Overblog
Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

"Dieu-qui-Parle", de Tony Hillerman

Publié le par Nébal

Dieu-qui-parle.jpg

 

 

HILLERMAN (Tony), Dieu-qui-Parle, [Talking God], traduit de l’anglais (États-Unis) par Danièle et Pierre Bondil, Paris, Rivages, coll. Noir, [1989-1990] 1997, 338 p.

 

Et hop, là, comme ça, un polar navajo de Tony Hillerman de plus. C’est que je commence à en avoir lu un certain nombre, tout de même… Et ça fait toujours plaisir de temps en temps, malgré certains défauts récurrents sur lesquels on aura l’occasion de revenir.

 

Nous retrouvons donc notre duo de policiers navajos préférés, Joe Leaphorn – l’agnostique pas commode – et Jim Chee – le traditionaliste entre deux mondes. Qui vont de nouveau être amenés à bosser ensemble, mais pas tout de suite, pas tout de suite… et sur des affaires qui ne les regardent pas vraiment comme d’habitude.

 

Le chapitre introductif du roman est assez fort, qui nous présente les agissements du dénommé Henry Highhawk, un Blanc qui a un peu de sang navajo dans les veines, et aimerait bien rejoindre le Dineh, du coup. Et un activiste, donc, qui s’insurge contre la détention par diverses institutions américaines de squelettes d’Indiens, à des fins d’études anthropologiques. Aussi décide-t-il de déterrer les grands-parents d’une conservatrice de musée et de les lui envoyer par la poste… Un peu plus tard, Jim Chee est donc chargé d’arrêter Highhawk, à l’occasion d’une cérémonie appelée Yeibichai – celle qui fait intervenir Dieu-qui-Parle. Pas de problème – d’autant que le bougre est finalement plutôt sympathique (même si un peu taré). Sauf qu’il apprend ultérieurement que son amie Janet Pete est l’avocate dudit Belagaana… et qu’elle a l’impression qu’on la suit depuis qu’elle a été chargée de cette affaire. Ni une, ni deux : Jim Chee prend un congé et hop ! direction Washington, D.C.

 

Joe Leaphorn, de son côté, n’est pas parti en retraite. Et il s’intéresse de près – il est bien le seul, ou presque – à un cadavre retrouvé au milieu de nulle part, au bord d’une voie ferrée, cadavre dépouillé de tout signe d’identification, jusqu’à ses fausses dents qui ont été prélevées… L’affaire n’est pas de son ressort, mais, comme d’habitude, c’est plus fort que lui, Leaphorn enquête. Et remonte la trace de la victime jusqu’à…

 

Jusqu’à ?

 

Eh bien, oui, bravo, vous avez gagné : Washington, D.C. Ni une, ni deux : Joe Leaphorn prend un congé et hop ! direction la capitale.

 

Bien entendu, ces deux affaires sont amenées à se croiser – Highhawk et le Yeibichai constituant le lien, le lecteur le sait très tôt – et nos deux Indiens dans la ville vont de nouveau travailler ensemble.

 

Ce changement de cadre – la côte Est urbaine, bien loin des Four Corners – est un peu déstabilisant pour les amateurs de la série. Même maintenant, je suis incapable de déterminer si c’est un point fort ou un point faible du roman…

 

Mais, à côté de ça, j’ai le sentiment que Dieu-qui-Parle est plutôt un bon cru : l’enquête est riche et complexe, Tony Hillerman gère très bien son timing, et les personnages sont très réussis : Leaphorn et Chee, bien sûr, on a l’habitude, mais aussi Highhawk, couillon mais sympathique… et un tueur à la personnalité complexe. Enfin, Dieu-qui-Parle est un roman plus riche que de coutume pour ce qui est du fond, dans la mesure où il introduit avec adresse de passionnants et délicats problèmes éthiques.

 

Mais il y a toujours certains défauts (donc) ; essentiellement, le style est toujours aussi pourrave, et sans doute encore rendu plus pénible par une traduction décidément détestable (un bon dépoussiérage serait de rigueur…). C’est fort dommage, tout de même… Ajoutons que, malgré le changement de cadre, c’est quand même un peu toujours la même chose pour ce qui est des trames parallèles et de l’implication des personnages ; bon, pas trop grave non plus…

 

J’ai néanmoins, comme le plus souvent, passé une fois de plus un très bon moment en compagnie de Joe Leaphorn et Jim Chee. Et j’en redemande ; à suivre, donc.

CITRIQ

Voir les commentaires

"The Boiling Point", de Clark Ashton Smith, Forrest J. Ackerman, H.P. Lovecraft...

Publié le par Nébal

The-Boiling-Point.jpg

 

 

SMITH (Clark Ashton), ACKERMAN (Forrest J.), LOVECRAFT (H.P.) and many others, The Boiling Point, West Warwick, Necronomicon Press, [1933-1934] 1985, [n.p.]

 

The Boiling Point, c’était le nom d’une rubrique du Fantasy Fan, important fanzine (donc) du début des années 1930, rubrique de courrier des lecteurs qui se voulait résolument polémique. Ben ça n’a pas manqué… Ce tout petit fascicule, qui ne fait qu’une petite dizaine de pages, offre ainsi au lecteur épouvanté un aperçu pour le moins consternant du fandom des origines, qui n’était visiblement pas beaucoup plus appréciable que celui qui vivote aujourd’hui.

 

Tout commence avec une lettre du jeune critique Forrest J. Ackerman, qui, dans le numéro de septembre 1933, met avec joie les pieds dans le plat, en dénigrant vigoureusement la publication d’une nouvelle de Clark Ashton Smith, « Dweller in Martian Depths », dans les pages de Wonder Stories, revue en principe dédiée à la science-fiction (enfin, on disait encore « scientifiction » ou « stf », alors). Le point d’Ackerman est tout simple : pour lui, la nouvelle en question ne relève pas de la SF, mais davantage de la « fantasy » ou du « weird », et n’avait donc pas sa place dans cette revue ; avec pour corollaire qui coule de source (ou peu s’en faut) l’idée que – en schématisant – c’était mauvais parce que ce n’était pas de la SF…

 

Dès le numéro suivant, tir de barrage de la défense, représentée par Clark Ashton Smith himself, et ses copains H.P. Lovecraft, August Derleth et R.H. Barlow. Le jeune Ackerman s’en prend plein la tronche (de manière plus ou moins subtile selon les intervenants, mais c’est à la hauteur de l’attaque), la nouvelle est défendue pour ce qu’elle est – un truc a priori pas moins crédible que la plupart des publications estampillées « scientifiction » alors – et, au-delà, c’est la classique (déjà) querelle des genres : « weird » et « fantasy » (au sens anglo-saxon, hein, et des années 1930 encore) sont revalorisés, et la mauvaise SF impitoyablement descendue en flammes. La lettre de R.H. Barlow est à cet égard la plus révélatrice, qui condamne, citons-le, « the conventional type of […] trash printed in the average mercenary scientifiction magazine » : « a few helpless ray-projectors, heroines consisting mainly of lipstick and legs, and a dastardly villain ». Et CHBIM !

 

Et c’est parti pour une polémique particulièrement stérile (tellement, en fait, qu’on la retrouve sous diverses formes de nos jours…), opposant en gros partisans de l’imagination-qui-prend-le-pouvoir aux sectateurs de la TRUE SF déjà ghettoïsée.

 

(Arf. Je me rends compte que je prends malgré moi position rien que dans ma formulation du, aha, « débat » ; c’est que je suis faible…).

 

Polémique stérile, donc. On en vient très vite aux attaques personnelles des deux côtés (pour citer le camp « fantasy » / « weird », une certaine Natalie H. Wooley demande, chose stupide que l’on retrouve hélas encore aujourd’hui, si Forrest J. Ackerman, qui critique volontiers les textes des autres, serait capable d’en écrire lui-même, ce qui m’a rappelé de tristes phénomènes…), on s’énerve, et on campe sur ses positions, sans rien développer de vaguement, même très vaguement, constructif. Personne n’en ressort grandi, à vrai dire, et certainement pas le Fantasy Fan, qui, après le numéro de février 1934, jette l’éponge, et décide – ouf – de supprimer cette rubrique idiote (nombre de lecteurs avaient fait part de leur lassitude devant la querelle) (déjà, oui).

