"Lovecraft Studies", no. 11
Lovecraft Studies, no. 11 (vol. IV, no. 2), West Warwick, Necronomicon Press, Fall 1985, 40 p.
Lovecraft Studies, suite. Robert M. Price, dans « The Revision Mythos » (un article dont une première version était parue dans Crypt of Cthulhu) s’intéresse aux apports de Lovecraft à son Mythe dans ses « révisions », et ils sont loin d’être négligeables. On voit ainsi comment le maître de Providence lui-même a joué de l’intertextualité en infusant ses créations dans les textes qu’il « corrigeait », mais aussi en faisant de même pour les inventions (« dieux », grimoires, lieux…) de ses petits camarades. Un texte fort instructif à plus d’un titre, et indubitablement érudit.
Donald R. Burleson livre ensuite un très bref article, « A Note on Lovecraft and Rupert Brooke », s’interrogeant, à partir d’un témoignage de Sonia Davis, sur l’influence qu’a pu avoir le poète Rupert Brooke (que j’avoue ne pas connaître) sur l’œuvre de Lovecraft. Le lien est surtout fait avec « L’Appel de Cthulhu ». Je ne suis pas qualifié pour en juger véritablement.
S. T. Joshi poursuit alors (et en principe conclut temporairement) son gros travail de synthèse avec « The Development of Lovecraftian Studies, 1971-1982 (Part III) ». Il s’intéresse cette fois à la critique lovecraftienne. Après avoir cassé pas mal de sucre sur le dos de « l’ancienne école » initiée et grandement influencée par August Derleth, l’auteur fait l’éloge de la « nouvelle école » qui s’en est émancipée (le mot est faible). L’occasion de saluer quelques précurseurs (dont Maurice Lévy, Joshi dit beaucoup de bien de son Lovecraft ou du fantastique), de faire coucou aux copains (comme Robert M. Price et Donald R. Burleson), et de s’envoyer à lui-même pas mal de fleurs (à juste titre, hein). Toujours enrichissant, et sans doute nécessaire pour aller plus loin, et développer l’ambitieux programme évoqué ici par Joshi, consistant à faire sortir les études lovecraftiennes du seul champ du fandom.
Une bizarrerie, ensuite, avec « Dagon in Puritan Massachusetts » de Will Murray, qui s’interroge sur l’origine de la référence à Dagon dans la nouvelle éponyme, mais plus encore à sa résurgence sous la forme de l’Ordre ésotérique de Dagon dans « Le Cauchemar d’Innsmouth »… et trouve une explication pour le moins déconcertante dans l’histoire du Massachusetts, à peu près contemporaine des procès de Salem. J’avoue être pour le moins perplexe : si c’est une blague, elle est assez bien tournée et plutôt rigolote ; si c’est « authentique » (?), c’est alors assez fascinant…
Suit un très bref texte (une liste, en fait) de H. P. Lovecraft, « Instructions in Case of Decease ». Sans commentaire…
Et l’on conclut traditionnellement, à part quelques brèves notes, sur plusieurs critiques. Peter Cannon se penche en des termes auxquels j’adhère volontiers sur The Private Life of H. P. Lovecraft de Sonia H. Davis (texte repris en français dans les Lettres d’Innsmouth). S. T. Joshi s’amuse à « prendre au sérieux » le Lovecraft’s Book de Richard A. Lupoff (qui deviendra Marblehead, si je ne m’abuse). Donald R. Burleson dit beaucoup de bien de l’Autobiographical Memoir de Frank Belknap Long. Steven J. Mariconda, enfin, se penche longuement et de manière pertinente sur le très intéressant In Defence of Dagon de H. P. Lovecraft (également repris en français dans les Lettres d’Innsmouth).
Suite au prochain numéro.
"Le Temps et les Dieux", de Lord Dunsany
DUNSANY (Lord), Le Temps et les Dieux, [Time and the Gods], traduit de l’anglais par Anne-Sylvie Homassel, illustrations de Sydney H. Sime, introduction de Max Duperray, Rennes, Terre de Brume, coll. Terres fantastiques, [1906] 2003, 188 p.
Retour à Lord Dunsany, dont j’avais tant aimé Les Dieux de Pegāna. Le Temps et les Dieux constitue une sorte de prolongement de ce premier recueil, dont on retrouve l’univers mythique, onirique ou bien antédiluvien, avec ses dieux et ses prophètes. Toujours magnifiquement illustré par Sydney H. Sime, il adopte cependant un format quelque peu différent de son illustre prédécesseur. Il est en effet découpé en deux parties : la première est constituée de courtes nouvelles (bien qu’un peu plus longues que les vignettes des Dieux de Pegāna), tandis que la seconde est composée d’une seule nouvelle, autrement plus longue que ce à quoi Dunsany nous avait habitués jusqu’alors, « Le Voyage du Roi ».
La plume de Lord Dunsany, toujours aussi délicieuse (à condition d’aimer les archaïsmes et les tournures alambiquées, hein), nous renvoie donc à cet univers teinté d’Orient, qui confronte les hommes aux dieux, et tous au Temps ; celui-ci est censé être le domestique, voire l’esclave, des dieux, mais il leur impose sa griffe aussi bien qu’aux hommes, et ce dès la première nouvelle qui donne son titre au recueil. Le Temps constitue à maints égards le personnage essentiel de ce recueil de nouvelles, et, si Dunsany, à l’occasion, sait toujours faire preuve d’humour dans ses constructions mythologiques, c’est toutefois d’un humour assez noir qu’il s’agit ; en fait, je n’ai pu m’empêcher de trouver la tonalité de ce recueil particulièrement mélancolique, en comparaison avec Les Dieux de Pegāna, qui jouait avant tout la carte de la fascination. Ici, le Temps et ses ravages sont omniprésents, les cités magnifiques tombent en ruine, et les hommes comme les dieux meurent, tandis que LA FIN reste toujours à l’horizon, solution qui n’en est probablement pas tout à fait une.
