciter ; et mine de rien, ce n’était pas si évident que ça (et Baudelaire n’y était jamais parvenu en ce qui me concerne, Lovecraft tout juste)…

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"Roma Mater", de Poul & Karen Anderson

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ANDERSON (Poul & Karen), Roma Mater. Le Roi d’Ys, 1, [The King of Ys – Roma Mater], traduit de l’anglais (États-Unis) par Jean-Daniel Brèque, Paris, Calmann-Lévy – LGF, coll. Le Livre de poche Fantasy, [1986, 2006] 2009, 566 p.

 

Si Poul Anderson est probablement surtout connu pour ses récits de science-fiction, il ne s’est cependant pas limité à ce seul genre, loin de là, et a commis quelques merveilles en fantasy – à vrai dire, même sa science-fiction, touchant plus qu’à son tour à l’histoire et au mythe, en a parfois la saveur. Et dans cette production sans boulons, pour reprendre le célèbre mot de Terry Pratchett, une place particulière doit être attribuée, sans doute, au grand cycle qu’il a écrit avec son épouse Karen, consacré à la cité mythique d’Ys.

 

Allons bon.

 

Ys.

 

Ys !

 

Malgré ma haine viscérale de la Bretagne et des Bretons, je ne pouvais pas décemment passer à côté de ça. D’autant que – ça remonte, hein – la lecture d’Orphée aux étoiles de Jean-Daniel Brèque avait aiguillé mon intérêt sur la fantasy andersonienne, et tout particulièrement sur ce cycle tardif. Le prochain Bifrost étant consacré à Poul Anderson, c’est tout naturellement que je me suis proposé pour traiter de cette œuvre qui m’intriguait fort… et ce en dépit de son triste parcours éditorial français : en effet, seul les deux premiers tomes en ont été traduits, les deux derniers restant inédits dans la langue de (ce con de) Molière, et ça risque à vue de nez de rester un bon moment comme ça… Dommage, tout de même. Oui, dommage ; car je peux d’ores et déjà le dire : à la lecture, du moins, de ce premier tome qu’est Roma Mater, « Le Roi d’Ys », c’est de la bonne. Et même de la très bonne.

 

Notamment du fait d’un cadre brillant, et extrêmement documenté (nombreuses notes en fin de volume ; parfois très intéressantes, certes, mais j’avoue ne pas les avoir toutes lues, tant cela vient rompre le rythme de lecture…). Nous sommes en effet à la lisière de l’Antiquité et du Moyen-Âge : Rome est sur le point de tomber. La pax romana n’est plus qu’un lointain souvenir enjolivé. Les débris de l’Empire sont scindés en Orient et Occident (au mieux). Les barbares sont aux portes, et les franchissent allègrement quand l’envie leur en prend. Quant aux vieilles religions, elles tombent sous les coups de boutoir aussi geignards qu’intolérants des sectateurs du Christ.

 

D’où Gratillonius. Centurion romain, il combat sur le mur d’Hadrien, contre les Scots et les Pictes. Adepte de Mithra, dont le culte est persécuté, il est assurément une relique d’un autre temps. Mais la mission que va lui confier son général Maxime, bien décidé à devenir Empereur, va le conduire hors du temps. En effet, la guerre civile que projette ledit Maxime ne saurait être envisagée à la légère, et il a besoin d’hommes de confiance pour maintenir le calme, si ce n’est forcément provoquer l’adhésion, dans les principales régions de Bretagne et de Gaule.

 

Et c’est pourquoi Maxime envoie Gratillonius à Ys, à la pointe de l’Armorique. Ys ! Cité de fantasmes, à demi cachée, « oubliée » par la chronique, et sur laquelle courent bon nombre de légendes… Gratillonius se rend donc sur place pour y voir de plus près, et s’assurer la neutralité bienveillante de l’ancienne colonie carthaginoise.

 

Mais, à peine arrivé sur place, la tradition ysane s’empare de Gratillonius pour chambouler son destin. Les Gallicenae, les neuf sorcières épouses du Roi d’Ys, le cruel Celte Colconor, ont manipulé celui-ci pour qu’il provoque en duel le centurion au Bois du Roi. Gratillonius l’emporte… et la tradition veut dès lors qu’il devienne à son tour le Roi d’Ys ! Hop, il épouse les Gallicenae, et accepte le titre (en refusant le symbole de la couronne, prohibé par Mithra). Et découvre ainsi tout un univers fascinant, aux us et coutumes très particuliers.

 

La double allégeance de Gratillonius, envers Rome et désormais envers Ys, ne facilite pas nécessairement les choses… pas plus que son culte de Mithra, dont on peut craindre qu’il entrave quelque peu sa dévotion envers les trois protecteurs de la cité, Taranis, Bélisama et Lir, s’il ne la prohibe pas.

 

Or le centurion compte bien user de ce statut imprévu pour remplir à bien sa mission, notamment en repoussant, par la magie et par l’épée, une offensive des Scots sur le Liger. En résulte une malédiction, dont on connaît bien l’issue… mais ceci est une autre histoire.

 

Ce premier tome nous emmène donc à la suite de Gratillonius, du Mur en Bretagne à la cité armoricaine d’Ys ; il s’achève avec la naissance tragique de Dahut, dont on devine l’importance cruciale pour la suite. Et il est passionnant de bout en bout.

 

On ne peut pas dire, pourtant, que l’action soit le maître-mot de Roma Mater ; à vrai dire, si l’on excepte le duel avec Colconor et la bataille contre les Scots, il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent en la matière… Mais peu importe, tant la description de cet univers en bout de course est poignante et entraînante. Le cadre superbement détaillé est donc un atout majeur de ce premier volume du « Roi d’Ys ». La complexité du personnage de Gratillonius en est un autre. Si l’on y ajoute les délicieuses manœuvres politiques des Gallicenae et autres notables ysans, on a d’autant plus de quoi se régaler. Reste une dimension qui est loin d’être négligeable : la dimension sentimentale, voire érotique, dès lors que l’on traite des rapports du Roi d’Ys avec ses neuf reines. Ce qui pourrait faire peur à vue de nez, mais les deux auteurs manient fort adroitement le thème.

 

Aussi ce tome introductif est-il pleinement une réussite. Le livre a beau être assez volumineux, les références ont beau être nombreuses et complexes, on se passionne pour ce mythe très particulier, reconstitué avec adresse et passion par Poul et Karen Anderson, qui ont su accorder la place nécessaire au hors-champ pour que le cœur de l’intrigue n’en ressorte que mieux. Un modèle de conception, du coup, qui ne peut que susciter l’enthousiasme du lecteur avide d’excellence en matière de fantasy.

 

On a même envie de poursuivre le travail, en en apprenant plus de son côté… Cependant, même si je connais déjà en gros le fin mot de l’histoire, je préfère ne pas me spoiler indûment, et laisser la priorité au beau récit de Poul et Karen Anderson.

 

Suite au prochain épisode, donc : Les Neuf Sorcières.

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