 

Moralité (enfin, si l’on veut…) : le fandom des origines pouvait déjà se montrer très con. C’est hélas le principal enseignement de cette toute petite brochure, pour le coup fort édifiante. Même si le pire, dans tout ça, c’est sans doute le triste constat que nous n’avons guère évolué en 80 ans…

 

Ah, le fandom…

Voir les commentaires

"The Illustrated Challenge From Beyond", de H.P. Lovecraft, A. Merritt, Robert E. Howard, C.L. Moore & Frank Belknap Long

Publié le par Nébal

The-Illustrated-Challenge-From-Beyond.jpg

 

 

LOVECRAFT (H.P.), MERRITT (A.), HOWARD (Robert E.), MOORE (C.L.) & LONG (Frank Belknap), The Illustrated Challenge From Beyond, illustrated by David Ireland, West Warwick, Necronomicon Press, [1935] 1978, [n.p.]

 

Étrangement (ou pas), je ne crois pas avoir jamais lu cette courte nouvelle qu’est « The Challenge From Beyond » (rien à voir avec « From Beyond ») en français, aussi ai-je sauté sur l’occasion de la lire en anglais dans le texte.

 

Il s’agit d’un « round robin » (c’est-à-dire une histoire dont chaque segment est écrit successivement par un auteur différent), composé à l’initiative de Julius Schwarz pour le troisième anniversaire du Fantasy Magazine (septembre 1935), qui voulait une collaboration « weird » et une de science-fiction ; celle-ci est la première des deux (l’autre, que je ne connais pas, et qui n’est semble-t-il pas glop du tout, faisant intervenir Stanley G. Weinbaum, Donald Wandrei, E.E. « Doc » Smith, Harl Vincent et Murray Leinster). Le moins que l’on puisse dire est qu’il y a ici du beau monde, Frank Belkap Long, le grand ami de Lovecraft à qui l’on doit notamment le chouette pastiche « Les Chiens de Tindalos », étant clairement le moins célèbre des cinq (aujourd’hui, a fortiori)… ce qui lui a d’ailleurs porté préjudice : il avait à l’origine écrit le deuxième segment, mais A. Merritt ayant refusé de poursuivre dans son sillon, il s’est d’abord retrouvé exclu de l’histoire, avant de revenir, mais en dernière position, à l’instigation de Lovecraft (toutes informations que je tire de la lecture de I Am Providence de S.T. Joshi)…

 

Envisageons donc brièvement chaque segment. C’est C.L. Moore qui entame les hostilités, de manière plutôt inoffensive d’ailleurs, en nous présentant simplement un campeur du nom de George Campbell qui « tombe » sur un étrange cube d’apparence antédiluvienne et semblant pourtant artificiel. Un point de départ un peu faiblard…

 

Cela dit, le ronchon A. Merritt n’arrange rien à l’affaire, sa contribution ne faisant très certainement pas avancer le schmilblick. Rien à en dire, en fait. Tout ça pour ça ?

 

Le gros de la nouvelle est finalement rédigé par H.P. Lovecraft : son fragment est le plus important en taille comme en matière de développement d’une intrigue jusque-là fort terne. Mais on ne peut pas dire qu’il se foule vraiment, dans la mesure où il ne s’agit guère que d’une variation (sur le plan spatial) de « Dans l’abîme du temps », excellente nouvelle qui forme un bloc avec celle-ci (les deux gagnent à être lues en parallèle ; de manière amusante, on pourra cependant noter que ce texte-ci a en fait été publié avant la nouvelle de Lovecraft…). On a un peu l’impression d’un auteur qui se contente de recycler une idée obsédante (sur le transfert d’esprit), sans trop s’appliquer (ou s’impliquer), mais peut-être cette impression vient-elle de la lecture antérieure de « Dans l’abîme du temps », nouvelle autrement aboutie…

 

C’est Robert E. Howard qui prend le relais. De manière aussi amusante que pathétique, il se livre à une véritable caricature de sa propre production ; autrement dit : BASTON ! Pas très convaincant. Dommage, le retournement de situation qu’il suscite aurait pu être intéressant – et se révèle étrangement lovecraftien sur le plan philosophique à maints égards –, mais, dans les faits, tout cela est bien artificiel…

 

À Frank Belknap Long de conclure, donc. Il renchérit sur le retournement de situation opéré par le pôpa de « Conan », en moins caricatural, mais le côté « fable » auquel tout cela aboutit, avec un sorte de « morale amorale », ne convainc pas vraiment…

 

Cette édition, comme son titre l’indique, comprend en outre quatre illustrations (vertes, très vertes) de David Ireland, assez correctes.

 

Au final, voici donc un texte très franchement anecdotique d’un point de vue objectif. Par contre, on peut très clairement en faire, plus qu’un « round robin » à proprement parler, un texte de Lovecraft, dans la mesure où c’est à peu de choses près le Maître de Providence qui fait tout le (sale ?) boulot. Au regard des noms des auteurs impliqués dans la chose, c’est sans doute un peu décevant, mais c’est ainsi. Pour les fans uniquement, donc.

Voir les commentaires

"I Am Providence", de S.T. Joshi

Publié le par Nébal

I-Am-Providence-1.jpg

 

I-Am-Providence-2.JPG

 

 

JOSHI (S.T.), I Am Providence. The Life and Times of H.P. Lovecraft, New York, Hippocampus Press, [1996, 2010] 2013, 2 vol., X + 1148 p.

 

Ayé. Il y aura fallu du temps, du sang, de la sueur et des larmes, mais je suis enfin venu à bout de I Am Providence, version « augmentée » de H.P. Lovecraft: A Life, qui constitue sans doute à l’heure actuelle, non pas la biographie « définitive » du Maître de Providence (qui sait ce que Joshi ou d’autres nous réservent encore ?), mais bien la plus complète que l’on puisse pour le moment concevoir.

 

Ce livre est un monstre. Ces plus de 1000 pages en deux volumes resserrés contiennent une somme d’informations inégalée, se rapprochant autant que possible – toujours en fonction de ce qui est connu à l’heure actuelle, hein – de l’exhaustivité. C’est que ça va très, très loin. On a l’impression, au fil des pages, de vivre avec Lovecraft au jour le jour. Le moindre détail de son emploi du temps semble consigné avec une frénésie vorace par Joshi, qui paraît capable de dire précisément ce que son sujet faisait à tel jour et telle heure, ce qu’il avait mangé la veille, combien ça lui avait coûté et si sa digestion était bonne (je n’exagère pas, ou à peine). On pourrait, dès lors, craindre le pensum… Mais non : tout cela est passionnant de bout en bout, et constitue une somme remarquable d’intelligence (dans tous les sens du terme).

 

Il faut dire que le sujet a de quoi fasciner. Lieu commun : si l’on ne fera pas de Lovecraft quelqu’un dont la vie à proprement parler est aussi extraordinaire que son œuvre (même s’il s’en est trouvé pour prétendre qu’il fut lui-même « sa plus grande création »), à l’instar d’un Philip K. Dick, disons (voyez Invasions divines de Lawrence Sutin, par exemple), ou encore d’un Sade (je suis sûr qu’il aurait adoré cette comparaison…), on accordera sans peine que sa personnalité hors-normes a généré, de même que son œuvre, un enthousiasme démentiel, proche du culte (eh). Et votre serviteur plaide coupable : je suis de ces grouillots en adoration extatique devant HPL (comme je le suis, pour évoquer d’autres auteurs à la vie relativement « paisible », devant Flaubert ou Kafka). Non que « j’aime » à proprement parler le personnage (dont bien des aspects me débectent encore, quand bien même, au fil des pages, on ne peut que se prendre de sympathie pour cet énergumène à la face lunaire), mais voilà : je veux le comprendre. Et Joshi est un très bon guide à cet effet ; quelqu’un qui, sans aller jusqu’à l’adoration inconditionnelle, loin de là (il est parfois un critique assez cinglant, notamment en ce qui concerne la polésie, mais aussi certaines nouvelles que j’apprécie énormément pour ma part), aime néanmoins profondément Lovecraft, lui, et qui sait trouver les mots pour aller au cœur de ce qu’il fut et de ce qu’il écrivit. Et I Am Providence constitue ainsi le compagnon idéal pour tout lovecraftien, permettant d’approcher au plus près l’homme, sa vie, son œuvre, et tout ce qui s’ensuit.