Par ailleurs, la mythologie dunsanienne tend, dans Le Temps et les Dieux, à se montrer plus désespérée, voire nihiliste, que dans Les Dieux de Pegāna (où cette dimension n’était pas absente, mais la mélancolie est cette fois bien plus caractéristique). Outre le rôle du Temps, les dieux sont toujours aussi sourds aux prières des hommes, quand ils ne se moquent pas d’eux ; et pour cause : plusieurs nouvelles attribuent la création des dieux aux hommes, et non l’inverse… La mythologie se teinte ainsi d’un agnosticisme assez marqué.
Cela dit, la fascination pure et simple reste de mise devant les merveilles que nous dévoilent les contes dunsaniens. Ils recèlent bon nombre de récits grandiloquents et ô combien séduisants des actes des dieux et des prophètes, ainsi que des paysages somptueux qu’ils arpentent. Sans vouloir faire dans le néo-paganisme (surtout pas !), on ne peut s’empêcher, à la lecture de Dunsany, de trouver bien mornes nos religions monothéistes, en comparaison… La création comme la destruction sont ici bien plus belles, dans un sens ; l’amoralité des dieux, l’aveuglement des prophètes, n’y changent rien : la plume de l’aristocrate irlandais séduit toujours autant dans sa description de faits et de lieux merveilleux.
Mais les contes dunsaniens ont aussi régulièrement des allures de fables, et l’on peut en retirer un certain contenu éthique visant à l’édification. C’est vrai des nouvelles de la première partie, bien sûr, mais peut-être plus encore marqué dans « Le Voyage du Roi », aux allures de long poème « philosophique », où un roi convoque des prophètes pour en savoir plus sur son (ultime ?) voyage ; les conceptions du monde s’affrontent, généralement guère souriantes, et la fin (LA FIN) est inéluctable.
Le Temps et les Dieux est ainsi à nouveau un très beau recueil. Toutefois, je n’irais pas jusqu’à parler de chef-d’œuvre, comme pour Les Dieux de Pegāna, dont la fraîcheur, la fausse simplicité et l’humour m’ont paru plus revigorants ; étrangement (surtout si l’on prend en compte mon tempérament habituel…), la tonalité à mon sens plus mélancolique de Le Temps et les Dieux prohibe un enthousiasme aussi marqué. Je note aussi – mais ce n’est pas vraiment une critique, dans la mesure où il s’agit d’un choix délibéré de l’auteur, parfaitement justifié par le fond comme par la forme de ses récits – qu’il vaut mieux, dans Le Temps et les Dieux, ne pas être allergique aux répétitions… et certains récits, à cet égard (a fortiori le dernier, bien sûr), me paraissent bizarrement un peu trop longs, les très brèves vignettes des Dieux de Pegāna se montrant en ce qui me concerne plus efficaces. Je ne vais pas bouder mon plaisir pour autant : Le Temps et les Dieux est bel et bien un très beau recueil, dont je recommande chaudement la lecture. Et je n’en ai de toute évidence pas fini avec Dunsany…
"Lovecraft Studies", no. 10
Lovecraft Studies, no. 10 (vol. IV, no. 1), West Warwick, Necronomicon Press, Spring 1985, 40 p.
Lovecraft Studies, suite. On attaque ce numéro avec « Notes on the Prose Realism of H.P. Lovecraft » de Steven J. Mariconda, nouvel article « stylistique » poursuivant largement celui que l’auteur avait livré dans le précédent numéro, avec à mon sens plus de réussite cette fois. J’en ai surtout retenu l’influence marquante des essayistes anglais du XVIIIe siècle, mais les autres développements, s’ils sont parfois un peu convenus, ne sont pas inintéressants pour autant.
Suit ce qu’on va charitablement qualifier « d’erreur », avec « Aleister Crowley and H.P. Lovecraft. The Occult Connection » de Barry Leon Bender, article mal écrit et maladroit qui ne peut bien entendu se fonder que sur des coïncidences dont il est impossible de tirer le moindre enseignement. Bon, on va dire que ça me prépare à la lecture du Necronomicon de Simon (j’ai peur…).
Retour aux choses sérieuses avec « The Development of Lovecraftian Studies, 1971-1982 (Part II) » de S.T. Joshi. L’auteur se penche cette fois sur les biographies de Lovecraft publiées durant la période. Sans surprise, c’est essentiellement celle de L. Sprague de Camp qui est longuement discutée et largement critiquée ; on notera le débat sur le racisme de Lovecraft à cette occasion. Par ailleurs, Joshi parle également des souvenirs de Frank Belknap Long, que je compte également lire prochainement, et le bilan semble sans appel : c’est a priori très mauvais…
« Within the Gates (by « One sent by Providence ») » est un bref discours de H.P. Lovecraft prononcé lors d’une réunion de la NAPA à Boston le 4 juillet 1921. Une occasion comme une autre de percevoir tant l’humour de Lovecraft que son engagement dans le monde du journalisme amateur (surtout auprès de l’UAPA, ce qui explique bon nombre des gags de ce texte jouant de la rivalité entre les deux organisations).
