"L'Employé", de Guillermo Saccomanno
SACCOMANNO (Guillermo), L’Employé, [El Oficinista], traduit de l’espagnol (Argentine) par Michèle Guillemont, préface de Rodrigo Fresán, Paris, Asphalte, coll. Fictions, [2010] 2012, 169 p.
La dernière publication des gens bien d’Asphalte (sous une nouvelle maquette ; juste histoire de faire chier, je vais confesser préférer l’ancienne) (eh eh) continue, en toute logique, d’explorer l’imaginaire urbain, versant plus noir tu meurs. Mais, une fois n’est pas coutume, c’est cette fois dans un cadre qu’on aurait envie de qualifier de « dystopique », tout en notant que le futur indéterminé de Guillermo Saccomanno fait surtout penser à un aujourd’hui en à peine pire. Cela dit, il ne fait effectivement pas bon vivre dans la métropole sud-américaine anonyme de L’Employé (qu’on supposera être Buenos Aires, mais bon). La ville est en proie à l’autoritarisme militaire, voire au totalitarisme – il est vrai que l’Argentine est passée par là il n’y a pas si longtemps… –, symbolisé par la surveillance omniprésente des hélicoptères de la sécurité ; y répond une contestation parfois pacifiste (mais sévèrement réprimée comme de juste), sombrant toutefois volontiers dans le terrorisme le plus aveugle ; dans les rues où les éboueurs ramassent les cadavres au petit matin, errent hordes de chiens clonés et bandes de jeunes sans avenir portés sur l’agression gratuite. Tout ça n’est pas très glop…
La ville, personnage central, est anonyme, donc. Elle n’est pas la seule. En fait, dans L’Employé, on ne trouvera pas un seul nom propre : les personnages, très russes à bien des égards, comme ceux que vénère le collègue du « héros », sont réduits à leur fonction, leur rapport à l’autre, ou, au mieux, à un sobriquet dérisoire. Il y a l’employé (donc), le collègue, le chef, la secrétaire, l’épouse, les enfants (dont un seul est singularisé, « Petit Vieux » l’albinos fragile)… Procédé qui contribue à la généralisation du propos, et favorise sans doute l’identification avec l’employé, malgré ses bassesses (on y reviendra). Tout cela est en outre très kafkaïen, ce que l’auteur reconnaît volontiers.
L’employé, réduit à cette seule fonction, reste tard au bureau ; il est souvent le dernier à partir, au cœur de la nuit. Mais ce n’est pas la conscience professionnelle qui l’incite véritablement à faire du zèle, d’autant qu’il sait que, quoi qu’il fasse, le couperet du licenciement peut tomber du jour au lendemain (ceci est évidemment de la science-fiction). Ses heures supplémentaires se justifient davantage par sa crainte de retourner au « foyer », si tant est qu’on puisse appeler ainsi le taudis où végètent son horrible et brutale épouse et leurs gosses élevés à la baffe, répugnants obèses indifférenciés (sauf le frêle « Petit Vieux », donc). L’employé est un perdant, un raté, qui est passé à côté de sa vie ; bouffé par l’aigreur, conscient de son aliénation mais évidemment impuissant, il ronge son frein en multipliant les fantasmes homicides.
Mais, une nuit, il découvre qu’une autre personne est restée au bureau : la secrétaire, qui est nécessairement jolie, et, tout aussi nécessairement, écarte les cuisses pour le chef. Chevaleresque, l’employé argue des dangers de la nuit pour raccompagner la belle chez elle ; un adultère plus tard, il est persuadé d’être amoureux, et veut croire, le con, que cet amour est partagé. Et voilà qui nous fournit la trame – pour le moins légère – du roman de Guillermo Saccomanno.
L’employé, accablé de tant de malheurs, suscite inévitablement notre compassion, sans que le roman ne joue sur le pathos pour autant, et on s’y identifie volontiers. Il n’a pourtant rien d’un héros ; c’est même, autant le dire, une petite merde. Pas seulement un loser, mais aussi un type tellement aigri qu’il n’en est guère sympathique, et fondamentalement lâche. Dans sa relation au collègue, qu’il suppose longtemps homosexuel parce qu’il semble tenir un journal intime, il est ignoble. Aussi se fond-il dans la masse ; il n’a rien du classique héros de la dystopie qui découvre progressivement l’horreur du système et se met à lutter contre celui-ci, même si le combat est perdu d’avance. Non, l’employé s’écrase et joue le jeu ; il rêve parfois de massacres, mais à son échelle mesquine ; et il ne rechigne pas lui-même à la bassesse. En bon Joseph K. qui accepte en définitive son sort – à vrai dire, il ne se pose guère la question –, l’employé fait contre mauvaise fortune mauvais cœur. Il veut certes croire en une sorte d’amour rédempteur, l’imbécile, un amour qui mettrait un peu de rose dans le grisâtre du quotidien et le noir d’encre de la nuit ; mais ce n’est pas l’amour subversif de Nous autres, 1984 ou de Brazil : il s’inscrit à vrai dire dans le système, et se montre d’autant plus jaloux qu’il n’est pas partagé. Pauvre type…
L’Employé produit indéniablement son petit effet, et ce n’est pas vraiment le bouquin idéal pour se remonter le moral (surtout, j’imagine, après une journée de bureau, mais ceci relève déjà pour moi du fantasme…). Bien aidé en cela par son style lapidaire – chapitres très courts, phrases très courtes – et adroitement morne – notamment du fait de l’absence de dialogues et de points d’interrogation ou d’exclamation, ce qui exprime une certaine lassitude très prégnante –, le roman de Guillermo Saccomanno, qui se lit très vite, frappe au cœur avec une adresse incontestable. L’horreur de ce futur anonyme, sa noirceur déshumanisée – ou trop humaine ? –, le sentiment général d’aliénation, le lecteur ressent tout cela avec force. L’empathie et le dégoût alternent – voire se renforcent mutuellement –, et le sentiment d’identification est donc très fort.
Pourtant, à l’arrivée, même si je suis certain d’avoir lu un bon bouquin, je dois m’avouer un peu déçu… C’est que tout cela m’a tout de même paru passablement convenu, voire rebattu ; on ne peut pas dire que L’Employé brille spécialement par l’originalité de son propos… Et, à travers les « pensées » (faut le dire vite) de son « héros », il sombre parfois dans une philosophie de comptoir un tantinet agaçante, même s’il n’y a pour autant rien de rédhibitoire.
Le truc, c’est que, sans trop savoir pourquoi, j’attendais beaucoup de cette nouvelle production asphaltienne ; et la brillante préface de Rodrigo Fresán en a rajouté une couche, en survendant quelque peu la chose, et en se livrant à un vigoureux et réjouissant éloge de la SF – enfin, d’une certaine SF… –, multipliant les allusions à des auteurs aussi passionnants que Dick (surtout), Ballard ou Vonnegut (et les habitués de ce blog savent la passion que je voue à ces trois écrivains). C’est tout de même un peu grossir le trait, et L’Employé, sans être mauvais pour autant, ne me faites pas dire ce que je n’ai pas dit, ne me semble pas à même de soutenir la comparaison avec l’œuvre de ces géants. Il a hélas quelque chose d’un peu trop anodin pour ça.
Efficace, oui ; adroit, sans doute ; bon, je ne prétendrai pas le contraire. Mais loin d’être indispensable. Je ne regrette pas ma lecture, mais sais d’ores et déjà que je ne vais pas en conserver grand-chose très longtemps… et c’est tout de même un peu dommage. Alors à vous de voir.