 

C’est toutefois un livre qui fait peur : dès les premières pages, le lecteur se voit bombarder d’informations généalogiques pointilleuses, remontant aussi loin que possible. Aussi commence-t-on bien avant la naissance d’HPL en 1890. Ce qui permet d’appréhender son milieu – celui d’une bourgeoisie WASP plutôt aisée –, de comprendre, du coup, certains aspects idéologiques du personnage, et d’entrevoir la chute à l’horizon, Lovecraft acquérant sur le tard tous les traits d’un déclassé, réduit quasiment à la misère.

 

Lovecraft est à n’en pas douter un enfant précoce, et – évacuons d’emblée la « légende noire » – son enfance est idyllique. Si sa santé fragile ne lui permet pas de suivre un parcours scolaire « normal », et si des drames entachent bientôt ses premières années (la mort de son père, la folie de sa mère, la mort de son grand-père Phillips, qui précipitera la ruine de la famille), HPL est néanmoins alors un enfant somme toute bien dans sa peau, qui a des amis (si), et fait des trucs de gamin « normal » ; mais pas que : il se tourne ainsi très vite vers l’écriture, notamment de polésie (avec sa fascination de « païen romain » pour les humanités, puis pour le XVIIIe siècle anglais – l’époque dans laquelle il se reconnaissait le plus, ce satané réactionnaire, voir la célèbre illustration de Virgil Finlay le représentant en perruque) et d’essais « scientifiques » (même si les guillemets peuvent être enlevés assez rapidement en ce qui concerne notamment l’astronomie : adolescent, il livre des chroniques régulières à des journaux locaux) ; quelques fictions, aussi, mais c’est loin de constituer l’essentiel de son travail (et, à vrai dire, cela restera vrai par la suite, même si c’est bien sa fiction qui lui vaudra une célébrité posthume ; mais, en regard notamment de son ébouriffante correspondance, c’est peanuts).

 

Mais voilà : « L’âge adulte, c’est l’enfer. » On ne se livrera pas ici à de la psychanalyse de comptoir ; on se contentera simplement de noter que, au sortir de l’adolescence, rattrapé par les drames familiaux, Lovecraft craque, et sombre dans la dépression nerveuse ; pendant quelques années, il sera effectivement le « reclus de Providence » de la légende (et il en jouera, d’ailleurs).

 

Ce qui sauvera Lovecraft – et permettra à terme l’émergence de son œuvre si singulière –, c’est le « journalisme amateur ». Et là j’ai envie, d’ores et déjà, de féliciter Joshi : j’ai l’impression, avec I Am Providence, de comprendre enfin ce qu’était ce « journalisme amateur », ce qu’il impliquait, en quoi il consistait au juste, quelles étaient ses tendances, ses dissensions, etc. Lovecraft, membre tout d’abord de l’UAPA – rivale de la NAPA qu’il rejoindra néanmoins plus tard –, se lance à fond dans cette activité, que ce soit au travers de son propre Conservative (titre éloquent…) ou des publications de ceux qui ne tardent pas à devenir ses amis (correspondants tout d’abord, et certains ne seront que cela toute sa vie, mais d’autres, plus nombreux, rencontreront notre héros en chair et en os ; c’en est bientôt fini du « reclus »). Pour le moment, il s’agit encore essentiellement pour lui de livrer de la polésie (médiocre, au mieux ; Lovecraft, et il en sera bientôt conscient, est un obsédé – compétent – de la métrique, mais ne brille guère sur le plan des images et de l’émotion) et des essais (notamment « politiques » ; surtout au sens des rivalités du monde du « journalisme amateur », à vrai dire, où Lovecraft n’hésite pas à polémiquer) ; la fiction ne viendra que tardivement.

 

Mais elle viendra, enfin (ou reviendra, plutôt), et ce sera résolument dans le genre « weird » (j’ai envie de préférer ce terme à celui de « fantastique », plus flou et pas forcément si juste que ça en ce qui concerne Lovecraft – a fortiori si l’on se tourne vers la fin de sa carrière, qui s’ancrera davantage dans la science-fiction, malgré tout le mal que l’intéressé a pu en dire). Des textes qui lui vaudront bientôt l’admiration de ses confrères. « Dagon » est à n’en pas douter une étape majeure : préfigurant déjà l’horreur cosmique des « grands textes » ultérieurs, cette nouvelle, qui sera plus tard sa première publication en pulp, dans Weird Tales, lui offre déjà l’occasion d’exposer sa conception du genre, et même sa philosophie (voir les lettres composant In Defence of Dagon, reprises en français dans Lettres d’Innsmouth : « cosmicisme », « indifférentisme » plutôt que « pessimisme » à proprement parler, matérialisme mécaniste, athéisme).

 

C’est par le « journalisme amateur », donc, que Lovecraft va rencontrer ceux qui deviendront ses admirateurs autant qu’amis. Et parmi eux, horreur glauque, une femme, Sonia. Juive d’origine russe et divorcée, tout pour plaire à notre conservateur vaguement « puritain », résolument raciste et antisémite (depuis longtemps, ça). Forcément (aha), ils se marient. Et Lovecraft de partir s’installer à New York, où il retrouve bon nombre de ses amis. Dans les premiers temps, c’est le paradis sur terre : cette fois, c’est sûr, Lovecraft n’a plus rien d’un reclus ; époux certes peu attentif, il passe son temps avec le « gang », à multiplier les réunions nocturnes et les promenades interminables. Tout va bien. Ou presque. Car Sonia perd son emploi, et Lovecraft n’en trouve pas (au cours de sa vie, il ne gagnera guère que ce que ses publications dans les pulps lui rapportent, c’est-à-dire franchement pas grand-chose, et, surtout, même si le montant est là aussi dérisoire, ce que lui rapportent ses travaux dits pudiquement « de révision », quand il s’agit parfois clairement de faire dans le « ghost writing », terme que Lovecraft devait apprécier, mais pour ma part – eh eh – je dirais plutôt « nègre »). Les tourtereaux, qui n’étaient sans doute pas aussi proches que les jeunes mariés traditionnels, s’éloignent de plus en plus. Et Lovecraft supporte de moins en moins New York ; c’est peu dire : il en vient à haïr littéralement cette nouvelle Babylone, incarnation du melting pot… Sonia part chercher du travail dans le Midwest, Lovecraft reste un temps… puis saisit la première occasion de retourner à Providence. Le divorce, un peu plus tard, ne sera qu’une formalité.

 

Et c’est alors que Lovecraft va commencer à écrire ses plus grands textes. Nouvelle étape fondamentale, asseyant une bonne fois pour toutes sa philosophie et dessinant les orientations de son œuvre ultérieure : « L’Appel de Cthulhu », bien sûr. Nouvelle dont on fait la pierre de touche du prétendu « Mythe de Cthulhu » (appellation derlethienne que Joshi tend à rejeter, acceptant tout au mieux de parler de « Mythe de Lovecraft » – voir Qu’est-ce que le Mythe de Cthulhu ?, par exemple)… Et les grands textes de s’enchaîner, dès lors (même si Joshi, donc, se montre parfois très réservé – voyez par exemple comment il massacre « L’Abomination de Dunwich »…). Des textes qui lui vaudront une certaine estime, mais ne lui ouvriront pas nécessairement les portes des pulps – Farnsworth Wright se montre plus qu’à son tour réticent, et les lecteurs de Weird Tales ne se montrent pas toujours convaincus, loin de là –, et encore moins celles de la publication en volume. Peu importe : Lovecraft, qui développe toute une esthétique à cet égard, écrit pour lui, na. Et il écrit des chefs-d’œuvre, de plus en plus singuliers.