Donald R. Burleson livre ensuite un article étrange avec « Zen and the Art of Lovecraft ». Je ne cacherai pas qu’au début, j’ai craint de retrouver le même type d’absurdités que dans l’article de Barry Leon Bender précité… d’autant que le zen est une notion particulièrement difficile à manier sans sombrer dans la caricature. Mais l’auteur prend ses précautions, et livre au final quelques développements intéressants, même si la vraie question, dans tout ça, consiste à se demander ce que le virulent athée et ultra-rationnaliste qu’était Lovecraft aurait bien pu penser de la philosophie mystique zen…
Suivent les traditionnelles « Reviews ». Robert M. Price évoque en des termes auxquels je ne peux qu’adhérer Juvenilia: 1895-1905 de H.P. Lovecraft (une note de l’éditeur confirme que la date de « 1895 » mentionnée sur cette couverture est une erreur, et qu’il faudrait lire « 1897 »…). Will Murray s’intéresse au Pulptime de P.H. Cannon, pastiche (censément écrit par Frank Belknap Long) convoquant un Sherlock Holmes vieillissant auprès de Lovecraft ; le livre a intégré ma pile à lire (grâce à la Providence incarnée qui m’a également fourni tous ces précieux fanzines, merci, merci, merci), et semble bien intéressant… même si, à en croire le chroniqueur, il ne prend véritablement tout son sel que si l’on maîtrise bien la correspondance de Lovecraft, ce qui est loin d’être mon cas. David E. Schultz s’intéresse enfin à la nouvelle édition de The Dunwich Horror and Others de H.P. Lovecraft, basée sur les recherches textuelles de S.T. Joshi, et la couvre naturellement d’éloges.
À suivre…
"Scènes de la vie d'un faune", d'Arno Schmidt
SCHMIDT (Arno), Scènes de la vie d’un faune, [Aus dem Leben eines Fauns], nouvelle traduction de l’allemand et notes par Nicole Taubes, postface par Stéphane Zékian, Auch, Tristram, coll. Souple, [1953, 1962, 1976, 1991, 2011] 2013, 213 p.
Voilà un court roman sur lequel je me suis précipité dès sa sortie en « Souple », tant on m’en avait dit du bien – des gens de bon goût, hein. Et s’il m’a fallu attendre quelque temps avant d’en entamer la lecture (pour cause de westerns, notamment), j’ai profité du premier créneau qui m’a été offert pour me jeter à corps perdu dedans.
Mais je dois dire, n’en déplaise au postfacier Stéphane Zékian, que le premier contact fut pour le moins rude. Oui, au début, Scènes de la vie d’un faune m’a fait l’effet d’un roman « difficile », d’un abord franchement ardu. C’est qu’Arno Schmidt y fait preuve d’un goût prononcé pour l’expérimentation formelle (que je ne saurais définir plus précisément en raison de mon inculture crasse…) et que, si la langue frappe très vite par sa beauté intrinsèque (la traduction relevant du tour de force), je craignais néanmoins de succomber face à cette « avant-garde » qui n’en était pas totalement une (un roman de son temps, nous dit-on), et de m’avouer vaincu devant un roman qui, malgré ses qualités stylistiques, était franchement too much pour votre serviteur.
Mais non. Et, en définitive, je me dois de donner raison à Stéphane Zékian : en dépit des apparences, Scènes de la vie d’un faune n’est pas un roman particulièrement difficile, son abord n’est pas si ardu que cela ; à tel point, en fait, que je me suis retrouvé à dévorer à vitesse grand V ce court roman, captivé comme rarement, et enchanté tant par la plume d’Arno Schmidt que par son propos. Et je comprends très bien, maintenant, ceux qui crient au chef-d’œuvre, et tends à me joindre au chœur…
Dispositif :trois chapitres. (1939 pour les deux premiers, 1944 pour le dernier.) Des paragraphes brefs introduits par des italiques, s’enchaînant (?) comme autant de vignettes ; une ponctuation – pour le moins : étonnante !! Oui ; et créations lexicales : à tout bout de champ.
Heinrich Düring. Petit fonctionnaire acide, quinqua, qui baigne dans la médiocrité de l’Allemagne hitlérienne de l’immédiat avant-guerre. Au bureau, on nazifie entre deux blagues salaces, commentaires météorologiques et rapports footballistiques. Et à la maison : pareil. Düring subit son quotidien morose auprès d’une femme tenant quelque peu de la bécasse, et d’enfants ineptes, dont un bravache membre des Jeunesses hitlériennes. C’est absolument insupportable.
Alors Düring pense à l’évasion. Déjà, dans les bras de la louve, Käthe, séduisante lycéenne. Et puis, quand le sous-préfet (ce crétin) lui confie une mission d’archivistique, il se lance dans l’étude de documents poussiéreux sur l’histoire du Hanovre, et notamment la période de l’occupation par les Français. Là, il se retrouve intrigué par l’histoire d’un déserteur de l’armée napoléonienne, petit, maigriot, qui aurait vécu dans une cabane dans les bois pendant plusieurs années ; et Düring de se lancer en quête de ce faune, et de son utopie détachée autant que possible de la guerre ; déserteur à son tour, faune à son tour, loin de la bêtise en uniformes.
Scènes de la vie d’un faune offre un tableau saisissant (et passablement nihiliste, même si pas totalement) de l’Allemagne nazie d’avant-guerre. Sans avoir à faire péter directement les costumes, les brassards, et les gueulantes à la radio ; le régime s’immisce, insidieux, dans le terne quotidien. La guerre y est omniprésente, elle obsède l’anti-héros Düring, mais est pourtant traitée dans l’ellipse (comme s’il ne se passait rien entre 1939 et 1944). Ce qui domine, c’est ce sentiment de médiocrité et de bêtise rance qui infecte tout. Superbe performance de la part d’Arno Schmidt, qui se montre d’une finesse dans le dégoût digne de tous les éloges. Roman détaché des croyances (sauf dans l’art, mais pas tout l’art) comme de la morale, Scènes de la vie d’un faune se montre pourtant vibrant, et le lecteur ne peut que se laisser emporter par les récriminations muettes de Düring, et ses passions parfois étonnantes.