 

Lovecraft ne fait pas qu’écrire, cependant : il n’est définitivement pas le « reclus de Providence » de la légende ; ainsi, il voyage énormément, quand bien même c’est souvent pour revenir aux mêmes endroits (comme Charleston, ou, trois fois, Québec – sa seule incursion en-dehors des États-Unis). Il rend visite à des amis, des amis lui rendent visite – même s’il ne rencontrera jamais, notamment, Clark Ashton Smith, Robert E. Howard et August Derleth. Il connaît la misère, mais se contente de peu, et on ne saurait voir en lui le dépressif de sa grande crise post-adolescente. Cordial, enjoué, profondément sympathique, il voit sa pensée évoluer, aussi – notamment sur le plan politique : séduit un temps par le fascisme, il développe sa propre idéologie, mêlant « socialisme modéré » (le conservateur républicain se rallie à Roosevelt et au New Deal) et net penchant pour l’aristocratie (mais certainement pas la ploutocratie).

 

Lovecraft meurt en 1937, d’un cancer, quasiment inconnu. Et ce n’est qu’après sa mort qu’il atteindra à la célébrité. Derleth, bien que n’étant pas l’exécuteur littéraire de Lovecraft, prend les choses en main, pour le meilleur et pour le pire : Joshi se montre (à bon droit) très sévère à son égard, notamment pour sa dénaturation de l’œuvre et de la philosophie lovecraftiennes, avec le « Mythe de Cthulhu » copyrighté et sa cohorte de tâcherons qui tentent de « faire du Lovecraft » à grands renforts de déités imprononçables et manichéennes et de livres maudits (phénomène déjà enclenché du vivant d’HPL, qui aimait bien emprunter et se faire emprunter, mais qui dégénère vite). Pourtant, j’ai quand même envie de célébrer en Derleth l’homme qui a fait connaître Lovecraft (Joshi semble penser que, sans l’intervention précipitée de Derleth, Lovecraft aurait pu connaître malgré tout la célébrité, et dans le mainstream, mais, personnellement, j’en doute) ; une sorte de Max Brod, quelque part (pourquoi pas ?). Quoi qu’il en soit, Lovecraft deviendra à titre posthume le géant que l’on sait ; et génèrera le culte dont je parlais au tout début, la boucle est bouclée.

 

Ce résumé fort succinct ne saurait bien évidemment remplacer la lecture de ce monstre d’érudition qu’est I Am Providence, et n’entend qu’en dresser les grandes lignes, telles que j’ai pu les ressentir (ce qui n’exclut pas des erreurs d’interprétation, donc). Mais sans doute fallait-il en passer par-là. Quoi qu’il en soit, I Am Providence est une biographie aussi passionnante que pointilleuse ; tout amateur de Lovecraft désireux de véritablement se renseigner sur son auteur de prédilection ne saurait faire l’impasse sur ce texte. Et ressentira peut-être, comme moi, cet étrange phénomène d’identification avec Lovecraft… Car la sympathie, dans tous les sens du terme, est une donnée fondamentale de la biographie de S.T. Joshi.

 

Je me suis pour ma part régalé à la lecture de ces deux gros volumes, même s’il m’en a coûté. Et, si vous aimez Lovecraft, je ne peux que vous engager à les lire à votre tour : c’est là une somme pour l’instant inégalée, fascinante et intelligente, un vrai modèle du genre.

Voir les commentaires

"The H.P. Lovecraft Dream Book", de H.P. Lovecraft

Publié le par Nébal

The-H.P.-Lovecraft-Dream-Book.jpg

 

 

LOVECRAFT (H.P.), The H.P. Lovecraft Dream Book, edited by S.T. Joshi, Will Murray & David E. Schultz, introduction by S.T. Joshi, West Warwick, Necronomicon Press, 1994, 42 p.

 

On commencera inévitablement ce compte rendu par un lieu commun : H.P. Lovecraft était, à l’instar de son alter ego Randolph Carter, un rêveur – ou si l’on préfère un « cauchemardeur » – d’une puissance exceptionnelle. Ce petit volume en témoigne assurément, qui compile divers extraits de lettres du Maître de Providence relatifs aux rêves, lettres adressées à divers correspondants (Rheinhart Kleiner, Maurice W. Moe, le GALLOMO, Frank Belknap Long, Donald Wandrei, Bernard Austin Dwyer, Robert Bloch, Clark Ashton Smith, J. Vernon Shea, Duane W. Rimel, R.H. Barlow, William Lumley, Virgil Finlay et Harry O. Fischer) de 1916 à 1937 (très peu de temps avant son décès, en fait…). On se gardera cependant, de même que les éditeurs, de se livrer à toute psychanalyse de comptoir (d’autant que l’interprétation des rêves freudienne m’a toujours laissé plutôt perplexe). Il s’agit donc de prendre ces extraits pour ce qu’ils sont : le témoignage d’une vie onirique particulièrement riche et étrangement précise.

 

Second lieu commun : les rêves de Lovecraft ont régulièrement inspiré ses fictions. Mais qu’on ne s’y trompe pas : il ne s’agit pas de parler ici des contes dunsaniens dits des « Contrées du Rêve », à quelques exceptions près (essentiellement « Polaris » et « Le Témoignage de Randolph Carter », lequel n’a d’ailleurs rien de dunsanien). Je me rallie ici à l’interprétation de S.T. Joshi, qui y voit plutôt des récits antédiluviens que des récits oniriques (tout en notant avec lui que « La Quête onirique de Kadath l’Inconnue » vient foutre le bordel dans cette construction, mais on aurait de toute façon sans doute tort de vouloir envisager l’œuvre lovecraftienne comme un tout cohérent).

 

Non, les rêves de Lovecraft ont imprégné l’ensemble de sa production fictionnelle. C’est ainsi que l’on trouvera ici, outre des rêves « non exploités » ou qui n’ont guère donné que des entrées dans le « Livre de raison », les sources de divers textes d’HPL : en dehors de l’évocation récurrente des « night-gaunts » de son enfance (les « maigres bêtes de la nuit », si je ne m’abuse, que l’on retrouve dans « La Quête onirique de Kadath l’Inconnue »), nous trouvons dans ces textes l’origine de « Polaris », « Le Témoignage de Randolph Carter », « L’Appel de Cthulhu » (même si ce n’est qu’un détail), « Nyarlathotep » (dont Lovecraft dit avoir entamé la rédaction alors qu’il n’était pas vraiment réveillé) et « Dans l’abîme du temps », ainsi que deux « fragments » publiés en leur temps (de manière posthume, bien sûr) comme étant des nouvelles à part entière (« The Thing in the Moonlight » et « The Evil Clergyman »), sans oublier le fameux et impressionnant « rêve romain », d’une longueur et d’une précision sans pareilles (à vrai dire un peu suspectes, pour le coup…), qui a été intégré par Frank Belknap Long dans son roman The Horror from the Hills (1931), et qui revient ici trois fois (occupant du coup une bonne partie de ce petit recueil).