Mais, au-delà de la subtilité du tableau et de la puissance du propos, ce qui frappe tout d’abord dans le roman d’Arno Schmidt, c’est cette plume extraordinaire, qui expérimente à bon escient. Scènes de la vie d’un faune, avec sa narration déstructurée, ses ellipses, son coq-à-l’âne, ses néologismes souvent réjouissants, s’affiche comme un poème en prose d’une beauté rare. Je voudrais citer, mais ne peux vraiment m’y résoudre – j’ai eu envie de corner chaque page ou presque, tant la langue est belle… Il faut le lire, voilà. S’abandonner à la dextérité formelle de l’auteur, à son inventivité géniale, à la force incommensurable de ses procédés littéraires.
Alliance détonante d’un fond aussi pertinent que puissant et d’une forme sans pareille, Scènes de la vie d’un faune est un superbe roman, dont l’intelligence n’a d’égale que la beauté. Finalement, pas d’avant-garde ici, mais un roman intemporel ; comme le sont les authentiques chefs-d’œuvre.
EDIT : Gérard Abdaloff en parle malgré les interruptions de Charlotte Abdaloff ici.
"Lovecraft Studies", no. 9
Lovecraft Studies, no. 9 (vol. III, no. 2), West Warwick, Necronomicon Press, Fall 1984, 40 p.
Toi y en a vouloir encore du Lovecraft ? Alors moi y en a indiciblement parler toi Lovecraft Studies n° 9. Y en a décidément bon fanzine, même si tout pas si bon. Mais moi y en a arrêter parler « toi y en a » parce que ça être vite lourd (et, après tout, être langage hommes d’affaires, pas indicibles lovecraftiens).
On entame donc ce neuvième numéro avec Steven J. Mariconda et « H.P. Lovecraft: Consumate Prose Stylist ». Tout est dans le titre, ou presque. L’auteur revient ici sur les nombreuses critiques adressées au style lovecraftien dans ses textes de fiction, notamment son côté verbeux et « suradjectivé ». Je plaide coupable : je suis moi-même du genre à émettre de tels jugements de valeur. Je reconnais volontiers avec l’auteur que le propos et l’atmosphère des récits lovecraftiens justifient amplement l’usage très particulier qu’avait le maître de Providence de la prose. Et, après tout, j’aime ça… mais il me semble tout de même que ces critiques restent pertinentes ; elles ont certes quelque chose « d’académique », qui peut pas mal les invalider, mais le fait est que, dans toutes autres circonstances, le style de Lovecraft serait tout simplement ridicule, et n’échappe pas toujours à ce grief, même dans ses meilleurs textes. Mais il est vrai que, le plus souvent, HPL s’en tirait bien, à ce jeu de la corde raide ; est-ce cela qui en fait un « styliste consommé » ? Je reste un peu perplexe. Un artisan consciencieux, oui ; souvent habile, certes ; mais dans un registre très particulier, qui peut très légitimement filer des boutons. Moi, ça va, hein. Mais je ne pousse pas l’admiration pour le pôpa de Cthulhu jusqu’à la révérence envers une plume qui me semble tout de même contestable à l’occasion. Voilà un article de fan, quoi… et qui pèche un peu, à mon sens, en se focalisant uniquement ou presque sur « The Haunter in the Dark », soit un texte pour le moins tardif, c’est rien de le dire, où Lovecraft se montre sans doute plus adroit que dans certaines productions plus anciennes, qu’il est un peu trop « facile » de passer ainsi sous silence…
Will Murray livre ensuite une communication « On the Natures of Nug and Yeb », interrogeant ces deux mystérieuses figures du Mythe, qui interviennent régulièrement dans les fictions lovecraftiennes... mais qui, en définitive, ne se retrouvent vraiment explicitées que dans sa correspondance ! Un texte amusant, à n’en pas douter érudit. Cependant, je plaide coupable ici : je tends à me montrer « plus lovecraftien que Lovecraft »… En effet, Nug et Yeb s’inscrivent dans une généalogie mythique mélangeant un peu tout (l’extra-terrestre Cthulhu inclus, bien sûr, à côté des plus « divins » Azathoth, Yog-Sothoth, Nyarlathotep et Shub-Niggurath), et les lettres de Lovecraft où il se livre à ces divagations me font surtout l’effet de plaisanteries quant aux « yog-sothotheries »… J’ai du mal, décidément, avec ces développements faisant du soi-disant « Mythe de Cthulhu » une construction cohérente… même quand ils émanent du premier concerné.
John Strysik se penche ensuite, dans « Yin and Yang and Franz and Howard », sur la parenté, ou plutôt la complémentarité, des œuvres de Lovecraft et de Kafka. Réunir ainsi deux de mes auteurs fétiches a quelque chose de séduisant… mais l’auteur, malgré quelques développements judicieux, enfonce beaucoup de portes ouvertes, et je ne suis pas sûr que cela ait été une bonne idée que d’envisager tout cela sous l’angle du yin et du yang, peut-être plus ou moins bien digéré…
Le patron S.T. Joshi se lance ensuite dans une grande entreprise avec « The Development of Lovecraftian Studies 1971-1982 (Part I) » (deux autres parties doivent suivre). Il s’intéresse ici à la « dissémination » de l’œuvre lovecraftienne en anglais. Le rôle d’Arkham House et de Derleth y est longuement débattu, parfois sévèrement discuté, quelquefois loué tout de même ; on notera aussi l’indisponibilité pendant un temps de ces œuvres, a fortiori dans un format abordable et largement diffusé ; enfin, l’auteur ne manque pas, dans le domaine de la « small press », de vanter les productions de Necronomicon Press : on n’est jamais mieux servi que par soi-même, hein… Blague à part, c’est là un article fort intéressant et sans doute très pertinent, et dont l’utilité à l’époque ne fait aucun doute à mes yeux. Suite au prochain numéro.
Un bref texte de Howard Phillips Lovecraft himself ensuite, avec « Notes to “The Challenge from Beyond” », plus ou moins un synopsis du fragment lovecraftien (essentiel) du « round robin » dont je vous avais parlé ici. Intérêt pour le moins limité, du coup.
Restent les critiques ; enfin, la critique, dans un sens, puisque seul H.P. Lovecraft: A Critical Study de Donald R. Burleson est ici envisagé, quand bien même c’est sous la plume de deux exégètes, Robert M. Price tout d’abord (que je ne trouve décidément pas très pertinent dans cet exercice), S.T. Joshi ensuite. Tous deux s’accordent pour louer les grandes qualités de l’ouvrage de leur comparse, leurs critiques tenant peu ou prou du pinaillage. Je le note, donc…
Suite au prochain numéro.
"Warlock", d'Oakley Hall
HALL (Oakley), Warlock, [Warlock], traduit de l’anglais (États-Unis) par David Boratav, Paris, Rivages, coll. Noir, [1958, 2010] 2011, 704 p.
Western encore, avec une nouvelle fois un pavé, bien digne de Lonesome Dove ou Deadwood mais plus ancien, et loué par des gens très recommandables tels que Thomas Pynchon ou encore Rick Bass (préfacier de l’édition en grand format chez Passage du Nord-Ouest). Warlock d’Oakley Hall fait à vrai dire figure d’incontournable du genre, même si j’ai entendu à son sujet divers sons de cloche ; quant à moi, j’ai cependant choisi mon camp, camarades, et je n’hésite pas à parler de chef-d’œuvre. Ben oui. Encore…
Nous sommes à l’aube des années 1880, dans la ville minière imaginaire de Warlock. Mais pour être une construction de l’auteur, Warlock n’en fait pas moins penser à d’autres lieux entrés dans la légende de l’Ouest, et notamment Tombstone (OK Corral étant remplacé ici par Acme Corral, etc.). La ville est en plein développement, principalement en raison de ses mines, mais n’a pas véritablement de statut officiel, ce qui n’est pas sans lui poser quelques soucis… En effet, la ville est la cible des exactions d’une bande de cow-boys guère fréquentables, notamment ceux du clan McQuown. Les autorités, à Bright’s City, ne font rien pour aider les citoyens de Warlock, et leur shérif, terrorisé, vient de quitter la ville.
Alors le comité des citoyens – dont l’épicier Goodpasture, dont le journal est régulièrement cité – décide de lutter à armes égales en engageant un marshal, autant dire un tueur, nomme Blaisedell ; un « héros » de l’Ouest, et déjà reconnu comme tel : un écrivain (ou écrivaillon) lui a offert une paire de Colts à la crosse d’or pour le récompenser… Mais Blaisedell ne vient pas seul à Warlock ; il est peu ou prou accompagné de son ami Morgan, joueur invétéré et lui aussi fine gâchette, qui ne tardepas à ouvrir un saloon en ville. L’affrontement entre Blaisedell et McQuown sera dès lors inévitable, et un grand moment de cette confrontation sera le règlement de comptes de l’Acme corral…
Warlock, à l’instar des deux grands romans précités, fait intervenir une multitude de personnages ; le mot est à vrai dire faible : au début, on a franchement tendance à se perdre dans tous ces noms qui nous sont livrés à la mitrailleuse le long de pages extrêmement denses… Mais on s’y fait, et l’on en vient ainsi à s’impliquer résolument dans la ville même, en fin de compte le personnage essentiel du roman. Il faut dire que tous ces personnages – ou du moins la plupart – sont remarquablement campés, notamment en ce que leur complexité les rend tout à fait humains. Rares, d’ailleurs, sont les personnages totalement bons (à vrai dire, je ne crois pas qu’il y en ait) ou totalement mauvais (à part peut-être McDonald, le sinistre patron de la mine de la Medusa ? et peut-être Dad McQuown ?) ; on fait ici dans les nuances de gris, pas dans le tout noir ou tout blanc : le « héros » Blaisedell a sa part d’ombre (plus ou moins incarnée, d’ailleurs, par Morgan – le roman vaut aussi pour son remarquable tableau de l’amitié dans ce qu’elle peut avoir de plus délétère), tandis que les « méchants » cow-boys de McQuown suscitent plus qu’à leur tour l’empathie, leur chef inclus.
Au-delà, Warlock est un roman d’une extrême noirceur, un western « sauvage » et passablement nihiliste, jusque dans sa dimension sociale. Les « héros » y sont impitoyablement questionnés, l’hypocrisie du comité des citoyens stigmatisée sans états d’âme (voyez notamment le beau personnage du pseudo-juge Holloway, ivrogne porté sur les sermons…), et la violence est au cœur du propos. C’est ainsi, derrière Warlock, la nation américaine dans son ensemble qui se retrouve interrogée, avec un brio tout à fait remarquable.