 

Ces témoignages se lisent avec beaucoup de plaisir – presque, à vrai dire, comme les nouvelles « achevées », sans en avoir bien évidemment le style et la construction irréprochable. Mais cette (relative) spontanéité épistolaire a quelque chose de particulièrement séduisant, qui ne fait que confirmer l’intérêt de la correspondance de Lovecraft (et achève de me persuader qu’il faudra bien un jour que je mette la main sur les volumes des Selected Letters, hélas hors de prix…). Certains extraits constituent de véritables moments d’anthologie, parfois sur un mode horrifique, certes, mais pas toujours, ainsi qu’en témoigne la superbe lettre sur le chat « Old Man ». Ajoutons que ces lettres permettent de dresser un portrait de Lovecraft bien éloigné de la « légende noire » : l’humour du bonhomme ne saurait faire de doute, de même que sa cordialité ; on est bien loin de l’image du « reclus de Providence » engoncé dans son pessimisme et sa misanthropie…

 

Une lecture passionnante et édifiante, donc. Et j’aimerais bien faire des rêves ou cauchemars semblables, moi…

Voir les commentaires

"Le Visage Vert", n° 22

Publié le par Nébal

Le-Visage-Vert-22.jpg

 

 

Le Visage Vert, n° 22, Cadillon, Le Visage Vert, juin 2013, 191 p.

 

Le Visage Vert nouveau est là, il est beau, il sent bon le sable chaud (c’est de toute évidence l’accessoire indispensable de vos vacances). Plein de bonnes choses au programme de ce numéro 22, qui ne font que confirmer – j’aime assez à me répéter sur ce sujet – l’excellence de cette revue de littérature fantastique, décadente, etc. Du vieux (surtout) (comme d’hab’), mais aussi du neuf, de la fiction, du dossier, le tout abondamment illustré et de la plus belle manière… que demande le peuple ?

 

« LE RETRAIT DE LA LOI TAUBI… »

 

*SBAF*

 

Ta gueule, « le peuple ».

 

Abruti.

 

 

Pardon.

 

Parlons plutôt du contenu de ce numéro d’une qualité, non pas exceptionnelle, car la coutume est là, mais néanmoins remarquable. Et suivons l’ordre du sommaire, parce que bon, hein, bon, et puis c’est comme ça, voilà.

 

Tout commence donc avec Lucien Prévost-Paradol. Je connaissais très vaguement le personnage en tant que philosophe et homme politique libéral, mais ne savais pas qu’il s’était exercé – très rarement, ceci dit – à la fiction, a fortiori fantastique. Et pourtant, si. En témoigne « Mon ami Hermann », fable certes un peu « artificielle » et un tantinet plombée par un moralisme gros comme moi, mais pourtant des plus charmantes. Une assez jolie variation sur le double, critiquable, donc, mais qui constitue un amuse-gueule fort sympathique. Norbert Gaulard en profite pour livrer « La Double Vie de Prévost-Paradol », mêlant biographie et recension de critiques de ce texte, ce qui vaut le détour, ma foi (Allan Kardec, c’est quand même assez rigolo…).

 

La suite, c’est Gelett Burgess, avec « L’Extincteur à fantôme », nouvelle très amusante qui préfigure largement SOS Fantômes (si) : alors moi, je dis OUI ; ça se lit tout seul.

 

Non-fiction ensuite avec François Ducos et « Scotland Yard au pays d’Hoffmann », long article sur l’engouement teuton pour les fascicules populaires mettant en scène des enquêteurs du surnaturel, au long (très long) d’improbables aventures confinant au surréalisme tant le délire et le grotesque s’y donnent à cœur joie. C’est d’un mauvais goût réjouissant, les quelques résumés que nous confie l’auteur ne sont pas piqués des hannetons, et l’iconographie est tout simplement fabuleuse. Ach !

 

On change radicalement de registre, n’est-ce paaas, avec Camille Mauclair (qui s’est ainsi rappelé à mon bon souvenir, le sire Planchapain m’ayant en son temps longuement entretenu du critique d’art qui, euh, politiquement, euh, bon, voilà…) et sa nouvelle « L’Argonaute et la Sirène ». Las, ce fut en ce qui me concerne la déception de ce numéro – mais la seule, c’est toujours ça de pris : c’est que le bonhomme avait tout de même la plume sacrément lourde, pour le coup ; l’emphase et la préciosité exacerbées de ce conte symbolique n’ont guère suscité en moi que l’ennui… Bon, tant pis.

 

Pas grave. D’autant que la suite, c’est – joie ! joie ! – l’indispensable Michel Meurger, qui s’intéresse dans « Du côté des loups (I). Garous et meneurs de loups littéraires » au mythe du loup-garou (et à ce qui peut s’en rapprocher, comme les meneurs de loups – donc – ou les « sauvages », notamment, mais pas que, les enfants), tel qu’il s’est constitué depuis le Moyen Âge. Pas de fiction, ici – c’est pour le prochain épisode, j’imagine : avec son érudition coutumière (et toujours aussi bluffante), l’auteur recense cette fois écrits juridiques, démonologiques et savants d’une manière ou d’une autre, puis canards, traitant de la lycanthropie. C’est bien évidemment passionnant (et, à titre personnel – nostalgie… –, cela m’a ramené à mes études, quand j’avais hésité à orienter mes recherches sur les procès de lycanthropes ; j’aurais peut-être dû…).

 

On retourne ensuite à la fiction avec Romain Verger (j’arrête pas d’en parler, en ce moment ; ça va se voir, à force) et « Le Château ». De sa plume irréprochable, l’auteur évoque avec brio une douloureuse réminiscence enfantine (sur un mode qui m’a rappelé Forêts noires), où la nostalgie se teinte d’horreur pure et libératoire. Très bien.

 

Nostalgie et réminiscences enfantines toujours avec le texte suivant, probablement celui qui m’a le plus plu dans ce très bon numéro (c’est dire si c’est de la bonne), à savoir « La Peur. Souvenirs d’enfance », écrit et illustré par l’immense Rodolphe Töpffer, qui n’est donc pas « que » le fameux précurseur de la bande-dessinée. Une nouvelle absolument splendide, brillante évocation des traumatismes enfantins, qui a suscité énormément d’échos chez moi (notamment l’épisode de l’enterrement du grand-père…), mais je suppose que ce sera vrai pour tout le monde. La plume est simple et belle, le ton remarquablement juste, l’articulation avec les illustrations exemplaire… C’est tout simplement génial.

 

On finit sur une touche plus légère avec deux brefs pastiches holmésiens. Tout d’abord, « L’Affaire de l’étui à cigares. Par A. C---n D--le » de Bret Harte : un texte hilarant, où le célèbre détective Hemlock Jones est tourné en ridicule de la plus belle manière ; vraiment à mourir de rire. Bien plus, à mon sens, que la très courte « Une mystérieuse histoire de détective » de Stephen Leacock, qui n’est guère qu’une blagounette pas mal troussée, mais quand même très anecdotique.

 

Bilan plus que satisfaisant, donc, pour ce très bon numéro du Visage Vert, une revue que, décidément, je n’ai pas fini de vous conseiller. Mais comment font-ils ? Et comment parviendront-ils à faire aussi bien avec le numéro suivant ? Parce qu’ils le feront, c’est à peu près sûr. Balaises, tout de même…

Voir les commentaires

"Mater Terribilis", de Valerio Evangelisti

Publié le par Nébal

Mater-Terribilis.jpg

 

 

EVANGELISTI (Valerio), Mater Terribilis, [Mater Terribilis], traduit de l’italien par Jacques Barbéri, [s.l.], La Volte, [2002] 2013, 439 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 71 (pp. 94-95).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Mater Terribilis est le huitième roman consacré aux aventures de Nicolas Eymerich, et le deuxième inédit publié par La Volte après Le Château d’Eymerich. On y retrouve avec un plaisir non dissimulé notre anti-héros d’inquisiteur, confronté une nouvelle fois à des phénomènes pour le moins étranges, au long d’une intrigue complexe dont les ramifications temporelles, ainsi qu’il est d’usage dans la série, dépassent le seul XIVe siècle.

 

L’aventure se déploie en effet sur trois époques. En 1362, Nicolas Eymerich, qui souffre d’un menu différend avec le pape et les dominicains d’Aragon, qui l’ont déposé de sa charge, est amené à enquêter sur la disparition de deux inquisiteurs dans la région de Cahors, alors sous occupation anglaise. Accompagné de deux prêtres (larbins), il doit faire face à des manifestations nécessairement sataniques : brumes persistantes, nuées d’insectes géants, distorsions temporelles… et l’on ose même lui brandir sous le nez un apocryphe de saint Thomas d’Aquin supposé détenir la clef de la victoire des Français sur la perfide Albion !

 

Quelques décennies plus tard, au début du XVe siècle, la guerre de Cent Ans fait toujours rage. Et Valerio Evangelisti décide de s’attaquer à un gros morceau, puisqu’il intègre dans son univers rien de moins que l’odyssée de Jeanne d’Arc, depuis sa rencontre avec le « gentil Dauphin » jusqu’à sa fin tragique… le tout envisagé essentiellement à travers les yeux de son sulfureux compagnon Gilles de Rais.

 

Enfin, à notre époque et dans un futur proche, nous assistons, au travers de brefs « cauchemars », à la mise en place d’un intrigant instrument de contrôle des rêves ainsi qu’au conflit entre les néo-nazis de la RACHE et l’Euroforce, faisant s’opposer des créatures improbables, mosaïques zombies et super-soldats…

 

Bien entendu, ces trois trames n’en font en définitive qu’une. Cependant, si le lien est évident et bien justifié entre les deux parties médiévales, on peut trouver la partie contemporaine et futuriste quelque peu redondante, et à vrai dire guère convaincante. Ces « cauchemars » sont trop décousus pour véritablement captiver le lecteur, qui ne goûtera en outre pas nécessairement les quelques relents de complotisme et de technophobie qui en émanent, pas plus que la naïve, voire dangereuse, utopie cyberpunk qui en découle.

 

Non, l’intérêt est ailleurs, à l’époque de la guerre de Cent Ans, et réside dans la confrontation entre l’inquisiteur Nicolas Eymerich et la plus satanique des créatures : la femme. Tel est en effet le thème essentiel de Mater Terribilis (hélas passé à la moulinette d’une pseudo-psychanalyse jargonneuse, moins séduisante que les fumisteries théologiques d’alors) : le rapport du masculin au féminin, et la place de la femme dans l’ordre du monde. Et l’on avouera sans peine que l’idée d’opposer, par delà les années, Eymerich à Jeanne d’Arc a quelque chose de particulièrement séduisant…

 

Rien d’étonnant, dès lors, à ce que Valerio Evangelisti joue des archétypes (on ne peut d’ailleurs s’empêcher de penser ici à la psychosphère). Le problème, c’est qu’à pousser le bouchon trop loin, il en vient à sombrer dans la caricature. Bizarrement, Jeanne d’Arc et Gilles de Rais, à ce petit jeu, s’en tirent plutôt bien, ce dernier étant même probablement le personnage le plus charismatique de Mater Terribilis, tandis que la Pucelle d’Orléans, démystifiée, offre un joli cas clinique. Il en va tout autrement, hélas, de notre inquisiteur préféré… Mais pourquoi est-il si méchant ? Certes, c’est en bonne partie pour cela qu’on l’aime, mais on peut légitimement trouver, cette fois, que l’auteur en fait trop. Ce qui nuit en outre à la crédibilité de l’intrigue… C’est d’autant plus regrettable que Mater Terribilis ne manque pas d’ambition, évoquant à cet égard les plus belles réussites de la série, Le Mystère de l’inquisiteur Eymerich et Cherudek. Hélas, l’exécution n’est probablement pas à la hauteur du projet, et donne une triste impression de bâclage.

 

Certes, tout n’est pas à jeter dans ce huitième épisode – qui se lit malgré tout assez bien, ou du moins sans que l’ennui ne s’installe : Valerio Evangelisti est un brillant conteur, plein d’astuce, qui n’a à cet égard aucune leçon à recevoir. C’est déjà beaucoup, assurément. Mais on était en droit, eu égard à l’ambition affichée du roman, d’en attendre un peu plus qu’un simple divertissement pas trop mal ficelé, caricatural mais prenant ; quelque chose de plus stimulant, en somme, comme pouvaient l’être les meilleurs romans de la série. Aussi, c’est surtout d’un point de vue relatif que Mater Terribilis donne une impression d’échec : sans être un mauvais roman pour autant, il se montre frustrant, parfois même agaçant, et bien inférieur à ce que l’auteur avait pu livrer auparavant. Un Nicolas Eymerich plutôt faible, donc, qui ne convaincra totalement que les fans les plus acharnés de l’inquisiteur aragonais.

CITRIQ

Voir les commentaires

"American Gothic", de Xavier Mauméjean

Publié le par Nébal

American-Gothic.jpg

 

 

MAUMÉJEAN (Xavier), American Gothic, Paris, Alma, coll. Pabloïd, 2013, 407 p.

 

Ma chronique se trouve dans le Bifrost n° 71 (pp. 81-82).

 

Je vais tâcher de la rapatrier dès que possible… mais ça ne sera pas avant quelque temps.

 

En attendant, vos remarques, critiques et insultes sont les bienvenues, alors n’hésitez pas à m’en faire part…

 

EDIT : Hop :

 

Si l’on en croit Xavier Mauméjean – ou bien le traducteur François Parisot, responsable de cette compilation de documents (à ce qu’il semblerait, tout du moins), ou encore Jack Sawyer, qui fait figure de spécialiste depuis un singulier mémoire étudiant –, l’imaginaire enfantin américain repose pour l’essentiel sur deux œuvres : Le Magicien d’Oz, bien sûr, mais aussi, et de manière à la fois plus insidieuse et plus profonde, Ma Mère l’Oie de Daryl Leyland, épatant recueil de contes, comptines et légendes urbaines paru à la veille de la Seconde Guerre mondiale.

 

Or, si Le Magicien d’Oz a connu les adaptations cinématographiques que l’on sait, il n’en est pas allé de même pour le chef-d’œuvre de Leyland illustré par son ami Van Doren. Il y eut pourtant un projet, soumis à Jack L. Warner, désireux de supplanter Disney. Et c’est justement la raison pour laquelle, maccarthysme oblige, la Warner embauche Jack Sawyer afin d’enquêter sur le mystérieux Daryl Leyland et, au besoin, de « nettoyer » sa biographie. American Gothic est donc l’occasion de dresser un portrait de l’auteur de Ma Mère l’Oie – et, en creux, de Jack Sawyer, voire de François Parisot, ainsi que d’autres figures gravitant autour de ce projet d’adaptation cinématographique ou de la vie et de l’œuvre de Daryl Leyland. Et de comprendre enfin pourquoi il n’y eut pas de film… même si, autant le dire de suite, cette dimension-là relève quelque peu du McGuffin.

 

American Gothic – le titre fait bien entendu référence au célèbre tableau, mais ses connotations sont plus vastes – est assurément un roman qui ne manque pas d’ambition. Sixième titre de la collection « Pabloïd » des éditions Alma, qui énumère huit « emblèmes » selon Picasso via Malraux, il a pour thème la souffrance. Traitée, donc, à travers le prisme des contes de fée. Et quoi de plus innocent qu’un conte ? Bien des choses, sans doute, ainsi qu’on le sait depuis fort longtemps… Et Ma Mère l’Oie ne déroge pas à la règle, compilation, teintée de sadisme, de faits-divers atroces abondant en maltraitances enfantines pouvant aller jusqu’à la torture ou l’homicide.

 

Il faut dire que le livre de Daryl Leyland reflète à bien des égards – et sans grande surprise – la biographie pour le moins tourmentée de son auteur, enfant plus ou moins abandonné, passé par les institutions les plus glauques de l’Amérique d’antan. Aussi l’étude de sa vie et de son œuvre – biaisée, forcément, puisque passant par le regard de Jack Sawyer, puis de François Parisot – débouche-t-elle sur une peinture sans concessions des États-Unis d’alors – et probablement d’aujourd’hui. Le Melting-Pot rêvé des immigrants se transcende ainsi en cauchemar, de la misère économique à l’oppression politique, en passant par la guerre (la Première Guerre mondiale pour Leyland, la Seconde pour Sawyer, la Corée pour Parisot). Ma Mère l’Oie se fait ainsi le creuset d’un imaginaire sombre, d’un « gothique américain », symptomatique d’un pays en construction mythique, qui se cherche et se fabrique une histoire qui lui soit propre.