Et pour illustrer ce mythe d’entre les mythes, Oakley Hall use d’une plume tout à fait appréciable, parfois un brin confuse peut-être (du fait de la multiplicité des intervenants), mais qui connaît plus qu’à son tour des fulgurances étonnantes, des moments de pure beauté. On se laisse emporter, du coup, par la virtuosité de la narration, et l’on devient part intégrante de la ville (l’identification se faisant à vrai dire surtout avec deux personnages, l’épicier Goodpasture donc, mais aussi l’adjoint au shérif Bud Gannon, superbe figure qui personnifie à elle seule tous les enjeux légaux et moraux de l’affrontement entre Blaisedell et le gang McQuown).
Roman très dense, saga fourmillante, d’une richesse impressionnante, Warlock demande peut-être quelques efforts, mais le jeu en vaut indéniablement la chandelle. Western exemplaire, véritable chef-d’œuvre du genre, précurseur probable du « néo-western », c’est un livre indispensable pour qui s’intéresse à cette littérature. Un grand roman, assurément, qui laisse une empreinte indélébile.
"Lovecraft Studies", no. 8
Lovecraft Studies, no. 8 (vol. III, no. 1), West Warwick, Necronomicon Press, Spring 1984, 40 p.
Retour aux fanzines lovecraftiens après une pause un peu plus longue que prévue consacrée aux westerns. Ce huitième numéro des Lovecraft Studies est consacré pour l’essentiel à l’interprétation et aux influences du soi-disant « Mythe de Cthulhu ».
On commence avec le très chrétien Robert M. Price. Dans « Demythologizing Cthulhu », l’exégète applique au Mythe les principes d’interprétation modernes du Nouveau Testament. Mouais… Le problème, c’est surtout que, ce faisant, il enfonce largement des portes ouvertes, l’idée étant que le « Mythe de Cthulhu » n’est pas une pure création littéraire, pas davantage la « vérité » d’un auteur occultiste (il s’en trouvait visiblement encore pour le prétendre !), mais l’expression allégorique des croyances de l’auteur, en l’occurrence de son matérialisme mécaniste et de son indifférentisme cosmique. Tout ça pour ça…
On passe à quelque chose de relativement plus intéressant avec « The Dunwich Chimera and Others. Correlating the Cthulhu Mythos » de Will Murray, qui se consacre à l’influence des mythologies préexistantes, et notamment de la mythologie grecque si chère à son cœur, sur la production littéraire et « mythique » de Lovecraft. Pas grand-chose de stupéfiant dans cet article, mais néanmoins quelques remarques fort judicieuses (d’autres le sont un peu moins, mais ça va encore…) et ça se lit avec plaisir.
Dans la même veine, Jason C. Eckhardt se penche, dans « Cthulhu’s Scald. Lovecraft and the Nordic Tradition », sur la possible influence de la mythologie nordique sur la création lovecraftienne. On sait, bien sûr, les revendications « nordiques » du bonhomme (même si on a effectivement du mal à le voir en Viking…), mais l’influence de cette mythologie sur son œuvre est plus problématique. Les développements de l’auteur de ce bref essai emportent plus ou moins l’adhésion, mais quelques éléments me semblent assez pertinents.
Suit un texte de H.P. Lovecraft lui-même, « More Chain Lightning », originellement publié dans The United Official Quarterly d’octobre 1915. C’est pour le moins édifiant – il s’agit d’un texte prohibitionniste vitupérant sur les horribles dangers de l’horrible alcool – mais d’un intérêt pour le moins douteux…
Après quoi S.T. Joshi livre une brève communication assez intéressante sur la diffusion de l’œuvre lovecraftienne de par le monde, avec « Lovecraft in the Foreign Press, 1971-1982 ». On y constate que la France conserve une situation relativement privilégiée (même si Joshi s’enthousiasme pour la publication du premier volume des Lettres, sans oser avancer encore que ce sera le dernier, hélas…), mais que le corpus lovecraftien se répand un peu partout, sous des formes très diverses. La conclusion m’a cependant laissé un peu perplexe, ou du moins un peu étonné, selon laquelle Lovecraft était, encore à l’époque, plus populaire à l’étranger que dans sa patrie, ce qui me paraît assurément vrai, notamment en France, dans la période précédant immédiatement, mais surprenant à l’orée des années 1980.
Cela dit, cela s’explique peut-être par l’état de l’édition des œuvres de Lovecraft aux États-Unis alors, dont témoignent les deux recensions en fin de volume : The Best of H.P. Lovecraft: Bloodcurling Tales of Horror and the Macabre (une édition de poche introduite par Robert Bloch), et, du côté de la « small press », Uncollected Prose and Poetry 3, dont je vous avais déjà parlé précédemment. De toute évidence, il y avait alors un appel pour de nouvelles éditions des œuvres de Lovecraft outre-Atlantique, et Joshi lui-même n’y a pas peu contribué…
"La Maison aux sept pignons", de Nathaniel Hawthorne
HAWTHORNE (Nathaniel), La Maison aux sept pignons, [The House of the Seven Gables], traduction [de l’américain] de Claude Imbert revue par Marie Elven, introduction, notes, chronologie et bibliographie par Anne Battesti, Paris, Flammarion, coll. GF, [1851, 1994] 2011, 348 p.