 

La multiplicité des voix et documents – plus qu’à leur tour contradictoires – permet d’approfondir cette analyse. Ces portraits incomplets et sujets à caution, ces morceaux choisis, ces exégèses érudites mêlées de tranches de vie, dessinent ainsi une Amérique onirique, celle d’Hollywood et des gangsters de Chicago, faite de rêves et de violences, et riche en traumatismes plus ou moins avoués. Une Amérique pathologique – et donc authentique ? –, vécue de l’intérieur et observée – disséquée – d’une manière faussement neutre par des lecteurs s’appropriant leur lecture – jolie mise en abyme.

 

Irréprochable sur la forme comme sur le fond, tant les deux sont imbriqués à s’étouffer et d’un à-propos indéniable, American Gothic se dévore comme un page-turner sans pour autant prendre le lecteur par la main, mais au contraire en l’incitant à s’interroger sur son propre regard.

 

En s’éloignant un tantinet de l’imaginaire, qui n’est plus traité ici que par la bande, devenant sujet et non méthode, Xavier Mauméjean signe probablement son roman le plus abouti et le plus convaincant (on ne peut s’empêcher à cet égard de le placer dans la lignée de Lilliputia, mais avec davantage de réussite). C’est dire si l’on recommandera chaudement cet American Gothic d’excellente facture, aussi intelligent que passionnant, à dévorer sans modération.

CITRIQ

Voir les commentaires

"The Chronology Out of Time", de Peter Cannon

Publié le par Nébal

The-Chronology-Out-of-Time.jpg

 

 

CANNON (Peter), The Chronology Out of Time : Dates in the Fiction of H.P. Lovecraft, West Warwick, Necronomicon Press, 1986, 33 p.

 

Tout est dans le titre, ou presque : dans ce tout petit fascicule édité par Necronomicon Press, Peter Cannon entreprend de lister toutes les dates précises données par Lovecraft dans ses œuvres de fiction (sélection d’ailleurs relativement arbitraire, puisqu’on y trouve, en sus des textes purement lovecraftiens, quelques « révisions », mais pas toutes).

 

On peut certes douter de la pertinence d’une telle entreprise, notamment en ce que le corpus lovecraftien, et ce malgré les affirmations du principal intéressé et la construction plus ou moins légitime du « Mythe de Cthulhu » par Derleth, n’a probablement pas l’unité de, disons, l’œuvre d’un Tolkien, pour laquelle ce travail coule de source. Mais on avouera que c’est tout de même amusant, et assez tentant (votre serviteur serait bien le dernier à prétendre le contraire, lui qui a tendance à faire des chronologies partout).

 

Cela dit, il n’y a sans doute que peu d’enseignements à tirer de cette Chronology Out of Time (référence, bien sûr, à « The Shadow Out of Time », c’est-à-dire « Dans l’abîme du temps » de par chez nous).

 

Notons déjà, cependant, qu’elle se limite à l’ère lovecraftienne « moderne », débutant – de manière passablement arbitraire là aussi – avec Abdul Alhazred, aux alentours de l’an 700 ; tant pis pour les très nombreuses allusions de Lovecraft à un passé antédiluvien, que ce soit dans ses textes les plus « réalistes » ou dans ses fictions dites « dunsaniennes » (voir Les Contrées du Rêve ; mais S.T. Joshi, dans I Am Providence, se montre très critique quant au caractère censément « onirique » de ces récits, et sans doute à bon droit), mais il est vrai que leur nature floue ne facilite pas les choses.

 

On pourra relever, par contre, l’importance relative de certaines époques : ainsi, on pourra constater sans véritable surprise le goût de Lovecraft pour le XVIIIe siècle et son rejet de l’époque victorienne avec tout ce qu’elle implique ; on s’accordera également à conférer une place significative à la chute de la météorite de « La Couleur tombée du ciel », inaugurant véritablement l’ère « contemporaine » de Lovecraft ; on notera l’importance du printemps et de l’été dans la fiction lovecraftienne (peut-être à mettre en rapport avec ses voyages, se situant généralement à cette période ?) ; enfin, et sans grande surprise là aussi, on qualifiera avec Fritz Leiber l’année 1928 de « grande année » lovecraftienne, tant les événements qui s’y produisent sont nombreux et significatifs – rien d’étonnant à ce qu’elle soit le point de départ par défaut du jeu de rôle L’Appel de Cthulhu, et plus particulièrement le mois de septembre (voir notamment les deux histoires parallèles que sont « L’Abomination de Dunwich » et « Celui qui chuchotait dans les ténèbres », mais on peut rajouter à cette liste, par exemple, « La Maison de la sorcière », ou encore le point culminant de « L’Affaire Charles Dexter Ward », texte par ailleurs très riche en dates).

 

Pas grand-chose de plus à dire… On peut donc douter de la pertinence de ce petit ouvrage, mais il est assurément amusant, et pourra se révéler utile aux exégètes les plus maniaques, et peut-être davantage encore aux rôlistes désireux d’ancrer leurs scénarios en plein dans l’univers lovecraftien.

Voir les commentaires

"Atomik Aztex", de Sesshu Foster

Publié le par Nébal

Atomik-Aztex.jpg

 

 

FOSTER (Sesshu), Atomik Aztex, [Atomik Aztex], traduit de l’anglais (États-Unis) par Brice Matthieussent, Albi, Passage du Nord-Ouest, [2005] 2013, 285 p.

 

Les amis de Nébal sont indéniablement kools, mais aussi sadiques. Ils ont ainsi profité de mon anniversaire pour m’offrir Atomik Aztex, roman bizarre du pouète amérikain Sesshu Foster merveilleusement traduit par Brice Matthieussent (qui a dû se prendre de vilaines suées au passage, saluons-le). Et je les en remercie, parce que ce livre est effectivement excellent ; mais, mazette, il fut aussi d’une lecture éprouvante malgré sa relative brièveté ; et en plus, maintenant, il faut que je trouve komment en parler, et ça s’annonce pas facile.

 

C’est, en effet, qu’il n’y a pas vraiment de trame dans Atomik Aztex. Autant le dire de suite : ce roman échappe largement à la kompréhension, et, si le lekteur l’apprécie, c’est sans doute à un pur niveau émotionnel et esthétique. Parce que c’est divinement ékrit, c’est souvent drôle, c’est assez unique, et toutes ces sortes de choses.

 

 

Bon, essayons quand même d’en dire quelques mots.

 

Atomik Aztex suit (très vaguement) deux fils narratifs (enkore que ce soit peut-être un peu gonflé que de les qualifier ainsi, d’autant que l’on passe sans cesse de l’un à l’autre, en plein milieu d’un paragraphe, comme ça, pof).

 

Dans la ville de Vernon, pas loin de Los Angeles, nous avons donk un narrateur qui travaille dans un abattoir Farmer John, à dépecer du kochon toute la journée pour faire des hot-dogs. Un peu paumé, un peu dépressif, ledit narrateur mène ainsi une vie de merde dans un kadre de merde. Le contremaître Max est toujours derrière lui, à chercher tous les moyens possibles de le virer ; et il n’arrange sans doute pas les choses quand il accepte l’offre de Tina la Kommuniste, qui l’incite à faire signer des pétitions aux travailleurs en faveur de son syndikat pour une élection à venir.

 

Mais non, ceci n’est pas la Réalité. La Réalité, elle est ailleurs, dans une maison obscurément.

 

Voilà : les Aztèkes, qui ont toujours été les plus kools, ont vaincu les stupides Europiens qui ont voulu les envahir il y a de ça quelques sièkles. Les Espagnols ont été asservis, et l’Empire Socialiste et Teknospirituel Aztèke domine. Huitzilopochtli ! À Teknotitlan, les sakrifices humains continuent pour la plus grande gloire des dieux aztèkes, et c’est très bien comme ça. En tout cas, notre narrateur – Zenzontli, Gardien de la Maison Obscure (plus en raison de son ascendance prestigieuse qu’en fonktion de ses qualités propres) – trouve ça kool (bien plus, à titre d’exemple pris totalement au hasard, que de massacrer des cochons pour les konsommateurs amérikains). Mais tous les Aztèkes ne trouvent pas forcément Zenzontli kool. On cherche à se débarrasser de lui par tous les moyens, et on trouve bon, finalement, de l’envoyer à la reskousse des Soviétiques qui se fritent contre les nazis à Stalingrad. Les guerriers aztèkes vont donc participer à l’union socialiste contre les barbares europiens fascistes. Bonne occasion de kapturer du Teuton pour des sacrifices de bon aloi. Et voilà donc la Réalité.

 

Ou pas.

 

Difficile à dire, en fait. Les deux narrateurs sont-ils un seul et même Zenzontli ? Quelle vision est l’hallucination de l’autre ? Lequel est fou ? Les deux, peut-être ? Et si c’était vrai (© Marc Levy) ? Si la Réalité c’était ces deux mondes parallèles ? Celui qu’on connaît et celui qu’on qualifiera d’uchronique ?

 

Ça en fait, des questions. Et ça tombe bien : je n’ai pas les réponses. Pas dit non plus que Sesshu Foster les ait. Pas dit que ça ait la moindre importance, en fait. Ce qui importe, c’est qu’Atomik Aztex, Roman Barge S’il En Est, c’est karrément très très kool. Surtout parce que c’est magnifiquement écrit, donc. Et souvent très drôle (surtout dans les délires mi-parano mi-mégalo du Zenzontli aztèke, l’Amérikain étant plus kalme, voire mélancolique).

 

Kool, donc. Excellent, disons-le. Mais aussi épuisant, et d’une lekture un peu rude. C’est que la plume de Sesshu Foster n’est pas exaktement facile à suivre : phrases interminables composant des paragraphes interminables (pouvant atteindre quatre ou cinq pages facile), digressions perpétuelles, changements de narration impromptus, on passe sans cesse du coq à l’âne (qui prend cher, le pauvre). Ce qui n’aide guère à la kompréhension, donc, mais tant pis ; ce qui est tout de même parfois un tantinet douloureux, il faut le rekonnaître (en tout cas pour votre serviteur).

 

Atomik Aztex est donc un roman qui se mérite. Mais le jeu en vaut sakrément la chandelle. On se régale à la lecture de cette bizarrerie, on a envie de multiplier les citations tant c’est bon, et on apprécie le kôté foisonnant de la chose. D’ailleurs, une fois n’est pas koutume, c’est de nouveau chez un éditeur « de littérature générale » qu’on peut se régaler de ce qu’on peut sans trop d’hésitation qualifier d’excellente science-fiktion ; jugez-en à ce passage (ben oui, je ne peux pas me retenir de faire une citation – un paragraphe relativement kourt, ceci dit) :

 

« En 1492, Christophe Colomb a traversé l'océan bleu et découvert un Nouveau Monde que je connais & vous aussi. Vous lisez sans doute ces lignes dans un avenir lointain, un Futur inaccessible, un Âge de l'Espace inconnu, par exemple le 10 avril 1968 à Memphis, Tennessee, vous connaissez déjà tout ça. Pour vous, c'est de l'histoire ancienne. Vous avez sans doute l'habitude de prendre une fusée pour partir en vacances sur Mars & à Cancun, sans doute que pour satisfaire les besoins alimentaires de votre corps vous prenez tous les jours un petit comprimé blanc, et vous mangez seulement des aliments solides pour maintenir en forme votre système digestif, et éviter que votre trou du cul ne se ratatine et ne s'obture complètement – les êtres humains de l'avenir risqueraient de gonfler comme des ballons de merde & d'exploser – dans ce Futur vous n'avez probablement aucune idée de ce que sont la guerre & la maladie, même si vous avez lu des livres sur les maladies, et puis les livres eux-mêmes sont sans doute obsolètes, plus personne ne lit, les gens du Futur ont toutes les infos nécessaires pluguées directement dans le cerveau grâce à un câble, sans doute que dans votre monde de l'avenir on a découvert des trucs stupéfiants, comme les empreintes digitales ADN, les crayons de pénicilline, le free jazz & le jazz fusion, les magnétophones huit pistes, la porno vallée de San Fernando, j'arrive même pas à imaginer tous les trucs kool qu'on va découvrir dans le Futur, comme par exemple éliminer les barjots & les remplacer par des répliques exactes de ces cinglés, mais kool, peut-être qu'on va aussi inventer des transplantations d'organes pour que les gens puissent se faire greffer les organes vitaux de prisonniers exécutés dans des endroits comme la Chine & l'Indonésie, ou importés par un gars qui se gare devant la cabane d'un ranchito de la banlieue de Juarez pour livrer une glacière fermée avec du ruban adhésif professionnel, en échange de ce qui est sans doute l'équivalent actuel de 150 dollars, qui sait, je veux dire que dans votre univers la pauvreté et la faim ont sans doute disparu, si bien que tout le monde devient gros et gras, tout le monde peut s'offrir un énorme cul en un rien de temps, et tout le monde s'habille en costume de cosmonaute comme Miles Davis dernière période, et à force de Perceptions Extra-Sensorielles, de télépathie ou de chips saveur barbecue tout le monde aura l'air azimuté, les Gros Cerveaux feront enfler les crânes humains, les idées complexes viendront de la Science & de la Teknologie via Internet, vous ne pourrez plus mettre votre chapeau car votre tête grossira chaque jour un peu plus. Vous pratiquerez la sexualité mentale, ce sera tout dans le ciboulot, oeil-gasme inclus. Vous utiliserez sans doute une kyrielle de bains d'yeux, de bains de bouche, de lavages de cerveau. Qu'aura-t-on inventé de votre Vivant ? Impossible d'imaginer une chose pareille. Sans doute qu'on inventera une machine capable de croiser un homme avec une mouche, un monstre à tête de mouche, aux mandibules tranchants comme des rasoirs en guise de mains, qui se baladera et terrorisera les gens dans les banlieues obscures de solitude noire & blanche, et une mouche à la tronche de Vincent Price se fait piéger dans une toile d'araignée mortelle au beau milieu d'une roseraie, devant la maison de Luther Burbank à Santa Rose, Californie, elle hurle d'une voix minuscule que personne ne peut entendre, mais c'est juste une supposition de ma part. Je ne sais pas d'où pourrait venir une idée pareille. Tokyo sera peut-être détruite par des OVNIs, des chupacabras, Godzilla, une folle envie de nouilles ramen. Tout sera possible dans le Futur. Voilà pourquoi, je le sais, aucun fait de l'Histoire que je vais vous raconter ne saurait vous surprendre. Parce qu'en un sens, tous ces événements ont beau faire partie de mon avenir, pour vous ils se situent tous dans le Passé. »

 

‘tain, qu’est ce que c’est kool, tout de même !

 

Et puis, tant qu’on y est, on ne manquera pas de noter que tout cela fait très fortement penser à Philip K. Dick (j’ai relevé au moins deux allusions directes) ; pas seulement pour l’uchronie avec des vrais morceaux de nazis dedans, mais plus généralement pour l’ambiance de folie psychotrope et hallucinée du roman, et bien évidemment le questionnement de la Réalité sous-jacent.

 

Alors merci les amis, vous m’avez fait un très beau kadeau ; et vous, ô lekteurs, je vous enkourage fortement à lire cette merveille : ça vous demandera peut-être du sang, de la sueur et des larmes, mais vous en sortirez conquis (comme les Aztèkes ne l’ont pas été).

CITRIQ

Voir les commentaires