Commençons par un lieu commun : on lit souvent de bons livres pour de mauvaises raisons. Et c’est bien ce qui m’est arrivé avec La Maison aux sept pignons de Nathaniel Hawthorne. Le nom de l’auteur ne m’était certes pas inconnu, et cela faisait un moment que je comptais le découvrir. Mais, ce qui m’a porté à acheter chez mon épicier préféré cette Maison aux sept pignons, c’est une étrange mention en quatrième de couverture, une citation de Lovecraft (chez GF-Flammarion ?) présentant ce roman comme « la plus éminente contribution de la Nouvelle-Angleterre à la littérature fantastique ». Vous comprendrez que je n’ai pu faire autrement que m’emparer de la chose…
Or, le propos du maître de Providence me paraît un chouia contestable ; car le fantastique, ici, est finalement très très secondaire, à supposer même qu’il soit présent au-delà de la seule ambiance (il est vrai délicieuse, et qui ne manque pas, des procès de Salem au thème omniprésent de l’hérédité, de nous rappeler les grandes œuvres de Lovecraft) ; la maison en question est « hantée », oui, mais les guillemets s’imposent : c’est qu’elle est accablée par un lourd passé dont il semble impossible de se défaire. Par contre, une chose est claire : si vous voulez de la Nouvelle-Angleterre, vous serez effectivement servi. Là encore, c’est une question d’ambiance avant tout ; mais on comprend fort bien, en prenant en compte tout ceci, l’intérêt que pouvait manifester Lovecraft pour ce deuxième roman de Nathaniel Hawthorne.
L’histoire nécessite un préambule, qui nous renvoie aux fameux procès de Salem (la ville de Nouvelle-Angleterre où se situe l’intrigue n’est cependant pas nommée). Le colonel Pyncheon a acquis le terrain sur lequel il bâtit la Maison aux Sept Pignons en faisant condamner pour sorcellerie le dénommé Maule. Authentique sorcier, ou pas ? Quoi qu’il en soit, il ne manque pas de jeter une malédiction sur les Pyncheon, malédiction qui semblera se vérifier de génération en génération…
Bien plus tard, tandis que le portrait du colonel puritain continue de juger sa descendance dans le salon où il est accroché, nous faisons la connaissance d’Hepzibah Pyncheon, vieille fille à la grimace perpétuelle, contrainte par la nécessité financière d’abandonner sa condition de petite aristocrate et de rouvrir dans la Maison aux Sept Pignons une misérable boutique qu’elle ne sait trop comment gérer… Elle ne vit cependant pas seule dans la grande demeure décatie : se trouve dans un des pignons le photographe quelque peu subversif Holgrave. Et ce duo sera bientôt rejoint par la belle Phoebé, une Pyncheon de la campagne, et par Clifford, le vieux rejeton maudit de la famille, qui a depuis longtemps, suite à une mystérieuse histoire, sombré dans la folie. Et il faut également mentionner, dans l’ombre, l’inquiétante personnalité du « chef de famille », le juge Pyncheon…
Nathaniel Hawthorne, en décrivant tout ce petit monde, livre une étonnante et remarquable comédie de mœurs. Moi qui m’attendais plus ou moins à une excroissance américaine des gothiques anglais (mais oui, il y a de ça aussi), je fus pour le moins surpris par l’humour omniprésent du roman ; un humour quelque peu cruel, certes, mais néanmoins très efficace. Tableau impressionnant d’une semi-aristocratie puritaine foncièrement anachronique dans une région pourtant a priori hors du temps, La Maison aux sept pignons suscite plus qu’à son tour le sourire.
Mais il y a bien plus, forcément. Et il y a bien, oui, cette délicieuse atmosphère gothique qui imprègne l’ensemble de la trame. On devine, au cœur de la maison, des portes dérobées et autres cachettes ; l’hérédité, thème fondamental, marque de sa griffe tous les personnages, et c’est en cela que la maison est « hantée ». Et puis, bien sûr, il y a les personnages qui vont avec, de l’ombre inquiétante du colonel Pyncheon à la si charmante et naïve Phoebé…
Il y a, enfin, la plume de Nathaniel Hawthorne. Alors attention : c’est du bavard (parfois franchement à l’excès à mon sens…) et du précieux ; mais c’est d’une beauté remarquable. Le style de l’auteur, extrêmement travaillé et bien rendu par la traduction, renforce l’ambiance impressionnante du roman, participe de l’élaboration des si beaux portraits des protagonistes, autorise enfin quelques écarts, à moitié amusés, du côté de la philosophie ou du bel esprit.
Un beau classique, donc, qui m’a autant étonné que séduit. Va falloir que j’approfondisse la découverte de cet auteur, sans m’embarrasser forcément de pseudo-justifications lovecraftiennes.
"Utopiales 13", de Jérôme Vincent (dir.)
VINCENT (Jérôme) (dir.), Utopiales 13, Chambéry, ActuSF, coll. Les Trois Souhaits, [1991, 1994, 2008-2012] 2013, 386 p.
Ben oui. Comme chaque année depuis que c’est ActuSF qui s’en occupe – c’est-à-dire depuis 5 ans –, j’ai lu l’anthologie des Utopiales. Parce que, au fil des années, j’y ai tout de même lu de bien bonnes choses. Pas toujours, certes… Et il m’était difficile, en entamant la lecture de ce nouvel opus plus volumineux qu’à l’accoutumée, de faire l’impasse sur mon ressenti hérissé concernant Utopiales 12, et les réactions qu’il avait suscitées… Mais peu importe : du passé faisons table rase, tout ça… Mieux valait aborder cette nouvelle anthologie sans a priori, parce que sinon, hein, bon.
Et tant mieux, d’ailleurs : je peux d’ores et déjà vous dire que l’on n’y trouve rien d’aussi ignoblement putassier que l’affreuse novella d’Ayerdhal qui a fort logiquement remporté tous les suffrages la dernière fois, jusqu’à se taper le Rosny, prix du pire bien moins rigolo que les Razzies. Cela dit, le bilan reste des plus mitigé… et ce en dépit des jolis noms à l’affiche, qui ne tiennent pas forcément toutes leurs promesses.
Mais passons – ainsi que sur les présentations des auteurs, un tantinet risibles tant elles sont maladroites – et décortiquons plutôt les quatorze nouvelles et novellas composant cette anthologie officielle.
Commençons par le meilleur, tiens. C’est-à-dire, dans l’ordre de présentation des textes, par Sylvie Lainé avec « Grenade au bord du ciel » : une nouvelle irréprochable, non dénuée d’un certain charme poétique, qui confirme le grand talent de nouvelliste de cet auteur trop rare (mais on annonce un nouveau recueil toujours chez ActuSF, ai-je cru comprendre). L’autre très grande réussite de ce recueil, on la doit à Ian McDonald, avec « Trois Futurs », qui sont autant de révolutions ; l’auteur baroudeur nous régale de ses récits ô combien lucides aux quatre (enfin, trois) coins du monde : du très beau boulot, qui témoigne bien de ce que McDonald est capable de faire de meilleur.
D’autres textes sont au pire sympathiques, disons même plutôt bons, sans cependant atteindre le niveau des précédents, à mon sens tout du moins. On citera ici notamment Stéphane Beauverger pour « Vert Dur », nouvelle bourrée de bonnes idées sur les métamorphoses de l’écologie et du féminisme (j’ai inévitablement pensé à Ballard), au style plutôt léché, qui ne pèche à mes yeux que par son optimisme… autant dire que ce bémol, plutôt que cette critique, n’engage que moi, et que ce texte reste tout à fait recommandable. Même « problème » tout relatif pour « Comment je suis devenu un biotech » de Lucas Moreno, probablement un nouvelliste à suivre, décidément : il signe là un texte très ambitieux, très riche (je ne vois guère que le McDonald pour rivaliser sur ce plan, et encore, même pas sûr), sur la singularité et le devenir de l’humanité ; le problème… ben c’est que je n’adhère pas du tout, mais alors pas du tout, au propos, que je ne peux m’empêcher de trouver fâcheusement réac. Je reconnais néanmoins la grande qualité de la chose : c’est assurément très bien fait. Citons également ici Thomas Day pour « La Femme aux abeilles », seule nouvelle résolument axée « fantasy » de l’anthologie ; là encore, c’est très bien fait – ce qui n’étonnera pas de la part du monsieur – mais j’ai trouvé que ce texte manquait singulièrement de personnalité : le cadre m’a inévitablement fait penser au dernier Jaworski, le personnage à Chien du heaume de Justine Niogret… à tort ou à raison. Certes, il y a pire comme « modèle » (le terme n’est sans doute pas très bien choisi, je le concède…), mais c’est un peu déconcertant tout de même. Reste enfin dans cette catégorie Peter Watts qui, dans « Nimbus », nous dessine une terrible apocalypse ballardienne (oui, encore) à base de nuages intelligents… C’est très bien fait, c’est fort, mais je n’ai pu m’empêcher de trouver ce texte un brin frustrant de par sa brièveté.
Quelques textes médiocres, ensuite… à commencer par le « Dougal désincarné » de William Gibson, variation relativement amusante sur les fantômes, hélas desservie par un style tout bonnement affreux (je ne saurais dire si le problème vient de l’original ou de la traduction, mais il y a assurément comme un souci…). Andreas Eschbach livre avec « Les Fleurs de ma mère » un texte tout juste correct, mais sitôt lu, sitôt oublié. Orson Scott Card se montre très « pro » dans « Noël en enfer », ce qui aurait pu lui valoir une place dans la précédente catégorie ; mais j’ai trouvé (peut-être à cause de certaine prévention contre l’auteur…) que le « problème » rencontré dans la nouvelle de Lucas Moreno était ici beaucoup plus difficilement supportable, ce conte de Noël versant affreusement dans la moraline et la bondieuserie… Thierry Di Rollo, ensuite, fait du Thierry Di Rollo dans « J’ai eu trente ans », nouvelle tristement banale (ou plutôt « nano-banale »…). Citons enfin Jeanne-A Debats, qui conclut l’anthologie sur « La Fontaine aux serpents », une longue novella prolongeant son roman Métaphysique du vampire (aïe…), ce qui nous donne un polar transgenre parcouru de bonnes idées, mais un brin facile et pontifiant… et surtout plombé par un cul d’autant plus lourdingue qu’il est omniprésent.
Le reste est mauvais, à mes yeux en tout cas. Jean-Louis Trudel émaille « Trois Relations de la fin de l’écrivain » de quelques rares bonnes idées, mais le texte n’en est pas moins avant tout pénible, et la fin clairement ratée. Norman Spinrad livre avec « La Main tendue » une nouvelle fort convenue, et horriblement « mignonne », voire carrément niaise (c’est marrant, je voyais vraiment pas l’auteur se compromettre dans ce registre…). Jean-Pierre Andrevon, enfin, retoque à peine (j’imagine) une nouvelle datant de 1971, « Dans les mines de Mars » ; à l’époque, ça pouvait peut-être passer… mais aujourd’hui, a fortiori pour qui a lu Dick et Ballard (oui, encore !), dont l’œuvre a autrement mieux vieilli, c’est tellement caricatural et prévisible que cela en devient carrément risible.
Bilan plutôt mitigé, donc, pour cette nouvelle anthologie des Utopiales. Si l’on excepte l’abomination ayerdhalienne, les précédentes livraisons m’avaient – du moins j’en ai l’impression – habitué à mieux. Bon, je m’en remettrai, hein… En attendant, Utopiales 13 me fait l’effet d’un recueil plutôt dispensable, même si rien ne s’y montre à proprement parler scandaleux ; mais les bons textes sont noyés dans les moyens, et les bonnes idées dans la médiocrité. Dommage…
EDIT : Gérard Abdaloff, ce pochard, se montre bêtement méchant ici.